Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Étuve

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ÉTUVE, s, f. Bains. Personne n’ignore le soin avec lequel les Romains établissaient des bains publics et privés. Les anciens considéraient les bains chauds et froids non-seulement comme un des meilleurs moyens d’entretenir la santé ; mais encore c’était pour eux une habitude, un plaisir. Nos cercles dans les grandes villes, et nos cafés dans les petites localités, sont les seuls établissements, aujourd’hui, qui peuvent nous donner l’idée de ce qu’étaient les bains chez les Romains. On se rendait aux bains pour se baigner, mais plus encore pour se réunir, pour connaître les nouvelles du jour, pour parler de ses affaires et de ses plaisirs. Ces usages qui tiennent à une civilisation avancée devaient s’altérer évidemment lorsque les barbares se répandirent dans l’Occident. Cependant les Germains, si nous en croyons Tacite, se levaient tard et se baignaient le plus souvent dans de l’eau tiède ; après quoi ils prenaient quelque nourriture[1]. Charlemagne paraît avoir adopté entièrement à cet égard les usages des Romains. Eginhard[2] dit que ce prince aimait beaucoup les bains d’eaux thermales. « Passionné pour la natation, ajoute-t-il, Charles y devint si habile, que personne ne pouvait lui être comparé. C’est pour cela qu’il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu’il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort. Il invitait à prendre le bain avec lui, non-seulement ses fils, mais encore ses amis, les grands de sa cour et quelquefois même ses soldats et ses gardes du corps, de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois. » Il n’est pas douteux que Charlemagne en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, ne faisait que reprendre les habitudes des Romains de l’antiquité.

On ne trouve plus trace de ces grandes dispositions à partir du Xe siècle ; et les bains, depuis le XIIe siècle, ne sont que des étuves, c’est-à-dire des établissements analogues à ceux que nous possédons encore aujourd’hui, si ce n’est que les baignoires étaient en bois, en marbre ou en pierre, et les chambres de bains probablement moins incommodes que les nôtres. Il était assez d’usage, pendant le XIIIe siècle, de se baigner en compagnie, quelquefois même dans la même cuve.

« Puis revont entr’eus as estuves,
Et se baignent ensemble ès cuves
Qu’ils ont es chambres toutes prestes,
Les chapelès de flors es testes,
..........[3] »

Et

« Quand vendroit la froide saisons,
.......... »


tout étant bien clos, on allumerait bon feu ;

« On feroient estuves chaudes,
En quoi lor baleries baudes
Tuit nuz porroient demener,
Quant l’air verroient forcener,
Et geter pierres et tempestes,
Qui tuassent as champs les bestes,
Et grands flueves prendre et glacier[4]. »

Il paraîtrait qu’alors (au XIIIe siècle) il y avait des salles de bains dans les châteaux, mais qu’il existait des étuves publiques très-fréquentées dans les villes. En effet, beaucoup de villes anciennes ont conservé leur rue des Étuves. Dans l’excellente Histoire de Provins, de M. Bourquelot[5], nous lisons ce passage : « Quant aux étuves, la première mention que nous en trouvons existe dans un titre de mai 1236, d’après lequel Raoul de Brezelle, chevalier, donne aux pauvres de la Maison-Dieu de Provins XII den. de cens qu’il avait et percevait annuellement sur cinq chambres sises derrière l’Hôtel-Dieu, entre le monnayeur et les bains, inter monetarium et balnea. Il est probable que ces bains, qui occupaient l’emplacement où l’on voit encore le gracieux hôtel des Lions, étaient les seuls qu’il y eût primitivement à Provins, et leur ancienneté leur avait fait donner le nom de vieux-bains. Ils tombaient en ruines en 1356. Louis-le-Hutin en établit de nouveaux en 1309 à cause de l’affluence du peuple, ob affluentiam populi, dit Moissant[6] ; mais cette affluence ne fut pas de longue durée, car nous voyons quelque temps plus tard le louage des bains diminuer d’année en année d’une manière sensible[7]. »

