Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Croix

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CROIX, s. f. Crois. Pendant le moyen âge, on plaçait des croix de pierre ou de métal au sommet des édifices religieux, sur les chemins, à l’entrée des villes et dans les cimetières. Il est bon d’observer, tout d’abord, que l’image du Christ ne fut suspendue à la croix que vers le VIe ou VIIe siècle ; jusqu’alors, l’instrument de supplice, devenu sous Constantin le signe symbolique des chrétiens, fut représenté nu. Dans les catacombes de Rome, il existe des représentations de la croix, ornée de gemmes ; aux deux bras sont suspendues des lampes. Mais nous ne pensons pas qu’il existe une seule représentation peinte ou sculptée du crucifix avant le VIe siècle, et encore, à dater de cette époque jusqu’au XIIe siècle, ces images sont-elles fort rares (voy. Crucifix). Nous n’avons à nous occuper, dans cet article, que des croix qui tiennent à l’architecture, qui sont attachées à des monuments, ou qui constituent elles-mêmes de petits monuments isolés.

croix attachées aux édifices religieux. Ces croix sont de trois sortes : croix sculptées dans la pierre, croix de métal et croix peintes.

Les plus anciennes croix sculptées sont presque toujours à quatre branches égales : elles décorent le sommet des pignons, les tympans des portes d’églises, les faces des contre-forts ou des piliers ; on les retrouve aussi parfois dans les chapiteaux et les clefs de voûtes.

L’église cathédrale primitive de Beauvais, connue sous le nom de Basse-œuvre, existait déjà en l’an 990. Cet édifice, qui paraît remonter au VIIIe siècle, présente, sur son pignon occidental, une croix de pierre incrustée dans la maçonnerie, parementée de petits moellons cubiques.
Cette croix, que nous donnons (1), est échancrée sur ses bords et munie d’un pied terminé en pointe. Le pignon de l’église du prieuré de Montmille, élevée, dès le commencement du XIe siècle, près de Beauvais, est orné d’une croix incrustée qui rappelle, par sa forme, celle de la Basse-œuvre ; mais à la croix de Montmille, est attachée, déjà, la figure du Christ nimbé (2)[1].

Dès le XIe siècle, principalement dans le Berri, le Nivernais et l’Auvergne, on trouve des croix, non plus incrustées dans les tympans des pignons des églises, mais couronnant leur sommet. La façade occidentale de l’église d’Ébreuil, qui date de cette époque, laisse voir encore, derrière le clocher du XIIe siècle, une croix de couronnement, en pierre, curieuse par sa forme.


En voici (3), en A, la face antérieure ; en B, la face postérieure, et en C, la face latérale. Il y a lieu d’admettre que ces croix, se détachant sur le ciel au sommet des pignons, étaient très-fréquentes dans les édifices religieux de la période romane ; mais la fragilité de ces pierres minces, ajourées, exposées aux intempéries, a dû causer promptement leur destruction.

Dans les bas-reliefs des XIe et XIIe siècles, où sont figurés des pignons d’églises, les sommets des clochers sont toujours terminés par une croix, le plus souvent à branches égales, posée sur une boule, ou bien sur une colonne issant d’un ornement. Le dais qui protège la Vierge assise du tympan de la porte Sainte-Anne à Notre-Dame de Paris (XIIe siècle) porte, à la base de sa coupole, une croix de ce genre (4).


À la fin du XIIe siècle, les croix servant d’amortissement aux pignons ont toujours le pied plus long que les trois autres branches, ou elles sont supportées sur une sorte de socle qui les isole du pignon : telle est la curieuse croix trouvée dans des fouilles faites par M. Millet dans l’église Notre-Dame de Melun, lorsqu’il entreprit la restauration de cette église.
M. Millet pense, avec raison, que cette croix (4 bis) était placée sur le pignon de la façade occidentale ; nous croyons qu’elle appartient à la fin du XIIe siècle. L’église de Montréal, près Avallon, qui date de cette époque, possède encore, sur ses quatre pignons, de belles croix variées de forme, et dont la gracieuse silhouette termine parfaitement, à l’extérieur, la construction si simple de cette église.


