Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Cheminée (tuyaux et mitres de)

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Tuyaux et mitres de cheminée. Les conduits de fumée des cheminées du XIIe siècle sont ordinairement cylindriques à l’intérieur et terminés au-dessus des pignons ou des combles en forme de grosse colonne couronnée par une mitre. Construits d’ailleurs avec grand soin au moyen d’assises de pierre évidées, ces tuyaux affectent souvent une forme monumentale qui surmonte d’une façon gracieuse le faîte des édifices. La cheminée de la maîtrise de la cathédrale du Puy-en-Vélay, dont nous avons donné un dessin (fig. 1 et 2), est terminée au-dessus du pignon de la salle à laquelle elle est adossée, par un beau tuyau cylindrique formé d’assises de pierres noires et rousses alternées, avec mitre en forme de lanterne couverte par un cône.


Nous en donnons la représentation géométrale (14). Très-rarement, à cette époque primitive, les cheminées sont superposées, de sorte que les tuyaux sont simples et isolés. Mais la cheminée du Puy est relativement petite ; lorsque les cheminées avaient des dimensions considérables, lorsqu’elles devaient chauffer de grandes salles et contenir un très-vaste foyer, il fallait donner à la fumée un passage en rapport avec ces dimensions. Il existait, avant 1845, à l’abbaye de Saint-Lô, une énorme cheminée, du commencement du XIIIe siècle, dont le tuyau était un véritable monument, une tourelle octogone de 0,90 c. de diamètre hors œuvre.


Ce tuyau, dont nous donnons l’élévation géométrale (15), arrivait du carré à la forme prismatique par quatre pendentifs, et se terminait par deux étages de colonnettes dont le dernier était à jour et par une haute pyramide[1]. Il existe, sur une maison proche de la cathédrale de Bayeux, un tuyau de cheminée qui, dans des dimensions plus restreintes, rappelle celui de l’abbaye de Saint-Lô. Ces tuyaux, ainsi qu’on peut le voir, ne sont ouverts que sur la circonférence du cylindre et sont fermés entièrement au sommet ; la fumée ne pouvait ainsi s’échapper que par les côtés. Au XIIIe siècle, les tuyaux de cheminée sont souvent ouverts sur les côtés et à leur extrémité supérieure.


En voici (16) un exemple tiré de l’abbaye de Fontenay, de l’ordre de Cîteaux (Côte-d’Or). Afin d’empêcher les eaux pluviales de tomber dans la cheminée, l’orifice supérieur est fort étroit. Ce tuyau est fait de tambours de pierre creusés comme celui du Puy-en-Vélay. Souvent même les tuyaux de cheminée ne sont ouverts, dans les constructions du XIIIe siècle, qu’à leur extrémité et continuent d’affecter la forme cylindrique ou prismatique. Les exemples de ces sortes de tuyaux sont très-nombreux ; il en existe encore dans les bâtiments du Palais à Paris ; nous en connaissons un assez remarquable conservé dans les restes du château de Semur en Auxois, avec base moulurée au-dessus de la souche sortant du comble (17).
Il faut signaler ici un point important dans la construction de ces accessoire ; les souches sortant des combles sont toujours munies d’un filet rampant en pierre formant chéneau sous la tuile ou l’ardoise en A, et solin B au-dessus dans les parties latérales et inférieures des souches, afin d’empêcher les eaux pluviales glissant le long des tuyaux à l’extérieur de s’introduire sous la couverture. Ce sont là des précautions de détail qui accusent la prévoyance extrême et le soin des constructeurs du moyen âge, précautions fort négligées aujourd’hui. Mais, jusqu’au XIVe siècle, même dans les grandes constructions civiles ou monastiques, les cheminées sont rarement superposées ; si plusieurs étages d’un même bâtiment en sont pourvus, on évite de les placer au-dessus les unes des autres, elles se chevauchent au contraire ou sont opposées, afin de laisser chaque tuyau isolé ; tandis qu’à partir de cette époque, l’usage des cheminées s’étant fort répandu, on voulut non-seulement en avoir dans toutes les pièces importantes, mais encore les placer les unes au-dessus des autres ; dès lors, les tours, les pignons de bâtiments d’habitation reçurent deux, trois, quatre tuyaux de cheminée juxtaposés. Il fallait avoir un tuyau pour chacune de ces cheminées et les séparer par des languettes ; ces constructions furent exécutées avec un soin minutieux. Au lieu d’être cylindriques à l’intérieur, les tuyaux donnent, dans ce cas, les sections horizontales de parallélogrammes très-allongés séparés par des cloisons de 0,10 c. à 0,20 c. d’épaisseur. Ainsi sont pratiqués les tuyaux des trois cheminées superposées du donjon de Pierrefonds, dont nous donnons (18) en P la coupe transversale et en A la section horizontale au niveau A.
Les languettes BB′ sont en pierre bien parementées et dressées. En CC′C″ sont réservés de petits renfoncements carrés, pour recevoir la plaque de fonte de fer du contre-cœur, destinés à empêcher la chaleur du foyer de calciner la pierre et de détruire les languettes. Par un surcroît de précaution, souvent, au-dessus de la plaque, la languette est appareillée en plate-bande ou en arc de décharge, ainsi qu’on le voit en D. Les manteaux sont également déchargés par des arcs E. En F, nous donnons la tête de ces tuyaux de cheminée, surmontant l’extrémité du pignon du bâtiment ; en G leur plan supérieur et en H leur profil. On voit en I le filet saillant réservé dans les assises de la souche, et destiné à recouvrir les rampants du comble au-dessus de l’ardoise. Ce filet, tenant lieu de solins, se continue sous les marches qui, le long des rampants du pignon, permettent d’arriver facilement aux tuyaux pour les réparer et de placer des défenseurs protégés par le crénelage K donnant sur les dehors. Mais, dans les localités exposées aux grands vents, les tuyaux de cheminée, terminés brusquement par des ouvertures sans mitres, ne laissaient pas échapper facilement la fumée ; celle-ci, rabattue par le vent, était comprimée et rentrait à l’intérieur des appartements. Pour éviter cet inconvénient, on garnit souvent les bouches supérieures des tuyaux de couronnes en tôle découpée qui, divisant le courant d’air extérieur, permettaient à la fumée de sortir librement. Nous avons vu, sur beaucoup de têtes de cheminée des XIVe et XVe siècles, des traces de scellements qui indiquent la présence de ces couronnes ; mais il en existe fort peu qui aient résisté aux intempéries et à l’action corrosive de la suie. L’ancien tuyau de la cheminée de la grand’salle du château de Sully-sur-Loire, ayant été mis hors d’usage depuis le XVIe siècle, par suite d’un changement de distribution intérieure, a conservé sa couronne de fer battu, ainsi que le fait voir la fig. 19.
Ce tuyau donne en section horizontale le plan A ; l’extrémité du pignon de la salle lui sert de souche. Le château de Du Guesclin, à la Bélière près Dinan, a conservé plusieurs charmants tuyaux de cheminée, octogones, en granit, brique et ardoise, dont nous donnons (20) deux exemples qui datent de la fin du XIVe siècle.
Les cornes B décorant les couronnements sont en ardoise épaisse et fichées en rainure dans les assises supérieures de granit formant chapiteaux. Les fonds des petites arcatures C sont plaqués d’ardoises qui, à cause de leur teinte sombre, détachent vivement cette fine ornementation et permettent de la distinguer à la hauteur où elle est placée[2].

