Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Fabliau

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FABLIAU, Nous n’entreprendrons pas ici d’expliquer comment et à quelle époque les apologues venus de l’Orient et de la Grèce pénétrèrent dans la poésie du moyen âge, d’autant qu’il existe sur ce sujet des travaux fort bien faits[1] ; nous constaterons seulement que vers le commencement du XIIe siècle, on trouve sur les édifices religieux et civils des représentations sculptées de quelques apologues attribués à Ésope, et qui dès cette époque étaient fort populaires en France. Alexandre Neckam, dont la naissance paraît remonter à l’année 1157, et qui apprit et enseigna les lettres à Paris, fit un recueil de fables intitulé Novus AESOPUS, dans lequel nous retrouvons en effet beaucoup de fables d’Ésope remises en latin, à l’usage des écoles[2]. Neckam ne fit probablement que donner une forme littéraire, appropriée au goût de son temps, à des apologues connus de tous et reproduits maintes fois en sculpture et en peinture. Le premier apologue de ce recueil est intitulé : De Lupo et Grue. Et, en effet, cette fable est une de celles que nous trouvons sculptées le plus fréquemment dans des édifices du XIIe siècle et du commencement du XIIIe.

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Sur le portail de la cathédrale d’Autun, 1130 à 1140, il existe un chapiteau qui reproduit cet apologue si connu (1). Mais c’est à partir du XIIIe que la sculpture et la peinture prirent souvent des fabliaux comme sujets secondaires sur les portails des églises, principalement des cathédrales et sur les édifices civils ; les artistes en ornèrent les chapiteaux, les culs-de-lampes, les panneaux. Au XVe siècle les fabliaux, singulièrement nombreux, presque tous satiriques, inventés ou arrangés par les trouvères-jongleurs des XIIIe et XIVe siècles, fournirent aux arts plastiques un recueil inépuisable de sujets que nous voyons reproduits sur la pierre, sur le bois, dans le lieu saint comme dans la maison du bourgeois. Il y a quinze ans, un auteur versé dans la connaissance de notre vieille poésie française écrivait ceci[3] : « Pour ne parler que des trouvères, auteurs de fabliaux, on leur reproche surtout le cynisme avec lequel ils traitaient les choses les plus respectables, les ecclésiastiques et les femmes. Mais n’oublions pas qu’il n’y avait alors ni presse, ni tribune, ni théâtre. Il existait pourtant, comme toujours il en existera, force ridicules et abus. La société est malheureusement ainsi faite, qu’il faut une sorte d’évent, d’exutoire, au mécontentement populaire ; les trouvères-jongleurs, moqueurs et satiriques, étaient une nécessité, un besoin de cette société malade et corrompue. Leurs satires trop vives, mêmes grossières souvent pour nos oreilles délicates, ne paraissaient pas telles à leurs contemporains, puisque le sage et chaste roi saint Louis écoutait ces satires, s’en amusait et récompensait leurs auteurs : témoin, Rutebeuf, l’un des moins retenus de ces vieux poëtes. Et, d’ailleurs, ces satires contre les moines, par exemple, étaient-elles si peu motivées ? Qui ne comprendrait, au contraire, la colère qu’expriment tous les écrivains du XIIe et du XIIIe siècle, qui voyaient leurs propres seigneurs, les rois mêmes de leur pays, quitter la patrie, abandonner leurs États et leur famille, s’exposer à toutes les fatigues, les hasards, les dangers, pour la cause d’une religion dont les ministres, héritiers de la fortune et des terres des croisés, vivaient en France au milieu de l’abondance, du luxe, et souvent de la débauche ? Et, de nos jours, n’avons-nous pas vu faire bien pis que des contes pour réprimer des abus moins criants que ceux-là ? » Les fabliaux appartiennent à notre pays. Nulle part en Europe, aux XIIe et XIIIe siècles, on ne faisait de ces contes, de ces lais, de ces romans, vifs, nets, caustiques, légers dans la forme, profonds par l’observation du cœur humain. L’Allemagne écrivait les Niebelungen, sorte de poëme héroïque et sentimental où les personnages parlent et agissent en dehors du domaine de la réalité. L’Italie penchait vers la poésie tragique et mystique dont le Dante est resté la plus complète expression. L’Espagne récitait le Romancero, énergique par la pensée, concis dans la forme, où la raillerie est amère, envenimée, respirant la vengeance patiente, où les sentiments les plus tendres conservent l’âpreté d’un fruit sauvage. Ce peuple de France, tempéré comme son climat, seul au milieu du moyen âge tout plein de massacres, de misères, d’abus, de luttes, conserve sa bonne humeur : il mord sans blesser, il corrige sans pédantisme ; le cothurne tragique provoque son sourire ; la satire amère lui semble triste. Il conte, il raille, mais il apporte dans le tour léger de ses fables, de ses romans, de ses chansons de gestes, cet esprit positif, cette logique inflexible que nous lui voyons développer dans les arts plastiques ; il semble tout effleurer, mais si légère que soit son empreinte, elle est ineffaçable. Pour comprendre les arts du moyen âge en France, il faut connaître les œuvres littéraires de nos trouvères des XIIe et XIIIe siècles, dont Rabelais et La Fontaine ont été les derniers descendants. Faire songer en se jouant, sonder les replis du cœur humain les plus cachés et les plus délicats dans une phrase, les dévoiler par un geste, en laissant l’esprit deviner ce qu’on ne dit pas ou ce qu’on ne montre pas, c’est là tout le talent de nos vieux auteurs et de nos vieux artistes si mal connus. Quoi de plus fin que ce prologue du roman du Renard ? En quelques vers l’auteur nous montre le tour de son esprit, disposé à se moquer un peu de tout le monde, avec un fond d’observation très-juste et de philosophie pratique.