Nous donnons (5) l’une de ces croix taillées dans de grandes dalles de calcaire dur de Coutarnoux.
Celle-ci n’a que 0,135m d’épaisseur à sa base, ainsi que l’indique le profil A ; le pied est fiché dans la pierre du couronnement du pignon, et le centre de la croix est ajouré. Pendant le XIIIe siècle, la statuaire était en honneur, et les architectes, toutes fois qu’ils le pouvaient, amortissaient les pignons par des statues plutôt que par des croix ; cependant les pignons du transsept de l’église de Saint-Urbain de Troyes ont conservé encore en place les restes de croix de la fin du XIIIe siècle, assez riches et d’une grande dimension. Nous reproduisons (6) l’une d’elles, qui est taillée dans de la pierre de Tonnerre dure.
Cette croix se compose de six morceaux : un pied A, une bague B en deux assises, un montant C, une traverse D et le bras supérieur E. En G est tracé le plan de la croix au niveau A, et en K on voit, en coupe, comme la bague double enserre les deux bouts A et C du pied et du montant. Outre cette bague double, dont les deux pièces sont rendues solidaires au moyen de six petits crampons de cuivre scellés au plomb, il existe un goujon également en cuivre en I; un autre goujon en cuivre maintient le bras supérieur, la traverse et le montant. Tous les joints et goujons sont coulés en plomb avec beaucoup de soin. Deux têtes d’évêques ornent le centre de la croix, et ces deux têtes, avec les consoles et supports, contribuent à donner de l’assiette à la traverse sur le montant. Là, comme toujours dans l’architecture de cette époque, la décoration est la conséquence de la construction, et cette décoration n’en est pas plus mauvaise. Nous avons dit cela bien des fois, et nous le répéterons encore, car il faut insister : si la vérité ne se montre ou ne parle qu’une fois, personne ne l’a vue ni entendue ; il faut qu’elle se répète ; quand les gens la traitent de radoteuse, alors c’est qu’ils ont entendu.

Pendant le XVe siècle, les pignons sont souvent terminés par des croix ; mais celles-ci perdent le caractère monumental qui convient à ces décorations placées à une grande hauteur, et elles se couvrent de détails comme les croix de cimetière ou de chemin, faites pour être vues de près.

Les pignons des églises de campagne, cependant, où l’on ne pouvait prodiguer la sculpture, étaient terminés par des croix de pierre comme dans les siècles précédents. Ces croix sont simples, habituellement portées par une colonne courte cylindrique, terminée par une bague formant chapiteau. Telle est la petite croix de l’église de Saint-Thomas (Charente-Inférieure) (7). Le profil rampant recouvrant le pignon ressaute pour lui faire un pied et donner de l’empattement à sa base.

On sait comme l’ordre de Cîteaux était opposé, dans les églises qu’il bâtissait pendant le XIIe siècle et au commencement du XIIIe, aux sculptures prodiguées dans les édifices de l’ordre de Cluny (voy. Architecture Monastique). Les tympans des portes des églises de l’ordre fondé par saint-Bernard ne sont habituellement décorés que d’une simple croix en bas-relief. Nous donnons (8) celle que l’on voit encore au-dessus du linteau de la porte de l’église de Pontigny, et qui date de la fin du XIIe siècle ; elle est d’une grande simplicité ; ses quatre branches sont d’égale longueur.

Souvent aussi, dans l’intérieur des églises, sur les piliers, et même à l’extérieur, sur les parements des contre-forts, on sculptait, pendant la période romane, des croix à branches égales. La plupart de ces croix (celles intérieures du moins) étaient des croix de consécration. On voit une de ces croix incrustée aujourd’hui sur un des contre-forts de l’église de Saint-Palais (Gironde). Bien que cette église date du XIIIe siècle, la croix (9) appartenait certainement à un édifice du XIe ou XIIe siècle, et elle a tous les caractères d’une croix de consécration. Il existe encore, sur la façade de l’église de Saint-Ciers-la-Lande (Gironde), trois croix gravées et peintes : l’une sur la clef de la porte, et les deux autres des deux côtés des pieds-droits. Voici quelle est la forme de ces croix (10) : ce ne sont que des traits gravés en creux et remplis d’une couleur noire[2].

Sur les piliers et sur les murs des collatéraux des églises des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, nous avons découvert souvent, sous le badigeon, des croix de consécration peintes ; en voici plusieurs exemples (11). La croix A nous paraît appartenir au XIIIe siècle ; celle B, au XIVe, et celle C, au XVe. Dans notre gravure, le noir indique le noir ; le gris foncé, le brun-rouge ; le gris clair, le jaune ocre, et le blanc, le blanc : ce sont là les couleurs habituellement employées.

