Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Construction -- Matériaux

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matériaux. — Il est une observation intéressante à faire et qui peut avoir une certaine portée. Plus les peuples sont jeunes, et plus les monuments qu’ils élèvent prennent un caractère de durée ; en vieillissant, au contraire, ils se contentent de constructions transitoires, comme s’ils avaient la conscience de leur fin prochaine. Il en est des populations comme des individus isolés : un jeune homme bâtira plus solidement qu’un septuagénaire, car le premier n’a pas le sentiment de sa fin, et il semble croire que tout ce qui l’entoure ne saurait durer autant que lui. Or le moyen âge est un singulier mélange de jeunesse et de décrépitude. La vieille société antique conserve encore un souffle de vie ; la nouvelle est au berceau. Les édifices que construit le moyen âge se ressentent de ces deux situations contraires. Au milieu des populations qui sont pénétrées d’une sève jeune et forte, comme les Normands et les Bourguignons par exemple, les constructions sont élevées beaucoup plus solidement et prennent un caractère plus puissant que chez les habitants des bords de la Seine, de la Marne et de la Loire, dont les mœurs se ressentent encore, pendant le XIIe siècle, des traditions romaines. Le Bourguignon a même, sur le Normand, un avantage considérable, en ce qu’il est doué d’une imagination active et que son tempérament est déjà méridional. Pendant la période romane, ses monuments ont un caractère de puissance que l’on ne saurait trouver dans les autres provinces françaises, et lorsque commence à se développer, le système de la construction gothique, il s’en empare et l’applique avec une énergie singulière. Peut-être a-t-il un goût moins sûr que l’habitant des bords de la Seine ou de la Marne, son voisin ; mais il a certainement de plus que lui le sentiment de sa force, la conscience de sa durée et les moyens de déployer ces qualités juvéniles. Il semble que le territoire qu’il occupe lui vient en aide, car il lui fournit d’excellents matériaux, résistants, de grandes dimensions, se prêtant à toutes les hardiesses que son imagination ardente lui suggère. Au contraire, dans les bassins de la Seine, de la Marne, de l’Oise et de la Loire moyenne, dans la vieille France, les matériaux fournis par le sol sont fins, légers, peu résistants ; ils doivent, par leur nature, éloigner l’idée de la témérité et obliger le constructeur à suppléer par des combinaisons ingénieuses à ce que le sol lui refuse. Il faut tenir compte des propriétés de ces matériaux divers, et de l’influence exercée par leurs qualités sur les méthodes employées par les constructeurs ; mais, indépendamment de ces qualités particulières des matériaux propres à bâtir, nous le répétons, le caractère des habitants de ces provinces présente de grandes différences qui influent sur les moyens adoptés.

La transition est complète : de la structure romane, il ne reste plus rien ; le principe d’équilibre des forces a remplacé le système de stabilité inerte. Tout édifice, à la fin du XIIe siècle, se compose d’une ossature rendue solide par la combinaison de résistances obliques ou de pesanteurs verticales opposées aux poussées, et d’une enveloppe, d’une chemise qui revêt cette ossature. Tout édifice possède son squelette et ses membranes ; il n’est plus qu’une charpente de pierre indépendante du vêtement qui la couvre. Ce squelette est rigide ou flexible, suivant le besoin et la place ; il cède ou résiste ; il semble posséder une vie, car il obéit à des forces contraires, et son immobilité n’est obtenue qu’au moyen de l’équilibre de ces forces, non point passives, mais agissantes. Déjà nous avons pu apprécier les propriétés de ce système dans la description que nous avons donnée des constructions du chœur de l’église de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne (fig. 41, 42 et 43) ; mais combien cette construction paraît grossière et cherchée à la fois, mesquine et compliquée, si nous la comparons aux belles constructions bourguignonnes de la première moitié du XIIIe siècle. Là, tout est clair, franc, facile à comprendre ; et quelle hardiesse savante ! hardiesse de gens qui sont certains de ne point faillir, parce qu’ils ont tout prévu, qu’ils n’ont rien laissé au hasard, et connaissent les limites que le bon sens interdit de franchir.