Dieu chasse Adam et Ève du paradis terrestre.

« Pitiez l’emprist, si lor dona
Une verge, si lor mostra
Quant il de riens mestier auroient,
De ceste verge en mer ferroient.
Adam tint la verge en sa main,
En mer feri devant Evain :
Sitost con en la mer feri,

Une brebiz fors en sailli.
Lors dist Adam, dame prenez
Ceste brebiz, si la gardez ;
Tant nos donra let et fromage,
Assez i aurons compenage.
Evain en son cuer porpensoit
Que s’ele encore une en avoit,
Plus belle estroit la conpaignie.
Ele a la verge tost saisie,
En la mer feri roidement :
Un Leus (loup) en saut, la brebis prent,
Grant aléure et granz galos
S’en va li Leus fuiant au bos.
Quant Ève vit qu’ele a perdue
Sa brebiz, s’ele n’a aïue,
Bret et crie forment, ha ! ha !
Adam la verge reprise a,
En la mer fiert par mautalent,
Un chien en saut hastivement. »

C’est leste, vif, comme une fable de La Fontaine : le Créateur qui prend en pitié ceux qu’il vient de punir, la bonhomie d’Adam qui remet la brebis à sa ménagère, l’indiscrète ambition d’Ève, l’intervention de l’homme qui rétablit le bon ordre par un nouvel effort, des actes qui dénotent les pensées, pas de discours, pas de reproches ; c’est le monde qui marche tant bien que mal, mais qui va toujours, et des spectateurs qui regardent, observent et rient. Pour naïf ce ne l’est pas, ce ne l’est jamais ; ne demandez pas à nos trouvères ces développements de la passion violente, la passion les fait sourire comme tout ce qui est exagéré ; s’ils ont un sentiment tendre à exprimer, ils le font en deux mots ; ils ont la pudeur du cœur s’ils n’ont pas toujours la parole châtiée. Jamais dans les situations les plus tragiques les personnages ne se répandent en longs discours. N’est-ce point là une observation très-vraie des sentiments humains ?