Il arrivait parfois que les croix de consécration des églises, pendant les XIIIe et XIVe siècles, étaient portées par des figures d’apôtres peintes ou sculptées. En 1851 on découvrit, dans l’église de Saint-Hubert de Waville (Moselle), sous le badigeon, des peintures murales parmi lesquelles se voient des apôtres portant les croix de consécration. Ces figures sont peintes sur les murs des collatéraux et du chœur ; elles sont décrites et gravées dans le vingtième volume de la Statistique monumentale publiée par M. de Caumont. Tout le monde connaît les statues d’apôtres qui, à la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, portent des croix de consécration (voy. Apôtres). Sur les piliers qui forment tête des chapelles de la cathédrale de Troyes, on remarque des dalles de pierre carrées incrustées, la pointe en bas, sur lesquelles sont gravées et peintes des figures d’apôtres portant également des croix de consécration.

Pendant le moyen âge, on posait toujours des croix de fer au sommet des clochers de bois recouverts d’ardoise ou de plomb, et quelquefois même à la pointe des pyramides de pierre qui terminaient les tours des édifices religieux. Les croix de fer étaient surmontées d’un coq ou d’une simple girouette. Il existe un petit nombre de ces croix de métal anciennes, renversées souvent par la foudre ou détruites par le temps et la main des hommes. Elles étaient, la plupart, d’un riche dessin, dorées et d’une grande dimension. Leur embase se composait ou d’une boule, ou d’une bague figurant souvent un dragon, symbole du démon, ou encore d’une couronne de feuillage. Des reliques étaient habituellement déposées dans la boule qui leur servait de base, ou dans le coq qui les surmontait (voy. Coq). Le système d’assemblage de ces croix d’amortissement mérite d’être étudié avec soin par les constructeurs ; car ces pièces de fer, posées à une grande hauteur, plus lourdes au sommet qu’à la base, étaient exposées aux ouragans et ne tardaient pas à se rompre, à se fausser ou à fatiguer leurs attaches. Si ces croix étaient scellées dans la pierre, il fallait, pour éviter l’ébranlement causé dans le scellement par l’effort du vent sur le corps de la croix, procéder avec des précautions extraordinaires. La tige principale se composait de trois ou cinq pièces : une âme et deux ou quatre arcs-boutants. Supposons un sommet de flèche en pierre composé d’assises (12). La partie évidée de la pyramide s’arrête en B. La tige principale en fer carré CD traverse les assises pleines du sommet de la flèche, formant amortissement, et son extrémité inférieure est arrêtée par une clavette en D. Deux ou quatre arcs-boutants en E, maintenus par deux frettes IK, contournés suivant le profil du couronnement, viennent butter contre un épaulement de la tige en G ; de sorte que si le vent pousse la tige centrale d’un côté, son effort est neutralisé par la résistance qu’opposent les arcs-boutants, résistance qui se résout en une pression en F ou en L. Quant aux deux branches de la croix, elles ne sont pas assemblées à mi-fer, ainsi que cela se pratique dans la serrurerie moderne, et ce qui est fort mauvais, mais au moyen d’une emboîture renforcée, avec trou pour passer un boulon ou un gros rivet, ainsi que l’indique la fig. 13.

Ces menus détails ne sont pas à dédaigner ; trop souvent, de nos jours, on abandonne leur exécution à un entrepreneur qui, à son tour, s’en rapporte à un chef d’atelier, qui se fie à l’intelligence de l’ouvrier. Un accident arrive, on s’en prend à l’architecte, qui rejette la faute sur l’entrepreneur, qui fait retomber le blâme sur le chef d’atelier, qui accuse l’ouvrier, lequel a quitté le chantier depuis six mois !…