Une des qualités les plus remarquables de l’architecture du moyen âge, c’est d’avoir su tirer parti de tous les accessoires les plus vulgaires de la construction pour en faire un motif de décoration. Des besoins nouveaux venaient-ils à se développer, aussitôt les architectes, loin de les dissimuler, cherchaient au contraire à leur donner une forme d’art, non-seulement dans les constructions élevées avec luxe, mais aussi dans les habitations les plus humbles. Nous en trouvons la preuve dans un grand nombre d’anciennes maisons de nos vieilles villes. Avec les moyens les plus simples et les moins dispendieux, ces architectes ont obtenu des formes élégantes et parfaitement appropriées aux besoins auxquels il fallait satisfaire. Dans les villes de l’Est, il existe encore beaucoup de tuyaux de cheminée dont les mitres, formées d’un échafaudage de tuiles retenues avec du mortier, se découpent sur le ciel de la façon la plus gracieuse.

La fig. 21 offre trois exemples de ces têtes de cheminée comme on en voit tant à Strasbourg[3]. Les boules A qui surmontent les tuiles des mitres sont en mortier. Encore aujourd’hui, à Strasbourg, on conserve la tradition de cette construction des XIVe et XVe siècles.

Les architectes des châteaux de l’époque de la renaissance renchérirent encore sur leurs devanciers dans la construction des tuyaux de cheminée ; ils les décorèrent souvent avec un luxe de moulures et de sculptures passablement exagéré. S’il est bon de ne pas dissimuler un besoin secondaire et d’en profiter pour orner un édifice, il ne faut pas cependant qu’un accessoire prenne plus d’importance qu’il ne convient, et perde ainsi son véritable caractère. Cette modération, si parfaitement observée par les architectes du moyen âge, ne fut pas du goût de ceux du XVIe siècle, et ceux-ci arrivèrent à donner aux tuyaux des cheminées, au-dessus des combles, une telle importance qu’il est souvent difficile de savoir ce que contiennent ces énormes piles de pierre couvertes de colonnettes, de frontons, de panneaux et de sculptures. Les châteaux de Chambord, de Blois, d’Écouen et tant d’autres, présentent quantité de ces tuyaux massifs couverts d’ornements qui, à distance, détruisent les lignes principales des combles et ressemblent aux ruines de quelque monument gigantesque.

Sous le règne de Louis XIV, on tomba d’un excès dans un pire ; le retour vers ce que l’on croyait alors être l’architecture romaine fit supprimer les combles apparents et par suite les tuyaux de cheminée. Mais, comme en France on se chauffe six mois de l’année, il fallut, bon gré mal gré, surmonter après coup les acrotères et terrasses antiques des édifices par d’horribles tuyaux de brique, de plâtre et de tôle. On est revenu, ces temps derniers, à des principes plus raisonnés, et les architectes ne paraissent pas craindre de montrer franchement à l’extérieur les tuyaux de nos cheminées.

  1. Ce tuyau de cheminée fut détruit en 1845, en même temps que les bâtiments de l’abbaye. Il fut réédifié dans le jardin du presbytère de l’église de Sainte-Croix.
  2. M. Ruprich Robert a bien voulu nous communiquer ces précieux renseignements.
  3. M. Patoueille, architecte, nous a fourni les croquis de ces mitres strasbourgeoises.