Quand le seigneur de Fayel a fait manger le cœur du châtelain de Coucy à sa femme, il se contente de lui dire en lui montrant la lettre qu’envoyait le chevalier à son amie :

« Connoissés-vous ces armes-cy ?
C’est d’ou chastelain de Coucy.
En sa main la lettre li baille,
Et li dit : Dame, créés sans faille
Que vous son cuer mengié avés. »

La dame se répand-elle en imprécations, tord-elle ses bras, fait-elle de longs discours, exprime-t-elle son horreur par des exclamations ? L’auteur nous dit-il qu’elle devient livide, qu’elle reste sans voix, ou ne peut articuler que des sons rauques ? Non, l’auteur comprend que pour un peu, cette vengeance, qui se traduit par un souper dégoûtant, va tomber dans le ridicule. La passion et le désespoir de la femme s’expriment par quelques paroles pleines de noblesse et de simplicité ; si bien que le mari reste vaincu.

« La dame a tant li respondy :
Par Dieu, sire, ce poise my ;
Et puis qu’il est si faitement,
Je vous affi certainement
Qu’à nul jour mès ne mengeray,
D’autre morsel ne metteray
Deseure si gentil viande.
Or m’est ma vie trop pezande
À porter, je ne voel plus vivre,
Mort, de ma vie me délivre !
Lors est à i cel mot pasmée. »

Ce n’est que lorsqu’elle est au milieu de ses femmes, loin de la scène du tragique banquet, qu’avant de mourir elle exprime en quelques vers les regrets les plus touchants :

« Lasse ! j’atendoie confort
Qu’il revenist, s’ai atendu :
Mais quant le voir ai entendu
Qu’il est mors, pourquoi viveroie,
Quant je jamais joie n’aroie ? »

Parfois une pensée pleine d’énergie perce à travers le murmure discret de la passion dans les poésies françaises du moyen âge. Dans le même roman, lorsque les deux amants vont se séparer, la dame veut que le sire de Coucy emporte les longues tresses de ses cheveux ; lui, résiste :

« He ! dieux, dist li chastelains, dame,
Jà ne les coperés, par m’ame,
Pour moy, se lessier le voulés.
Et elle dist : Se tant m’amés,
Vous les emporterés o vous,
Et avoec vous est mes cuers tous ;
Et se sans mort je le povoie
Partir, je le vous bailleroie. »

Mais nous voici loin du fabliau et de son allure frondeuse. Les arts plastiques sont la vivante image de ces sentiments, tendres parfois, élevés même, sans jamais être boursouflés ; les artistes, comme les poëtes français du moyen âge, sont toujours contenus par la crainte de dépasser le but en insistant ; c’est le cas de suivre ici leur exemple. À la fin du XIIIe siècle seulement, les artistes commencent à choisir parmi ces fabliaux quelques scènes satiriques. Au XIVe siècle ils s’émancipent tout il fait, et ne craignent pas de donner une figure aux critiques de mœurs admises partout sous la forme de l’apologue. Au XVe siècle c’est un véritable déchaînement, et ces sujets grotesques, scabreux, que nous voyons représentés alors, même dans les édifices réservés au culte, ne sont pas le produit d’un caprice barbare, mais une protestation de plus en plus vive contre les abus du siècle, et particulièrement des ordres religieux. Nous ne saurions trop le répéter, la classe laïque inférieure, pendant le moyen âge, suit du XIIe au XVe siècle une marche logique. Elle ne pouvait exprimer ses sentiments, ses colères, son penchant pour la satire, sa verve moqueuse, que dans les productions d’art ; c’était la seule liberté qu’on lui laissait ; elle en profitait largement, et avec une persistance qui, malgré la liberté de la forme, découlait d’un instinct du juste et du vrai, fort louable, que nous aurions grand tort de méconnaître.

  1. Voy. Poésies inédites du moyen âge, précéd. d’une Hist. de la fable Ésopique, par M. Édélestand du Méril. Paris, 1854.
  2. Voy. la Notice sur Alex. Neckam, de M. Éd. du Méril.
  3. Voy. l’art. de la Poésie au moyen âge, par M. Viollet-Le-Duc père. Annales archéol., t. II, p. 264, pub. par M. Didron.