Si la croix de fer est posée au sommet du poinçon d’une flèche en bois, sa tige forme, sous l’embase, une fourchette à deux, trois ou quatre branches, suivant le degré de force que l’on veut donner à la croix et la résistance qu’elle doit opposer au vent. Les branches de la fourchette, clouées sur le bois, sont, en outre, munies de frettes serrées à chaud, afin de maintenir puissamment l’armature. Si la croix est d’une très-grande dimension (une croix d’une flèche comme celle d’Amiens ou de Notre-Dame de Paris ne peut avoir moins de huit mètres de hauteur), elle se compose d’un nombre considérable de pièces que nous décomposons ainsi (14) :
1o l’âme A (voir la section horizontale P), avec son renfort pour recevoir la traverse ; 2o B, la traverse ; 3o les quatre équerres C, plus ou moins décorées et maintenues au moyen de rivets indiqués dans le détail C′ (ces équerres sont destinées à empêcher la traverse de fatiguer le tenon, le boulon central, et, par suite, de s’incliner d’un côté ou de l’autre) ; 4o D, les quatre renforts à crémaillères formant branches de fourchettes clouées et frettées sur la tête du poinçon de bois ; 5o E, les trois frettes façonnées comme le fait voir le tracé E′, avec clavettes, de manière à pouvoir être fortement serrées ; 6o F, l’embase, et G, les embrasses ; 7o H, le boulon maintenant la traverse contre l’âme dans sa mortaise : en tout dix-sept pièces de fer. En M est figurée l’extrémité du montant de la croix, avec la broche sur laquelle tourne le coq-girouette ; en L, l’extrémité forgée de l’un des croisillons. L’âme est indépendante et n’est maintenue dans une ligne verticale que par les quatre branches D fixées sur le sommet du poinçon. Une pareille armature d’une hauteur de quatre ou cinq mètres peut conserver l’élasticité nécessaire pour ne pas être rompue par un ouragan, car les quatre renforts tenant lieu de fourchettes agissent toujours en sens inverse : si l’un est chargé par l’action du vent au moyen du talon I, l’autre renfort opposé agit en tirant par la résistance qu’oppose la crémaillère K. Il n’est pas besoin de dire que le poinçon est recouvert de plomb jusque sous l’embase F. Si la croix atteint des dimensions plus grandes (sept ou huit mètres), il est prudent d’avoir des renforts doublés avec doubles talons, doubles crémaillères, de faire l’âme en deux pièces juxtaposées, boulonnées ou rivées ensemble et moisant la traverse. Une armature ainsi combinée peut être enrichie au moyen de tigettes, d’ornements de fer battu rapportés et rivés. Les renforts avec leurs embrasses peuvent être enveloppés de feuilles en tôle découpée et modelée, être accompagnés de branches de fer rond, recourbées et portant à leur extrémité des fleurs en tôle découpée.

La fig. 15 donne l’idée de ce genre d’ornementation rapportée.

Sur des flèches d’une dimension ordinaire, les croix en fer n’avaient pas besoin d’être combinées et fixées avec ce luxe de précautions. Il en est qui sont forgées de façon à ce que les bras et l’arbre vertical ne forment qu’une pièce dont les parties sont soudées ensemble. La petite croix en fer du clocher de Puybarban, près la Réole, est ainsi fabriquée. Cette croix, bien qu’elle ait été reposée sur une flèche du XVIIe siècle, est de la fin du XIIIe ou du XIVe[3].
Nous en présentons (16) le dessin d’ensemble et les détails. Les fleurs de lis sont doubles, c’est-à-dire posées sur deux sens, comme l’indique le tracé perspectif (16 bis) d’un des bouts de la croix. Une petite girouette, roulant sur le bras supérieur, remplace ici le coq traditionnel. Les redents qui décorent le carré central sont simplement rivés aux côtés de ce carré. Malgré son extrême simplicité, cette croix ne laisse pas d’être d’une forme gracieuse ; et, dût-on nous accuser d’indulgence en faveur des arts du moyen âge, nous ne saurions lui préférer les croix en fonte que l’on place aujourd’hui au sommet des flèches. Cette opinion n’est pas partagée très-probablement, puisque la plupart des vieilles croix de fer qui avaient résisté aux orages de la fin du dernier siècle ont été descendues et vendues au ferrailleur, en échange de ces modèles en fonte que l’on trouve sur les quais de Paris en compagnie de poêles et de bancs de jardins. En Bretagne et en Normandie, on signale encore quelques croix de flèches en fer, qui datent des XVe et XVIe siècles.


