Dictionnaire pratique et historique de la musique/Organum

Orgue  ►

Organum, n. latin du genre neutre, pl. organa. N. m. en français : on y emploie aussi le pl. organums. Forme primitive de l’harmonie, consistant en une succession réglée d’octaves, de quintes et de quartes, exécutée par le chœur des voix d’hommes et d’enfants. Les plus anciennes mentions se rencontrent chez des écrivains du ixe s., le moine d’Angoulême, Jean Scot Érigène, Hucbald, moine de Saint-Amand. Les exemples contenus dans les écrits attribués à ce dernier présentent l’organum comme une partie vocale (voix organale) s’ajoutant au chant liturgique, note contre note, à distance d’une quarte ou d’une quinte au-dessus ou au-dessous, ou à la fois au-dessus et au-dessous. C’est un renforcement de la mélodie sur un intervalle différent et tenu pour consonant. L’organum simple consistait donc essentiellement dans le renforcement des premiers sons harmoniques, pressentis, mais non encore définis par les musiciens du moyen âge, et que les jeux de mutation de l’orgue réalisent méthodiquement de nos jours. L’exécution paraît en avoir été confiée, dans le chant liturgique, à un petit nombre de chanteurs : la série de consonances qu’ils étaient chargés d’ajouter à la mélodie pouvait donc s’y amalgamer sans en ressortir sensiblement.

Il convient d’y ajouter la diaphonie, harmonie primitive pratiquée au ixe s. parallèlement à l’organum avec lequel elle est confondue à la fin du xie. Il est d’ailleurs malaisé de séparer les définitions variables que les anciens auteurs donnent de la diaphonie, de l’organum et du déchant, mais le sens même du mot diaphonie (= dissonance) et les exemples donnés, marquent bien le mélange et l’emploi des dissonances, c’est-à-dire des intervalles autres que la quinte et l’unisson et leurs renversements, joints aux mouvements contraire et oblique :


\language "italiano"
porteeA = \relative do'' {
  \time 20/4 
   << { \voiceOne
        \stemUp
         \partial 64*113 sol4 sol la s64 si4 do do si \bar "," \break
         \override Score.Clef.break-visibility = ##(#f #f #f)
         \partial 64*146 sol4 s64 si4 la sol la sol fa re mi s64 \bar "||"
      } 
     \new Voice { \voiceTwo 
         \partial 64*113 s64 sol4 sol sol sol sol sol sol
         \partial 64*146 s64 sol4 mi mi re mi re do s64 re4 mi 
     } 
   >> 
}
text = \lyricmode {
  Te hu -- mi -- les fa -- mu -- li
  mo -- dus -- lis -- ve -- ne -- ran -- do pi -- is
}
\score {
    \new Staff = "mel" <<
      \clef "treble" 
      \new Voice = "mel"  { \porteeA }
      \new Lyrics { \lyricsto "mel" \text }
    >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves 
                      \remove Key_engraver
                      \remove Time_signature_engraver
    }
    indent = 0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
  }
  \midi { }
 }
\header { tagline = ##f}
(Musica enchiriadis, ixe s.)


D’autre part, il semble aussi que l’on ait entendu par diaphonie la tenue d’une pédale harmonique. Au xiie s., les significations particulières qu’avaient pu avoir ce terme se trouvèrent absorbées dans les formes du déchant.

On doit remarquer que l’organum, ainsi que les autres formes naissantes de l’art harmonique se développa en France. Après Hucbald et Otger, son contemporain, on trouve chez Guido d’Arezzo († 1050) une explication de l’organum, qu’il appelle aussi diaphonie. L’explication de Guido d’Arezzo est conforme à celle de Hucbald et décrit « la voix organale » comme s’ajoutant au-dessus ou au-dessous, ou à la fois aux deux espaces, à la quinte et à la quarte. Mais à ces intervalles se mélangent selon des formules convenues la seconde et la tierce. Un des ex. qui rapprochent ces trois intervalles est le suivant :


