Dictionnaire pratique et historique de la musique/Harpe

◄  Harmonium
Harpiste  ►

Harpe, n. f. Instrument à cordes pincées, l’un des plus anciens qui existent, puisque des représentations figurées en ont été découvertes dans les nécropoles de Thèbes, du xviiie s. avant J.-C. Le principe extrêmement simple de sa construction lui a fait conserver depuis sa lointaine origine, la forme d’un triangle plus ou moins régulier et orné, aux deux côtés duquel s’attachent naturellement les extrémités des cordes disposées par ordre de longueur décroissante. Malgré l’assertion, plusieurs fois renouvelée, que les Germains auraient connu la H., aucune trace n’a pu en être retrouvée parmi les documents qui les concernent. Au contraire, le nombre des figurations de cet instrument dans les monuments sculptés ou peints montre qu’il était répandu, depuis le viiie s., chez les populations des Îles Britanniques. La H., à cette époque, était portative et l’exécutant la tenait sur son genou gauche, une main passée de chaque côté, pour saisir les cordes, qui semblent avoir été au nombre de dix ou douze. Le blason de l’Irlande a pour emblème la H. légendaire d’O’Brien, vainqueur des Danois à la fin du xe s., et le Trinity College, de Dublin, conserve comme une relique nationale un instrument naguère regardé comme ayant appartenu à ce personnage, mais aujourd’hui désigné comme plus moderne et datant au plus du xiiie s. Il mesure 32 pouces anglais de hauteur (80 cm.) et garde les traces de 30 chevilles ayant porté autant de cordes.
Harpe irlandaise (xiiie s.).
Vers la même époque, la H. était connue des jongleurs et des chanteurs bretons et français. Le Roman de Brut et le Roman de Tristan de Leonois (xiie s.) parlent de la H. et des « lais de H. » ; une des figures du chapiteau de Bocherville (xiie s.) la représente, aux mains d’un personnage couronné ; les sculpteurs ne manquent point de la donner pour symbole aux statues du roi David dont ils ornent les portails des églises. Dès ce temps, sa forme se fixe sur un patron qui sera peu à peu agrandi et qui comporte, pour les trois côtés du triangle, la caisse de résonance, où prennent naissance les cordes, la console, où elles aboutissent en enroulant leurs extrémités sur des chevilles, et la colonne qui relie et maintien à la distance de la plus longue corde la caisse et le devant de la colonne. En 1413, le roi de France, Charles vi, achète moyennant 100 livres tournois « une belle H. et bien ouvrée, à sa devise » ; la reine Isabeau de Bavière en joue ; les rois, les princes, ont un « harpeur » à leur service ; c’est encore un instrument de faibles dimensions, que l’on porte, suspendu au cou par une lanière ou un ruban, et dont on joue dans les cortèges et jusque dans les processions. Au xive s., les beaux instruments avaient déjà, en France, 25 cordes, mais encore au xvie s., certaines H. n’en ont pas plus de 15. Au début du xviie s., en Italie, Orazio Michi, surnommé « dell’Arpa », joue déjà en soliste non seulement la grande H. ordinaire, posée à terre, mais une H. double, arpa doppia dont parle Vincenzo Galilei en 1602 et qui était montée de deux rangs de cordes fournissant, du côté droit, 4 octaves, de ré en ré, et du côté gauche, 4 octaves, de ut dièse en ut dièse, se complétant réciproquement pour donner une gamme chromatique de 58 sons. Le South Kensington Museum, de Londres, possède le seul exemplaire connu de cet instrument exceptionnel, formé de 2 H. accolées sur une seule caisse de résonance, avec 2 colonnes disposées de manière à opérer le croisement des deux rangées de cordes, aboutissant à 2 consoles. Prætorius (1619) connaît trois sortes de H., la H. commune à 24 cordes, la grande H. double, et la H. irlandaise à 43 cordes. L’instrument décrit par Mersenne (1636) est conforme au modèle figuré par Domenico Zampieri, dans le célèbre tableau du « roi David », qui est au Musée du Louvre. C’est une H. à trois rangs de cordes parallèles dont les 2 rangs extérieurs donnent 2 fois la gamme diatonique, et le rang intermédiaire, les « feintes », dièses ou bémols. Les seuls perfectionnements tentés jusqu’à la fin du xviie s. furent donc l’augmentation du nombre des cordes, dont l’accord restait immuable. Dans les dernières années du xviie s., un facteur inconnu, que l’on dit Tyrolien, tenta d’y ajouter un système de crochets, mis en action par la main gauche et qui raccourcissaient à volonté les cordes d’un demi-ton, mais dont le maniement appauvrissait le jeu, réduit aux seules ressources de la main droite. Le Bavarois Hochbrucker, vers 1720, imagina de faire actionner les crochets par des tiges cachées dans l’intérieur de la colonne et manœuvrés au pied par le moyen d’une série de cinq, et plus tard de sept pédales. À l’époque où La Borde décrivait la H. usitée en France (1780), ce système subsistait, quoique son fonctionnement fût incommode et lent ; Cousineau, Naderman, harpistes en même temps que facteurs, construisaient de beaux instruments, hauts ordinairement de 4 pieds et demi (1 m. 50), élégants de forme, dont la caisse de résonance était souvent ornée de peinture et la console, de sculptures peintes et dorées, et que jouaient avec prédilection les amateurs de haut rang, la reine Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, etc. Vers 1782, Cousineau avait eu la première idée de la H. à double mouvement, que Sébastien Érard renouvela et fit sienne et pour laquelle il prit une « patente » à Londres en 1801. Remplaçant les crochets par un système de fourchettes, et adoptant pour l’accord à vide le ton de ut bémol, Séb. Érard créait un mécanisme de double fourchette dont le premier et le second mouvements haussaient chacun l’accord d’un demi-ton et le transposaient successivement en ut naturel et en ut dièse ; ces deux mouvements sont obtenus par l’action de 7 pédales, dont 3 sont gouvernées par le pied gauche et 4 par le pied droit. Selon le changement d’accord effectué d’un seul coup au moyen des pédales, les 46 ou 47 cordes de l’instrument produisent donc à volonté le son bémolisé, naturel ou diésé ; officiellement introduite en 1845 dans l’enseignement du Conservatoire de Paris et adoptée, pendant le xixe s., par tous les virtuoses, la H. à double mouvement d’Érard a conquis dans l’orchestre le rôle tour à tour poétique ou puissant que méritaient ses belles sonorités et qui était resté exceptionnel ou effacé chez les maîtres de l’époque classique, absent même, sauf peu d’exceptions, des œuvres de l’école allemande. Berlioz, avec son sens divinatoire des couleurs orchestrales, sut l’un des premiers en reconnaître toutes les ressources. Meyerbeer, l’employant à scander des accords verticaux, en tira de grands effets de puissance :