Voici (17) quelques-uns des motifs le plus habituellement reproduits.

croix de chemins et de cimetières. À quelle époque commença-t-on à élever des croix dans les carrefours, à l’entrée des villes ou villages, et dans les cimetières ? Je ne saurais le dire. On peut constater seulement que cet usage était fort répandu dès les premiers temps du moyen âge. Parmi les monuments encore debout, nous n’en connaissons aucun qui soit antérieur à la fin du XIIe siècle ou au commencement du XIIIe. Il est à croire que beaucoup de ces croix antérieures au XIIIe siècle, en pierre ou en bois, étaient recouvertes par un auvent ; car, dans un écrit de cette époque, on lit ce passage : «… et en cascune chité de nostre empire a ij. crois à l’entrée ; et desus la crois n’a point d’arc volu (archivolte), pour çou que chil ki vont par desous l’enclinent, que nous l’avons en tele remenbrance que nous ne volons que nule riens soit pardesus ki ne soit bénéoite ou sacrée…[4] » Il existait donc des couvertures sur les croix de chemins, puisque le prêtre Jehan ne veut pas qu’on en pose sur celles élevées sur son territoire, afin qu’au-dessus de la croix il n’y ait rien qui ne soit bénit ou sacré. Cette idée semble prévaloir, en effet, pendant le XIIIe siècle, car on ne trouve pas de traces anciennes d’auvents ou d’édicules recouvrant les croix de chemins, à cette époque, dans le nord de la France.

Il y a lieu de croire, d’ailleurs, que les croix n’étaient protégées par des auvents qu’autant qu’elles portaient le Christ, ou lorsqu’elles étaient faites de matière périssable, ou peintes et dorées ; car on voit encore des croix romanes de cimetières et de carrefours qui n’ont certainement pas été faites pour être placées sous un édicule. La croix de pierre que nous donnons ici (18), et qui est encore placée dans le cimetière de Baret près Barbezieux (Charente), est d’un travail trop grossier pour qu’on ait jamais eu l’idée de la couvrir. Cette croix paraît appartenir à la fin du XIe siècle.

Les croix de carrefours sont habituellement posées sur un socle formant comme un petit autel, avec quelques marches en avant ; les croix des cimetières s’élèvent sur un emmarchement plus ou moins grand ; une tablette est posée devant ou autour de la colonne portant la croix. Dans le cimetière de Mezy (Marne), il existe encore une croix de ce genre dont la colonne passe à travers une tablette d’autel portée sur quatre figures d’évangélistes adossées à des colonnettes (19).
Nous donnons, en A, la coupe sur l’axe de la colonne. Le sommet de cette croix de pierre n’existe plus ; la colonne est brisée au niveau B.
Pour le compléter, nous donnons (19 bis) les fragments d’une belle croix de la même époque (1230 environ), qui se trouvent déposés sous le porche de l’église de Rougemont (Côte-d’Or). D’un côté, sur cette croix, est attaché le Christ ; de l’autre, dans le médaillon du centre, est sculptée une main bénissant. La coupe de la tige est tracée en A et celle des bras en B. Vers le milieu du XIIIe siècle, les croix de chemins ou de cimetières présentent souvent, sur la face, le Christ attaché, et, sur le revers, une figure de la sainte Vierge portant l’Enfant ; ou bien encore la statue de la Vierge est adossée à la colonne, sous la croix, et le crucifix est double.
On voit à Fouchères, près de Troyes, les restes d’une charmante croix de ce genre, qui était placée autrefois à la tête du pont. Elle reposait sur un socle et des marches. À la colonne est adossée une statue de la sainte Vierge, de 1m, 40 de haut ; elle est debout sur un groupe de trois colonnettes tenant à l’arbre principal. Du chapiteau qui termine la colonne sort un ange à mi-corps, disposé de telle façon que ses ailes et son corps forment dais au-dessus de la tête de la statue (20). Autrefois, un crucifix de pierre de 1m, 80 environ surmontait le chapiteau ; la figure du Christ était sculptée sur chacune de ses faces : l’une tournée vers l’Orient, l’autre vers l’Occident ; les extrémités des bras de la croix étaient terminées par des fleurons feuillus. Ce crucifix est détruit aujourd’hui, et le petit monument n’existe que jusqu’au chapiteau supérieur. La Vierge tourne son regard vers la terre et sourit ; elle est coiffée d’un voile et d’une couronne fleuronnée. Chaque année, pendant la moisson et les vendanges, les paysans attachent des épis de blé et des raisins aux pieds de la mère du Sauveur[5]. Du socle au crucifix, l’arbre se compose de trois pierres, dont les lits sont marqués en L. La section horizontale au-dessous de la Vierge donne le plan A. On comprend que la statue est prise dans le même morceau de pierre que la colonne à laquelle elle est adossée.