\language "italiano"
melody = \relative do {
    \time 9/4
    \clef bass
    \hide Stem 
    s4 <fa do>4 <fa do> <mi do>( <re do>) <fa do>( <sol re>) <fa do>
}
text = \lyricmode {
   I -- psi me to -- ta
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel" { \melody }
    \new Lyrics \lyricsto mel \text
  >>
  \layout {
    \context { \Staff 
               \RemoveEmptyStaves 
               \remove Time_signature_engraver
             }
    \context { \Score \override SpacingSpanner.base-shortest-duration = #(ly:make-moment 1/32) }
    indent = 0\cm
    line-width = #120
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}

Environ un siècle plus tard, l’Anonyme de Milan, du xie-xiie s., publié par de Coussemaker donne des règles précises pour le choix des intervalles que la voix organale placée au-dessus du chant doit former avec le chant. Le commencement et la fin de chaque pièce ou de chaque distinction se font toujours à l’unisson ou à l’octave ; tous les sons se succèdent dans la mélodie entre ces 2 points extrêmes reçoivent les intervalles de quarte ou de quinte ; le 11e des ex. qui accompagnent le texte représente la forme la plus simple :


\language "italiano"
porteeA = \relative do' {
  \time 20/2 
  \key fa \major
   << { \voiceOne
         \stemUp  \hide Stem 
          do4 la sib sol fa s64 la4 do re do la sib sol s64 \bar ""
      } 
     \new Voice { \voiceTwo 
         \hide Stem 
          do,4 re fa  re s64 fa4 mi fa sol fa mi fa s64 sol4 \bar ""
     } 
   >> 
}
\score {
    \new Staff = "mel" <<
      \clef bass 
      \new Voice = "mel"  { \porteeA }
    >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves 
                      \remove Time_signature_engraver
    }
    \context { \Score \override SpacingSpanner.base-shortest-duration = #(ly:make-moment 1/32) }
    indent = 0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
  }
  \midi { }
 }
\header { tagline = ##f}

Les règles suivantes laissent apercevoir une tendance vers l’emploi préférable du mouvement contraire entre les parties dans les cas où l’on quitte l’unisson ou l’octave. À la fin du xie s., vers 1100, l’Anglais Jean Cotton consacre un chapitre à la diaphonie ou Organum, qui est l’art de réunir des sons différents (dissonances) produits par 2 voix au moins, et qui est appelé vulgairement organum à cause de la similitude de ses effets avec ceux que l’on obtient sur l’instrument appelé orgue. La conduite de l’organum est dite organisation (organizandi = action d’organiser) et la voix ajoutée se nomme voix organale. La marche de cette voix en mouvement contraire, relativement à la marche de la mélodie, est prescrite par Cotton comme essentielle. La tierce majeure est admise avec faveur, la tierce mineure tolérée.