\language "italiano"
\score {
  \new PianoStaff <<
   \new Staff <<
    \clef bass
    \relative do' {
      \key si \major
      <red si fad red>4\arpeggio_\f <red si fad red>8[\arpeggio <dod lad fad dod>]\arpeggio <red si fad red>4\arpeggio <si sold red si>4\arpeggio | 
      <mi dod sold mi>4\arpeggio <red si fad red>8[\arpeggio <dod lad fad dod>]\arpeggio <fad red si fad>4\arpeggio r |
    }
>>
   \new Staff <<
    \clef bass
    \relative do {
      \key si \major
      <si fad red si>4\arpeggio <si fad red si>8\arpeggio 
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##t
      fad]\arpeggio 
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##f
      <si fad red si>4\arpeggio 
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##t
      sold\arpeggio
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##f
      | <dod sold  mi dod>4\arpeggio  
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##t
      fad,8[\arpeggio mi]\arpeggio
      \set PianoStaff.connectArpeggios = ##f
      <red' si fad red>4\arpeggio r |
    }
>>
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
        \context { \Score
               \override SpacingSpanner.base-shortest-duration = #(ly:make-moment 1/32)
    }
    indent = 0\cm
    line-width = #120
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
  }
}
\header { tagline = ##f}
(Meyerbee, Struensée.)

Soit par l’influence d’antiques traditions, interrompues cependant pendant une longue suite de siècles, soit plutôt en raison des effets musicaux que l’on peut en obtenir et en particulier de l’élan que les grands accords arpégés, auxquels elle a donné son nom, communiquent aux mélodies exprimant des sentiments exaltés, la H. tient une place pour ainsi dire obligée dans les scènes religieuses des opéras, les visions, les apothéoses. Gevaert en a rappelé les exemples les plus célèbres, la prière de Moïse, de Rossini (1822), l’air Roi du ciel, du Prophète, de Meyerbeer (1849), l’invocation Anges purs, de Faust, de Gounod (1859). Les mêmes moyens ont été introduits, avec moins d’opportunité, dans quelques œuvres de musique sacrée. Le culte israélite affectionne particulièrement la H., instrument symbolique du roi David, et la fait concourir au luxe des solennités nuptiales. Les musiciens contemporains lui confient maint détail essentiel de leurs œuvres descriptives. Wagner, dans la scène du feu, de la Walkyrie, fait exécuter par six H. le dessin persistant qui exprime l’animation des flammes, mais il divise ces 6 H. en deux groupes de trois qui alternent selon que les modulations du dessin l’exigent, pour ne pas compliquer le maniement des pédales.


