Dictionnaire pratique et historique de la musique/Ornement
Ornement, n. m. En son sens strict, terme désignant toute broderie ou contour décoratif d’une mélodie, mais s’appliquant, chez la plupart des auteurs à ce que les anciens maîtres français nommaient agrément (voy. ce mot). L’agrément ou l’O. est seulement indiqué, ou même suggéré par des signes conventionnels.
Le répertoire du chant grégorien présente un grand nombre de mélodies ornées, où prédomine la mélodie pure ; ce sont les chants d’origine orientale et judaïque. Sa notation neumatique possédait des signes d’O., prédécesseurs des signes d’agrément du xviie s. : le pressus, le strophicus, l’oriscus, le quilisma, le franculus, etc. Mais nous savons, par le témoignage du diacre Jean et du moine d’Angoulême (ixe s.), que les Gaulois et les Germains n’arrivaient pas à un assouplissement de la voix suffisant pour observer ces notes : « Jamais nos chantres français ne surent venir à bout de pouvoir contrefaire les voix tremblantes, ny gringotes, fredons et entrecoupes des chantres romains » (trad. de Séb. Rouillard, en 1607). Aussi, Guido d’Arezzo recommande-t-il à ceux qui ne sauraient exécuter ces sons que les Italiens font naturellement, de chanter la note simple. Le chant grégorien, pendant les siècles de sa constitution et de sa floraison, connaissait ainsi une grande variété de formes mélodiques ornées et d’O. accessoires d’exécution analogues aux futurs agréments, sous les noms de tremulas, collisibiles, vinnulas, secabiles, repercussio vocis, soit trémulantes, ébranlées par collision, recourbées, etc. Voici d’ailleurs des exemples authentiques de chant grégorien, avec la réalisation des divers agréments indiqués par les neumes, suggéré par A. Gastoué.
Dans la musique polyphonique du moyen âge, le même usage a persisté : Jérôme de Moravie (vers 1270) a consacré un chapitre à l’explication des ornements. Mais plus tard, à l’époque de la Renaissance, les chanteurs, surtout les Italiens, prennent l’habitude de broder eux-mêmes à l’infini les parties de chœur d’une œuvre polyphonique. C’est ainsi que le fragment suivant d’un motet de Palestrina :
devient dans le traité de chant du
musicien italien Giovanni Bassano
(fin du xvie siècle et commencement
du xviie), publié en l’année 1591,
c’est-à-dire du vivant même de Palestrina :
Giulio Caccini, chanteur en même temps que compositeur, peut fournir un exemple de ce que l’on pouvait exécuter vers 1600 dans un récitatif, sur une seule syllabe :
Au milieu du xviie siècle, ce style surchargé pénètre dans la musique sacrée, et Carissimi s’en fait l’un des propagateurs. Il place à la fin de son motet Domine Deus une cadence semblable à celles que les virtuoses du chant interprétaient ou improvisaient dans les airs d’opéra et les cantates. Parry (Oxf. his., iii, 165) qualifie ce style d’ « histrionic » :
La manie de l’ornementation mélodique est telle, lorsque commence l’ère de la virtuosité instrumentale, que, même dans la musique d’ensemble ou d’orchestre, chaque exécutant s’évertue bientôt à broder sa partie selon son plaisir et sa vanité. À l’époque de la formation de l’orchestre d’accompagnement en Italie, début du xviie s., une séparation s’établit entre les instruments de fondamento et d’ornamento. Ceux-ci embellissent à leur gré la note écrite, par des scherzi et des contrepoints improvisés (agazzari). Il est rare que ces ornements soient écrits ou même indiqués. Les témoins en parlent très différemment : Pietro della Valle y admirant « les grâces de l’art » et Doni blâmant l’abus qu’en faisaient des musiciens avides de briller et portaient dans les dessins de l’orchestre la confusion et la lourdeur. Il semble certain que ce procédé ne s’appliquait pas à l’accompagnement des chœurs, encore moins au récitatif. Mais de son usage dans les airs est née la tradition de l’air concertant avec un instrument obligé. Prætorius (1619) assigne au luth, au théorbe, à la harpe, au dessus de viole, au violon italien, le rôle d’instruments ornemanistes, et aux basses et autres lourds instruments, le rôle d’accompagnateurs, chargés de suivre ou de doubler le chant. Il recommande aux premiers de ne pas abuser de leur talent, de ne pas varier, diminuer et orner tout le long d’un morceau, ce qui trouble l’auditeur et cause une confusion fâcheuse, lorsque les virtuoses ne se cèdent pas l’un à l’autre de temps en temps le tour de briller et qu’ils accumulent à la fois leurs accents, leurs trilles, leurs passages. Les chanteurs rivalisent en cela avec les instrumentistes, on arrivait à crier et jouer de plus en plus fort pour s’entendre soi-même et se faire entendre, et le morceau se terminait en cacophonie. Lulli repoussait de son récitatif tous les ornements enseignés par les maîtres de chant français ou par les chanteurs italiens. Il le voulait « tout uni ». Les chanteurs du xviiie s. de l’école italienne n’exécutaient probablement jamais une partie solo telle qu’elle était notée. On possède des ornements écrits authentiques pour 9 morceaux du Messie de Hændel (1741), et la 1re mesure du 1er de ces morceaux suffit à servir d’exemple :
Ce dessin orné s’exécutait ad libitum, le chanteur allongeant ou raccourcissant les valeurs à son gré. En France, vers le milieu du xviiie s., Forqueray, dernier virtuose sur la basse de viole, se faisait critiquer pour sa manière « trop savante » d’accompagner en n’exécutant jamais la partie de basse telle qu’elle était écrite, mais en la surchargeant de la « grande quantité de traits brillants que lui fournit sa tête ». Il ne regardait la musique notée que comme « un canevas » et mécontentait souvent les compositeurs en éblouissant le public. La manie d’orner défigurait tout. Nous admirons la pureté de la ligne mélodique d’un Adagio de Tartini et nous applaudissons le violoniste qui en fait chanter la mélodie. J.-B. Cartier (1798) enseignait 6 manières de le broder, qui le rendaient méconnaissable.