L’organum et la diaphonie cèdent la place, au xiie s., au déchant, qui conserve tout d’abord pour fondement les lois mêmes de l’organum quant à la disposition note contre note, au mouvement des parties et à la limitation du nombre des intervalles admis qui dans le petit traité en langue vulgaire publié par de Coussemaker sont uniquement la quinte et l’octave. « quins et double ». Mais le déchant était souvent improvisé. On peut définir le déchant comme une forme rudimentaire d’harmonie à 2 voix pratiquée, dès les xie-xiie s., soit par écrit, soit alla mente, par l’improvisation d’un chanteur qui ajoute, en se conformant à certaines règles, une seconde partie, à la mélodie notée sur le livre et interprétée par le chantre ou par le chœur à l’unisson. Cet art se bornait, dans le commencement, à l’usage de la quinte et de l’octave, employées autant que possible alternativement et en mouvement contraire, note contre note, les pauses restant égales dans les deux voix. Mais bientôt furent admis d’autres intervalles. Le ive Anonyme de Coussemaker connaît deux manières de pratiquer le déchant, l’une selon les « proportions voisines », c’est-à-dire à la quarte et à la quinte, l’autre selon les « proportions éloignées » ; le principe du mouvement contraire y fut maintenu sans que l’on s’occupât d’éviter les croisements. Vers la même époque, Jérôme de Moravie (environ 1270) embrassait sous le titre général de déchant (discantus) toutes les formes de la composition harmonique, savoir le simple déchant, l’organum « purum » et le « duplex », le conduit, le motet et le hoquet. Le simple déchant consistait en successions de quintes, octaves et douzièmes (quintes redoublées), ajoutées au chant donné, ou plain-chant, sous la condition que les pauses, dans les deux parties, seraient semblables, et les notes différentes. Les historiens modernes réunissent, à cet exemple, les diverses catégories de composition harmoniques, dont les progrès s’accomplissent parallèlement à ceux de la notation, dans le xiie et le xiiie s., et eurent la France pour foyer. Déjà dans les manuscrits du xiie s. à ses débuts, on possède près de 150 pièces harmoniques, dont 60 environ sont des organums. L’organum purum était la forme primordiale du chant artistique à 2 voix. Walter Odington (vers 1250-1340) le décrit comme formé d’un ténor de un, 2 ou 3 sons emprunté au plain-chant et tenu en longues notes, avec des tremolos pour adoucir la rencontre des dissonances ; et au-dessus de ce ténor une voix commençant à l’octave, à la quinte ou à la quarte et finissant à l’octave, la quinte ou l’unisson, mais déroulant (d’après l’ex. noté) un chant « coloré », c’est-à-dire orné. Cette forme tenait le milieu entre le plain-chant et la mélodie mesurée, et cherchait à en opérer la fusion. La traduction en notation moderne des ex. de W. Odington est une opération très délicate. G. Adler a offert trois traductions de l’ex. qui accompagne la définition ci-dessus. La 2e traduction est la plus conforme aux définitions du théoricien ; la fioriture seule y est librement rythmée. En voici la 1re période :


\language "italiano"
global = { \time 6/4 \key fa \major }
hautMusic = \relative do' {
  \override Staff.Clef.color = #white
  \override Staff.Clef.layer = #-1
  \clef "treble"
  \override TupletBracket #'bracket-visibility = ##f
  do1 re2 \bar ";" mi fa2 \tupletDown \tuplet 3/2 { fa4( mi2) } \bar ";" fa2 re1 \bar ";" sib1. \bar ";" la2 sib do \bar ";" sol1._\markup { \lower # 2.5 { \hspace #4 { \italic "etc." }}} \bar ""
}
basMusic = \relative do {
  \clef "bass"
  \override Staff.BarLine.color = #white
  \override Staff.BarLine.layer = #-1
  fa1.  fa  fa  fa  r  sol
}
\score {
  <<  
    \new ChoirStaff <<
      \new Staff = "sopranos"
      <<
        \new Voice = "sopranos" {
          \global
          \hautMusic
        }
      >>
      \new Staff = "altos"
      <<
        \new Voice = "altos" {
          \global
          \basMusic
        }
      >>
    >>  % end ChoirStaff
  >>
    \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves 
                      \remove Time_signature_engraver
    }
    indent = 0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}

Maître Léonin, auteur du premier recueil d’organa chantés à la cathédrale de Paris, dirigeait le chœur de cette église au xiie s. Son successeur, maître Pérotin, qui fut surnommé « le Grand », composa des morceaux à 3 et à 4 voix. Robert de Sabilon et Jean de Garlande, qui marchèrent à sa suite, habitaient Paris. Le déchant, en y comprenant toutes les branches de l’art harmonique à ses débuts, est un produit du génie français. La réalisation définitive d’un « organum purum » écrit se trouve condensée dans les deux exemples suivants, que nous empruntons à A. Gastoué :

Déchant : [Le rythme de cette pièce est incertain]