\language "italiano"
\score {
  \relative do''' {
    \time 4/4
    \key mi \major
    si16 sold mi mi' si sold mi do' si sold mi mi' si sold mi dod' |
}
  \layout {
    \context { \Staff 
               \RemoveEmptyStaves 
               \remove Time_signature_engraver
             }
    \context { \Score
               \override SpacingSpanner.base-shortest-duration = #(ly:make-moment 1/32)
             }

    indent = 0\cm
    line-width = #120
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
  }
  \midi { }
}
\header { tagline = ##f}


C’est afin d’obvier à ce genre de difficulté, et en particulier à celle que présentent les morceaux composés dans les tons mineurs, à degrés variables, qu’a été créée, en 1897, par G. Lyon, la H. chromatique, qui permet à l’exécutant de passer d’un ton dans un autre sans être obligé de modifier l’accord de l’instrument par le secours d’un mécanisme spécial. Les cordes, dont le nombre a été porté à 78 au lieu de 47, sont disposées dans l’ordre des cordes d’un piano, croisées comme dans l’ancienne harpe double du xviie s., et différenciées, comme les touches du clavier, par leurs couleurs, le noir et le blanc.
Harpe chromatique.
Une vive opposition, analogue à celle qui s’était élevée contre la H. à double mouvement de Séb. Érard, fut suscitée contre la H. chromatique par les facteurs et par un certain nombre de harpistes attachés aux procédés d’exécution du système habituel. Une classe de H. chromatique avait été ouverte dès 1902 au Conservatoire de Bruxelles ; celle que l’on inaugura en 1903 au Conservatoire de Paris fut des plus attaquées, sans que l’on puisse en conclure que la H. chromatique ait dit son dernier mot. || La H. ditale, inventée en 1798 par Edward Light, facteur anglais, était une réduction de la H., ramenée aux proportions usitées au moyen âge et se plaçant sur les genoux ; elle tirait son nom du mécanisme de 7 touches, actionnées par les doigts, qui remplaçaient les pédales. Ses cordes étaient de boyau. Elle fut produite à Paris par le facteur Pfeiffer en 1830, sans se répandre dans l’usage. || Sous le nom de H. éolienne, on a désigné divers modèles d’appareils sonores dans lesquels des cordes tendues sur un cadre fixe, qui est placé dans l’ouverture d’une muraille, d’une grotte, etc., sont mises en vibration par le souffle du vent ; Kircher, en 1650, a parlé d’un appareil de ce genre comme étant de nouvelle invention et admiré de tous ceux qui l’entendaient résonner. En Angleterre, Mathieu Young s’en occupa dans ses recherches sur le son (1784) et Coleridge en fit le titre d’un poème ; mais c’est en Allemagne, à l’époque romantique, que la mode en devint tout à coup générale. On a donné le même nom à des jeux d’orgue et d’harmonium. || Une H. luth a été construite en 1897 par G. Lyon pour remplacer, dans la représentation des Maîtres chanteurs de Wagner, à Bayreuth, la sonorité du luth, exigée par le texte, mais impossible à réaliser, le jeu de cet instrument étant abandonné. Le facteur s’est délibérément écarté du type luth, qui comportait un manche. Le joli instrument qu’il a imaginé est une variété de H. de petite dimension, que l’on peut jouer de la même manière, mais dont la boîte de résonance et le montage des cordes sont disposés de manière à obtenir une sonorité rappelant celle de l’ancien luth. || La H.-lyre ou harpolyre, inventée par Salomon en 1827, était une lyre-guitare de grandes promotions, à trois manches portant ensemble 21 cordes, et dont le principal, placé au centre, était monté, accordé et joué comme la guitare. Cette combinaison de la forme extérieure d’une lyre avec la construction d’une guitare et la présence, sur les deux manches latéraux, de cordes pincées à vide, comme dans la H., n’offrait pas d’avantages précis et n’eut qu’une fortune éphémère.