Ces étuves ne consistaient qu’en des chambres plus ou moins spacieuses dans lesquelles on disposait des cuves remplies d’eau tiède au moyen de conduites, comme cela se pratique encore aujourd’hui. Dans les palais, les salles de bains étaient décorées souvent fort richement. Sauval[8] rapporte qu’à l’hôtel Saint-Pol, et à l’hôtel du Petit-Muce, le roi Charles V avait fait disposer pour la reine des chambres de bains qui étaient pavées de pierres de liais, « fermées de portes en fer treillisé, et entourées de lambris de bois d’Irlande ; les cuves étaient de même bois, ornées tout autour de bossettes dorées, et liées de cerceaux attachés avec des clous de cuivre doré. »

Depuis le XIVe siècle, dit ailleurs le même auteur[9], « nos rois bâtirent des étuves à la pointe de cette isle (du Palais)[10], et pour celles firent faire un logis nommé la maison des Étuves, tant pour eux et pour leurs enfans que pour les princes et autres grands seigneurs logés avec eux ; car en ce temps-là il y en avoit non-seulement dans tous les palais et les grands hôtels, mais même dans plusieurs rues de Paris, destinées exprès pour cela ; d’où vient que quelques-unes conservent encore ce nom de rue des Étuves… Pour ce qui est des Étuves de cette Isle, elles furent données par Henri II aux ouvriers de la Monnoie, au moulin qu’il fit fabriquer en cet endroit-là, mais qu’on ruina lorsqu’on entreprit le Pont-Neuf. »

Chez les particuliers on avait des cuviers qui servaient de baignoires et que l’on plaçait dans une chambre lorsqu’on voulait se baigner ; on appelait cela tirer le bain… « Il fit tantost tirer les bains, chauffer les estuves. » On prenait même parfois ses repas étant ainsi au bain : « Tantost se bouterent au bain, devant lequel beau souper fut en haste couvert et servi[11]. » Et ailleurs : « Un jour entre les autres Madame eut voulenté de soi baigner, et fist tirer le baing et chauffer les estuves en son hostel[12]. » Un grand nombre de vignettes, de manuscrits des XIVe et XVe siècles, nous montrent des personnages prenant des bains dans des sortes de cuviers de bois installés dans une chambre. Chacun connaît le conte du Cuvier[13], qui date du XIIIe siècle. De toutes les citations qui précèdent, et auxquelles nous pourrions en ajouter beaucoup d’autres si nous ne craignions d’être trop long, on peut conclure ceci : que, pendant le moyen âge, l’usage des bains, comme on les prend aujourd’hui, était fort répandu ; qu’il existait des établissements publics de bains dans lesquels on trouvait des étuves, tout ce qui tient à la toilette ; où l’on mangeait et où l’on passait même la nuit ; que dans les châteaux et les grands hôtels il y avait des salles affectées aux bains, presque toujours dans le voisinage des chambres à coucher ; que l’usage des bains, pendant les XVIe et XVIIe siècles, fut beaucoup moins répandu qu’il ne l’était avant cette époque et presque exclusivement admis par les classes élevées ; que ces établissements publics, pendant le moyen âge, ne présentaient pas des dispositions particulières, et ne consistaient qu’en des chambres dans lesquelles on plaçait des cuviers.

  1. Statim e somno, quem plerumque in diem extrabunt, lavantur, sæpius calida, ut apud quos plurimum hiems occupat. Lauti cibum capiunt… (Germania, cap. XXII.)
  2. Vita Karoli imperatoris, § XII.
  3. Le Roman de la Rose, vers 11 132 et suiv.
  4. Ibid., vers 17 875 et suiv
  5. T. I, p. 277. 1839
  6. « En 1309, on fait le pavement des bains avec des pierres de Paris, on appareille fournel, chaudières et étuves. »
  7. « En 1311, les bains-neufs sont loués 240 livres ; en 1315, 100 ; en 1320, 60 ; en 1325, 95. »
  8. Hist. et antiq. de la ville de Paris, t. II, p. 280.
  9. Ibid., t. I, p. 99.
  10. Vers le terre-plein du Pont-Neuf.
  11. La Médaille à revers. (Cent nouvelles nouvelles.)
  12. La Pêche de l’anneau. (Cent nouvelles nouvelles.)
  13. Voy. l’extrait donné dans le Recueil de fabliaux des XIIe et XIIIe siècles, t. III, page 135.