La plupart de ces croix de chemins avaient été élevées pour conserver le souvenir d’un fait mémorable ou en signe d’expiation. Sur la route qu’avait suivie Philippe le Hardi de Paris à Saint-Denis, en portant sur ses épaules les restes du roi saint-Louis, on avait élevé, à chaque station de la procession, des croix de pierre, qui passaient pour de fort beaux ouvrages. On en voyait encore les restes en 1792 ; elles étaient très-belles, en pierre de liais, et posées sur de hauts emmarchements.

Pendant les XIVe et XVe siècles, on donna aux croix de chemins une grande richesse ; on multiplia les figures qui accompagnaient le Christ, tout en conservant toujours les dispositions primitives. Dans nos musées de province, on voit encore quantité de débris des croix de chemins ; elles s’étaient multipliées à l’infini, car on ne renversait pas les anciennes et on en élevait chaque jour de nouvelles ; mais il est rare aujourd’hui d’en trouver qui n’aient pas été brisées pendant les guerres de religion ou à la fin du dernier siècle. Il en existe cependant dans des localités oubliées par les iconoclastes : elles sont d’un travail grossier, car les plus belles se trouvaient près des grands centres, et ce sont les premières qui ont été détruites ; toutefois ces monuments, d’une exécution barbare, sont des copies ou des réminiscences des œuvres qui passaient pour être remarquables, et, à ce point de vue, elles doivent être étudiées avec soin. Parmi ces imitations grossières, nous pouvons citer la croix de Belpech (Aude) (21).
La croix, découpée et fleuronnée, porte, d’un côté, le Christ ayant à sa droite la Vierge et saint-Jean à sa gauche. Au bas de la croix, deux petites figures reçoivent le sang du Sauveur dans un calice. Deux têtes, au-dessus des bras du Christ, personnifient le soleil et la lune. Le revers porte, au centre, une figure de la sainte Vierge avec l’Enfant. Deux anges tiennent la couronne de la mère de Dieu : à sa droite est un saint-Jean précurseur ; à sa gauche, saint-Jacques pèlerin. Le chapiteau porte quatre figurines nimbées très-frustes, mais parmi lesquelles on distingue saint-André. Des écussons se voient entre les figures. Ce monument date de la fin du XIVe siècle ; il était entièrement peint et recouvert d’un auvent, car il semble qu’à la fin du XIVe siècle on revint à cet usage de couvrir les croix de carrefours. On voit encore, sur la place de Royat (Puy-de-Dôme), en face de l’église, une jolie croix en lave, du XVe siècle. Nous en donnons une vue (22).
Les figures des douze apôtres sont sculptées sur le montant principal entre quatre petits contre-forts. Une inscription donnant le millésime de 1481 est gravée au pied de l’arbre, du côté de la Vierge. Sur les faces du socle, dans de petites niches, on remarque huit figurines, probablement des prophètes. Les croix de chemins, de carrefours et de cimetières n’étaient pas toujours taillées dans de la pierre, du marbre ou du granit ; on en élevait en bois, fichées dans un socle de pierre. Il n’est pas besoin de dire que celles-ci sont détruites depuis longtemps ; on n’en peut constater l’existence que par la présence de ces socles de pierre percés d’un trou carré que l’on rencontre encore dans la campagne et dans les cimetières. Il existait aussi des croix de bronze et de fer forgé. Ces objets de métal, particulièrement ceux de bronze, ont été fondus à la fin du dernier siècle, et nous n’en possédons plus un seul exemple en France. La forme de ces croix de bronze différait de celles données aux croix de pierre et de bois ; elles étaient plus sveltes, plus détaillées, plus riches, et se divisaient souvent en plusieurs branches pour porter des personnages. Dans l’Album de Villard de Honnecourt, on voit une de ces croix dont la partie supérieure ne peut avoir été exécutée qu’en cuivre fondu[6]. Elle se compose d’une colonne, peut-être en pierre, posée sur des marches. De la colonne sort la croix avec le Christ et deux crosses amplement découpées portant la Vierge et saint-Jean.
Si nous tenons compte de la manière conventionnelle employée par Villard dans ses dessins et que nous remettions ce croquis en proportion, nous obtenons la fig. 23, qui donne un bel exemple de croix en pierre du sol au niveau A, et en métal depuis le niveau A jusqu’au sommet ; cette croix appartient au temps où vivait Villard, c’est dire qu’elle est de la première moitié du XIIIe siècle. Villard, sauf quelques rares exceptions, ne fait pas d’archéologie, et ne remplit son Album que de dessins pris sur des monuments contemporains. « Dans le XVe siècle, dit Courtalon, il existait à l’église Saint-Remy de Troyes une nombreuse confrérie de la Croix à l’autel de ce nom. Des oblations qu’on y faisait, les confrères firent ériger, en mars 1495, proche l’église Saint-Jean, dans la Grande-Rue, un très-beau monument en l’honneur de la Croix, que l’on appela la Belle-Croix[7]. » La description de cette croix, que l’on trouve tout entière dans le Voyage archéologique dans le département de l’Aube[8], donne l’idée d’un monument d’une grande importance. Cette croix, entièrement de bronze, sauf le socle, était décorée de nombreuses figurines, parmi lesquelles on distinguait Satan et Simon le Magicien, que les Troyens appelaient Simon Magut. Au pied du Christ, on voyait la Madeleine embrassant le pied de l’arbre de la croix ; de chaque côté, saint-Jean et la Vierge ; au-dessous, saint-Pierre, saint-Loup, saint-Louis, des prophètes, parmi lesquels on distinguait Mahomet. Un mémoire dressé en 1530 sur ce monument, et rapporté par Grosley, nous fait connaître qu’il était, dans l’origine, surmonté d’un baldaquin ou dôme en maçonnerie, porté sur de très-hautes colonnes, « le tout fort triomphant et étoffé de peintures d’or et d’azur, et garni d’imaiges et autres beaux ouvrages à l’avenant… Que cette croix en remplaçait une de pierre dure, garnie d’imaiges, laquelle étant venue en ruyne et décadence, fut démolie et transportée au cimetière de l’Hôtel-Dieu-Saint-Esprit, et fut illec colloquée et dressée attenant de la sépulture de noble homme NIC. BOUTIFLART, en son vivant bourgeois de Troyes…» Le mercredi 5 décembre 1584, un ouragan renversa la coupole sur la croix, qui fut rompue, bien qu’un gros arbre de fer la traversât du haut en bas. « La chute de la belle croix, ajoute M. Arnaud, facilita la visite des reliques qu’elle renfermait ; on trouva dans la tête de l’image de la Vierge qui est derrière le crucifix une petite boîte de laiton fermée et attachée avec un fil d’archal… » L’année suivante, en 1585, la belle croix de Troyes fut rétablie, mais sans la coupole qui la couvrait. Ce monument fut fondu en 1793 ; la fonte rendit huit mille cent quarante-deux livres de bronze ; sa hauteur était de trente-six pieds.