Nous avons atteint la période de la construction au moyen âge pendant laquelle la nature des matériaux employés va jouer un rôle important. Nous ne saurions passer sous silence des observations qui doivent être comme l’introduction aux méthodes de bâtir des architectes gothiques. On avait construit une si grande quantité d’édifices publics et privés pendant le XIIe siècle, qu’on ne peut être surpris de trouver chez les constructeurs une connaissance approfondie des matériaux propres à bâtir et des ressources que présente leur emploi. Les hommes qui ne peuvent acquérir une instruction très-étendue, faute d’un enseignement complété par les observations successives de plusieurs siècles, sont obligés de suppléer à cette pauvreté élémentaire par la sagacité de leur intelligence ; ne pouvant s’appuyer sur des documents qui n’existent pas, il leur faut faire eux-mêmes ces observations, les recueillir, les classer, en former une doctrine. La pratique seule les dirige ; ce n’est que plus tard que les règles s’établissent, et il faut bien l’avouer, si complète que soit la théorie, si nombreuses et bonnes que soient les règles, elles ne parviennent jamais à remplacer les observations basées sur une pratique de chaque jour. À la fin du XIIe siècle, les constructeurs avaient remué et taillé une si grande quantité de pierres qu’ils étaient arrivés à en connaître exactement les propriétés, et à employer ces matériaux, en raison de ces propriétés, avec une sagacité fort rare. Alors, ce n’était pas, comme aujourd’hui, une chose facile que de se procurer de la pierre de taille ; les moyens de transport et d’extraction étaient insuffisants, il fallait se fournir sur le sol ; il n’était pas possible de se procurer des pierres de provenances éloignées : c’était donc au moyen des ressources locales que l’architecte devait élever son édifice, et souvent ces ressources étaient faibles. On ne tient pas assez compte de ces difficultés lorsqu’on apprécie l’architecture de ces temps, et on met souvent sur le compte de l’architecte, on considère comme un désir puéril d’élever des constructions surprenantes par leur légèreté, ce qui n’est en réalité qu’une extrême pénurie de moyens. La pierre à bâtir était, aux XIIe et XIIIe siècles, comparativement à ce qu’elle est de notre temps, une matière rare, chère par conséquent ; force était de la ménager et de l’employer de façon à n’en faire entrer que le plus faible cubage possible dans les constructions. Il n’est pas besoin de recourir aux documents écrits pour reconnaître cette vérité ; il suffit d’examiner les édifices publics ou privés avec quelque attention, on reconnaît bientôt alors que les constructeurs, non-seulement ne posent pas une pierre de plus qu’il n’est nécessaire, mais encore qu’ils ne mettent jamais en œuvre que les qualités propres à chaque place, économisant avec un grand scrupule les pierres les plus chères, c’est-à-dire celles qui sont d’une très-grande dureté ou d’un fort volume. La main-d’œuvre, au contraire, étant comparativement alors peu élevée, les architectes ne se faisaient pas faute de la prodiguer. Il est assez dans l’ordre des choses, d’ailleurs, que lorsqu’une matière est chère par elle-même, on cherche à faire ressortir sa valeur par une façon extraordinaire. Nous recommandons ces observations aux personnes qui, non sans raisons, condamnent aujourd’hui l’imitation servile de l’architecture gothique. Voici ce que l’on pourrait dire, mais on n’y a point encore songé : « Si, au XIIe siècle, le mètre cube de pierre valait en moyenne 200 fr. et la journée d’un tailleur de pierre 1 fr., il était raisonnable de n’employer que le moins de pierre possible dans un édifice, et il était naturel de faire ressortir la valeur de cette matière précieuse par une façon qui coûtait si peu. Mais aujourd’hui que la pierre vaut en moyenne 100 fr. le mètre cube et que la journée d’un tailleur de pierre représente 6 et 7 fr., il n’y a plus les mêmes raisons pour