Mme de Mongeroult
(vers 1800) en usait de même au piano,
en enseignant 4 manières de surcharger.
C’est encore ainsi que procédait
Mme Pleyel qui publiait un Andante
de Hummel enguirlandé de traits de
sa façon. On attribuait un sens expressif
aux ornements. Chr. Simpson, en
1659, déclare que certains ornements
(il en a donné une table de 13) sont
plutôt rudes et masculins et conviennent
particulièrement à la basse,
notamment ceux de forme simple,
l’appogiature montante ou descendante ;
d’autres sont féminins et
convenables aux parties supérieures,
notamment le vibrato et les ornements
compliqués. Ceux-ci conviennent à
l’expression de l’amour, de la pitié ;
les premiers, à celle du courage, de
l’ardeur. Dans le même ordre d’idées,
Geminiani (A Treatise of good Taste,
1759) dit que l’appogiature supérieure
passe pour exprimer l’amour, l’affection,
le plaisir ; selon la manière
dont on exécute un trille, il exprime
la fureur, la résolution, ou bien l’horreur,
la plainte, ou l’affection, le
plaisir, etc., ou encore la majesté, la
dignité, etc. C’est pour obvier à de
telles complications, que les maîtres
commencèrent de bonne heure, à indiquer
les ornements dont ils entendaient
qu’on se servît. Mais les signes
de notation employés pour marquer
la place et la nature des ornements
varient selon les époques, les lieux, et
les auteurs. Dès le xviie s., leur nombre
et leurs acceptions diverses obligeaient
les compositeurs aussi bien que les
théoriciens à rédiger des tables explicatives,
qu’ils plaçaient en tête de leurs
pièces ou de leurs traités. Comparées
l’une à l’autre, ces tables se contredisent
très souvent. Il est donc impossible
de désigner une fois pour toutes
le sens de chaque signe d’ornement
et l’on doit au contraire avoir égard
pour leur interprétation aux explications
qui en ont été données à
l’époque par l’auteur lui-même ou par
un musicien de son école. Il suffit de
dire que le trait oblique incliné, /, simple
ou double, dirigé en montant vers
la droite ou vers la gauche, exprime
à la même époque chez les auteurs
différents tantôt l’appogiature ascendante
ou descendante, tantôt l’arpeggio,
tantôt le mordent supérieur ou
inférieur, tantôt un trille court, avec
et sans terminaison en grupetto, tantôt
enfin, comme à l’époque moderne, le
vibrato, tremolo, ou répétition rapide
d’une même note. Il est donc impossible
de dresser un code absolu de
l’exécution des ornements dans la
musique ancienne, qui dispenserait les
exécutants modernes des études nécessaires
pour interpréter les signes selon
leur signification temporaire et locale.
Chaque signe d’ornement, dans les
manuscrits ou les éditions anciennes,
doit être étudié et traduit en conformité
avec les indications de l’auteur, si
on les possède, ou de ses contemporains
et compatriotes.
L’écriture par signes avait l’avantage d’abréger la notation :
Traduction :
Bach a lui-même rédigé en 1720 pour son fils Wilh.-Friedemann une table des signes d’ornements qu’il avait coutume d’employer, et auxquels il conservait des noms italiens et français. Ces signes sont au nombre de 13. On en a relevé d’autres dans les mss et les anciennes éditions de ses œuvres. On s’appuie pour leur explication sur les cas où Bach lui-même a noté au cours de ses compositions des formules ornementales en toutes notes. Les graveurs des anciennes éditions sont responsables de certains doutes. Dans les Partitas de Bach, éd. 1726, les signes du mordent et du trille
paraissent confondus.