Nous donnons (24), d’après un ancien dessin et un vitrail de 1621, représentant « l’entrée du Roy Henry le Grand en sa ville de Troyes en 1595 », l’ensemble de ce monument de bronze privé de la coupole qui le couvrait et sur la forme de laquelle nous ne possédons aucun renseignement graphique.

En Bretagne, on voit encore un grand nombre de croix de pierre des XVe et XVIe siècles, qui rappellent les dispositions de ces croix munies de branches portant des personnages (voy. le Voyage pittoresque dans l’ancienne France, par MM. Nodier et Taylor).

  1. Voy. Archéol. de l’ancien Beauvoisis, par le Dr  Woillez.
  2. Ces renseignements nous ont été fournis par M. Alaux, architecte à Bordeaux.
  3. M. Alaux, architecte, a pris la peine de dessiner pour nous cette croix de fer.
  4. Additions aux Œuvres de Rutebeuf ; Lettre de Prestres-Jehans, pub. par Jubinal, t. II, p. 464. Il existait une belle croix de grès au haut de la rue Saint-Bertin à Saint-Omer ; cette croix, qui fut détruite il y a peu d’années, remontait, dit-on, au Xe siècle. (Voy. les Abbés de Saint-Bertin, par M. Henri de Laplane, Ire partie, p. 118. Saint-Omer, 1854.)
  5. Nous devons ce dessin à M. Millet, architecte diocésain de Troyes.
  6. Voy. Album de Villard de Honnecourt, arch. du XIIIe siècle, p. 85, pl. XIV. Impr. impér., 1858.
  7. La place qu’occupait cette croix à Troyes porte encore le nom de la Belle-Croix.
  8. Curieux ouvrage, publié par M. A. F. Arnaud, peintre. Troyes, 1837.