\language "italiano"
global = { \key fa \major }
hautMusic = \relative do'' {
  \clef "treble"
  \cadenzaOn
  \override TupletBracket #'bracket-visibility = ##f
  fa8[ mi] re[ do] la[ sol] fa4( la) fa( sol) \tupletDown \tuplet 3/2 { la( sol fa) } fa do'2 \bar"|" \break
  \override Score.Clef.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \override Score.KeySignature.break-visibility = ##(#f #f #f)
  mib4 do re sib do mib! do2_\markup { \lower #4 { \hspace #5 { \raise #1.5 { \italic "etc.  " }}}} \bar ","
}
hautWords = \lyricmode {
  Vi -- \skip 1 de -- \skip 1 runt \skip 1 Em -- ma -- \skip 1 nu -- el
  Pa -- tris U -- ni -- ge -- ni -- tum
}
basMusic = \relative do {
  \clef "bass"
  fa4^\markup { \hspace #-4 { \italic "Chant" }} fa la si( do) re( si) do( la) si do2  \bar "," \break
  do4 la si sol fa mib fa2 \bar "||"
}
\score {
  <<  
    \new PianoStaff <<
      \new Staff = "sopranos"
      <<
        \new Voice = "sopranos" {
          \global
          \hautMusic
        }
      >>
      \new Lyrics \lyricsto "sopranos" {
        \hautWords
      }
      \new Staff = "altos"
      <<
        \new Voice = "altos" {
           \basMusic
        }
      >>
    >>  % end PianoStaff
  >>
    \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves 
                      \remove Time_signature_engraver
    }
    indent = 0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    ragged-last = ##t
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}
(École limousine, xi-xiie s.)
(Voir page suivante.)

\language "italiano"
global = { \clef treble \time 6/4 \key sol \major \autoBeamOff }
sopMusic = \relative do'' {
  \override HorizontalBracket.direction = #UP
  fad8\startGroup sol4\stopGroup sol r8 fad4.( re4) \breathe dod8\startGroup | \once \stemDown la4\stopGroup si8\startGroup re4.\stopGroup re4 r8 si4.\startGroup | \break
  \override Score.Clef.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \override Score.KeySignature.break-visibility = ##(#f #f #f)
  do!4\stopGroup \breathe si8\startGroup re4\stopGroup dod8\startGroup mi4\stopGroup fad8\startGroup re4.\stopGroup | re4 \breathe do8 do[ re mi] sol[ mi re] si[do re] |
}
tenorMusic = \relative do' {
  \clef tenorG
  \key sol \major
  \override HorizontalBracket.direction = #UP
  re4.( re4) r8 dod4.( re4) \breathe dod8\startGroup | mi4\stopGroup fad8\startGroup sol4.\stopGroup sol4 r8 fad4.\startGroup | \break
  sol4\stopGroup \breathe fad8\startGroup re4\stopGroup dod8\startGroup la4\stopGroup si8\startGroup re4.\stopGroup | re4 \breathe sol8 fad[ sol mi] do[ mi sol] \grace { fad16 } sol8[ mi re] |
}
basMusic = \relative do' {
  \clef tenorG
  \key sol \major
  \autoBeamOff
  sol1.~ | sol~ | \break
  sol~ | sol~| \stopStaff \hideNotes sol32
}
\score {
  <<  
    \new PianoStaff <<
      \new Staff
      <<
        \new Voice = "sopranos" {
          \global
          \sopMusic
        }
      >>
      \new Staff
      <<
        \new Voice = "tenors" {
          \voiceOne
          \tenorMusic
        }
        \new Voice = "basses" {
          \voiceTwo
          \basMusic
        }
      >>
    >>  % end PianoStaff
  >>
    \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves 
                      \remove Time_signature_engraver
    }
    \context { \Voice \consists "Horizontal_bracket_engraver" }
    indent = 0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}
(Alleluia, organum pur de Perotin, vers 1180-1236.)