Danreuther signale la confusion et
l’ambiguité qui existent dans toutes
les éditions, relativement à la notation
de l’appogiature. Il cite un fragment
où la parenthèse qui figure dans l’édit.
de 1731 semble une devinette, et
s’explique par la connaissance que
Bach avait des signes de d’Anglebert
et Dieupart, chez lesquels cette parenthèse
marque un mordent :
L’interprétation des ornements chez Bach et à son époque se règle par quelques lois principales, résumées en 5 articles : 1o les ornements sont diatoniques ; 2o les ornements appartiennent au temps de la note principale ; ils se prennent sur sa durée ; 3o les ornements, qu’ils soient notés en toutes notes ou en signes, sont soumis à la mesure ; 4o les trilles, courts ou longs, commencent sur la note supérieure ; la vitesse des battements est à la discrétion de l’exécutant ; la terminaison par un groupe peut être ajoutée ou omise au gré de l’exécutant ; elle est d’usage à la fin d’un air ou d’une pièce d’importance ; 5o les appogiatures sont plus souvent brèves que longues ; celles-ci, comparativement rares chez Bach, prennent la moitié de la valeur de la note principale, ou les deux tiers s’il s’agit d’un triolet. La traduction des ornements de Bach est donc un problème des plus délicats. Fuller-Maitland a donné l’Aria, de l’Air avec 30 variations, dans la notation de Bach et dans la traduction selon les règles de Türk (1789). On en jugera par le début de la 2e reprise (exemple ci-contre).
L’explication des ornements occupe neuf chapitres du livre de Ch.-Ph.-E Bach sur l’art de jouer du clavecin (1753, éd. nouvelle, 1759, éd. posthume, 1797). Il appelle les ornements des « Manières », les déclare indispensables, vante leur utilité pour lier les notes, les rendre agréables, retenir l’attention, aider à l’expression, ajouter à l’effet, mettre en relief le talent de l’exécutant, embellir des compositions qui autrement seraient indifférentes. Il les classe en 2 genres : les ornements qui sont indiqués par des signes conventionnels, et ceux qui font partie de la notation. Il admire les Français, qui ont été si soigneux dans la notation des signes d’agrément, et déplore que l’on se soit relâché de cet usage, en s’écartant de leur admirable méthode. Les Italiens brillent surtout dans l’art d’orner le chant, les Français dans celui d’orner la musique de clavecin. De l’ensemble des considérations de Emm. Bach, il résulte qu’à son époque, la théorie et la pratique des ornements s’étaient à la fois surchargées d’innovations et simplifiées quant aux signes et aux règles, chacun finalement ornant à sa façon et selon son goût. Emm. Bach s’applique à définir le bon goût et à classer les cas d’interprétation ou d’emploi de chaque ornement. D’ailleurs, le traité d’Emm. Bach montre qu’en remplaçant souvent les anciens signes d’ornements par une notation en toutes notes qui pouvait sembler claire et complète, les variantes d’interprétation ne se trouvaient pas supprimées, chaque exécutant restant libre ou se croyant libre de modifier à as guise l’ornementation. Emm. Bach fait encore un large usage des ornements notés par signes ; mais déjà Haydn en restreint l’usage ; chez Mozart ne se rencontrent plus que les petites notes pour l’appogiature, l’S couchée pour le grupetto, l’abréviation tr. pour le trille : partout ailleurs, les ornements se fondent dans la notation du texte musical, où l’on peut les reconnaître. Cependant Clementi, en 1801, rédige encore une table explicative ses signes d’ornement dans laquelle sont comprises les petites notes pour les diverses appogiatures (y compris l’ancien coulé), l’S couchée et debout pour les divers grupetti,
pour les trilles et les mordents.
Clementi décrit l’acciacatura sans en
mentionner le nom. Rossini passe pour
avoir pour la 1re fois, dans Elisabetta
(1815), écrit les ornements in extenso.
Cette pratique excita l’indignation de
Stendhal. L’usage des ornements, petites
notes, mordents, trilles, grupetti,
tremolo, est signalé dans le chant
populaire des pêcheurs et paysans de
divers pays : leurs chanteurs s’évertuent
à imiter le vibrato perpétuel
de la vielle. Les folk-loristes ont voulu
reconnaître à ces procédés une origine
orientale (?) des mélodies et du peuple
qui les chante. À l’époque contemporaine,
on peut remarquer chez les pianistes
espagnols Albeniz, Granados, un
emploi fréquent de petits groupes
d’ornement qui procèdent du style
d’exécution de la guitare.
Il y a superposition de groupes dans ce passage, avec beaucoup de grâce et de coquetterie :