tant épargner la pierre aux dépens de la solidité, et donner à cette matière qui coûte si peu une façon qui coûte si cher[1]. » Cette argumentation serait plus concluante contre les imitateurs de l’architecture gothique que ne l’est, par exemple, la comparaison d’une nef d’église gothique avec la carène renversée d’un navire ; car cette comparaison est un éloge plutôt qu’une critique, comme le serait la comparaison de la coupole du Panthéon avec une ruche d’abeilles. Mais laissons là les comparaisons, qui ne sont point raisons, comme dit le proverbe, et poursuivons. Les constructeurs, au moyen âge, ne connaissaient pas la scie au grès, cette longue lame de tôle battue au moyen de laquelle, par un mouvement horizontal de va-et-vient, un ouvrier peut couper des blocs énormes en tranches aussi minces que le besoin l’exige. Il est encore soixante-dix départements en France dans lesquels cet engin si simple n’est pas employé, et ce sont ceux généralement où on construit le mieux, car on pourrait contester les avantages de la scie au grès. La France abonde en bancs calcaires très-variés, très-bons, et faciles à extraire. Ces bancs, comme chacun sait, sont durs ou tendres, minces ou épais, habituellement minces lorsqu’ils sont durs, épais lorsqu’ils sont tendres. Or il y a toujours avantage, dans les constructions, à respecter l’ordre de la nature ; c’est ce que les anciens ont observé souvent, c’est ce qu’ont observé avec plus de scrupule les constructeurs gothiques. Ils ont extrait et employé les matériaux tels que les leur donnaient les bancs de carrières, en soumettant même les membres de l’architecture à ces hauteurs de bancs. Ne dédoublant jamais une pierre, ainsi que nous le faisons aujourd’hui sur nos chantiers, ils les ont posés, dans leurs bâtisses, entières, c’est-à-dire avec leur cœur conservé dans leur partie moyenne, leurs lits de dessous et de dessus, se contentant de les ébousiner[2]. Cette méthode est excellente ; elle conserve à la pierre toute sa force naturelle, tous ses moyens de résistance. Si les constructeurs gothiques des premiers temps employaient des pierres tendres pour les points d’appui (ce qu’ils étaient souvent forcés de faire, faute d’en trouver d’autres), ils avaient le soin de leur conserver une grande hauteur de banc ; car, dans ce cas, la pierre tendre est moins sujette aux écrasements. Quant aux pierres dures, et entre autres les plus minces, qui sont généralement les plus fortes, ils s’en servaient comme de liaisons, de linteaux continus pour réunir des piles distantes les unes des autres ; ils en composaient les points d’appui qui devaient porter une très-lourde charge, soit en les empilant les unes sur les autres, si ces points d’appui étaient très-épais, soit en les posant debout, en délit, si ces points d’appui étaient grêles. À l’égard de ces pierres posées en délit, on reconnaît toute la finesse d’observation des constructeurs. Ils n’ignoraient pas que les pierres posées en délit sont sujettes à se déliter ; aussi les choisissaient-ils avec un soin particulier dans les bancs bas, très-homogènes et très-compactes, dans le cliquart à Paris, dans les pierres dures de Tonnerre[3], en Basse-Bourgogne et Champagne, dans ces petits bancs de la Haute-Bourgogne, durs comme le grès et sans délits[4]. L’expérience leur avait démontré que certaines pierres dures, fines de grain, comme le cliquart et le petit banc dur de Tonnerre, par exemple, se composent de lames calcaires très-minces, superposées et réunies par une pâte solide ; que ces pierres, par leur contexture même, ont, posées debout, à contre-fil pour ainsi dire, une force extraordinaire ; qu’elles résistent à des pressions énormes, et que, fortement serrées sous une charge puissante, elles se délitent moins facilement que si elles étaient posées sur leur lit ; car ce qui fait déliter ces pierres, c’est l’humidité qu’elles renferment entre leurs couches minces et qui gonflent leurs lamelles marneuses : or, posées à plat, elles sont plus aptes à conserver cette humidité que posées de champ. Dans ce dernier cas, l’eau glisse le long de leurs parois, et ne pénètre pas les couches superposées. Comme preuve de ce que nous avançons, nous pourrions citer nombre de chéneaux, de larmiers, de corniches, de dalles en liais ou cliquart, dans de très-anciens édifices, posés sur leur lit, et que l’on trouve fréquemment délités ; tandis que les mêmes matériaux, dans les mêmes monuments, posés debout, en délit, se sont parfaitement conservés et ne se sont fendus que par suite d’accidents, tels que l’oxydation de crampons ou goujons, ou quelque défaut. Nous ne devons pas omettre ici un fait important dans les constructions du moyen âge, c’est que les lits sont taillés avec la même perfection que les parements vus, et que les pierres sont toujours posées à bain de mortier et non fichées ou coulées, ce qui est pis. Au surplus, et pour terminer cette digression sur les matériaux propres à bâtir, nous ajouterons que les constructeurs de la première période gothique ont soumis leur système de construction aux matériaux dont ils disposaient, et par conséquent les formes de leur architecture. Un architecte bourguignon, au XIIe siècle, ne bâtissait pas à Dijon comme à Tonnerre ; si l’on retrouve dans une même province l’influence d’une même école, dans l’exécution des maçonneries on remarque des différences considérables résultant de la nature de la pierre employée. Mais, comme dans chaque province il est une qualité de matériaux dominante, les architectes adoptent une méthode de bâtir conforme à la nature de ces matériaux. La Bourgogne, si riche en pierres d’une qualité supérieure, nous fournit la preuve la plus évidente de ce fait.

  1. On se demandera peut-être comment il peut se faire que la pierre soit chère pendant que la main-d’œuvre est bon marché, puisque la pierre n’acquiert de valeur que par son extraction. À cela nous répondrons que l’extraction peut être faite avec plus ou moins d’habileté d’abord et au moyen d’engins plus ou moins puissants ; qu’un état industriel très avancé amène toujours une diminution de prix sur les matières premières, par la facilité d’extraction, de transport, et à cause de l’emploi de machines perfectionnées. Un mètre cube de pierre qui ne coûtera de transport que cinq francs, par exemple, par quarante kilomètres, sur un canal, coûtera vingt francs et plus amené sur des chariots, en supposant la même distance parcourue ; si les routes sont mauvaises, la différence sera bien plus considérable. Or c’est ce qui avait lieu pendant le moyen âge, sans compter les péages et droits d’extraction qui, souvent, étaient énormes. La centralisation est un des moyens les plus certains d’obtenir les matières premières à bon marché. Autrefois il n’y avait pas un abbé ou un seigneur sur les terres duquel il fallait passer qui ne fît payer un droit de transit, et ces droits étant arbitraires, il en résultait une augmentation considérable sur les prix d’extraction. Et la preuve qu’il en était ainsi, c’est que nous voyons, par exemple, les établissements monastiques aller souvent chercher la pierre à des distances énormes, parce qu’elle provenait de carrières à eux appartenant et qu’elle n’avait qu’à suivre des routes libres de droits, tandis qu’ils ne faisaient pas venir des matériaux très-voisins, mais qui devaient traverser des territoires appartenant à des propriétaires non vassaux de l’abbaye.
  2. Ébousiner une pierre, c’est enlever sur ses deux lits les portions du calcaire qui ont précédé la complète formation géologique ou suivi cette formation ; en un mot, c’est enlever les parties susceptibles de se décomposer à l’action de l’air ou de l’humidité.
  3. Ces bancs bas durs de Tonnerre ne sont plus exploités, bien que leurs qualités soient excellentes ; on les appelait pierres des bois.
  4. Pierres de le Manse, de Dornecy, de Ravières, de Coutarnoux dur, d’Anstrude, de Thisy, de Pouillenay.