Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure/COLORIS

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COLORIS, c’eſt une partie des plus eſſentielles de la Peinture, par laquelle l’Artiſte donne aux objets qu’il peint, la couleur la plus avantageuſe & la plus reſſemblante à celle des objets naturels qu’il ſe propoſe d’imiter, pour faire illuſion aux yeux.

Quoique le bon coloris ſoit d’une ſi grande conſéquence, peu de Peintres y réuſſiſſent : les plus entendus dans cette partie, touchent à peine au point qui nous laiſſe encore quelque choſe à deſirer. Heureux ſont ceux qui approchent même du Titien, du Correge, de Rubens & de Vandeick, qui paſſent pour les meilleurs Coloriſtes. Chacun cherche à imiter la nature, & chacun par différentes voies, prétend arriver à ce but.

On donne des régles pour le deſſein, pour la compoſition : mais peut-on en donner d’autres pour le coloris, que celle d’exhorter les Artiſtes à donner tous leurs ſoins pour imiter les couleurs vraies des objets naturels le plus près qu’il eſt poſſible, toujours cependant ſuivant le dégré d’éloignement & l’effet que produit le plus ou le moins de lumiere dans le lieu où le Peintre les ſuppoſe ?

Cette régle devient inutile pour qui n’a pas l’œil bon, dans le ſens qu’on dit avoir l’oreille bonne, eû égard à la muſique. Il ne ſuffit pas de bien voir, il faut voir bien ; avoir une delicateſſe particuliere par rapport à la beauté, à la vérité, & à la variété des couleurs & de leurs teintes.

Pluſieurs cauſes phyſiques rendent même ſouvent l’œil malade, ſans qu’on le ſoupçonne tel, à cauſe de l’habitude du mal. La différence de l’organiſation de l’œil, fait que les uns voyent mieux les objets qui ſont éloignés, que ceux qui ſont près ; elle produit un effet contraire dans d’autres, & ces différences qui ſont infinies, ne ſont pas ſenſibles à celui qui voit de telle ou de telle maniere, parce que peu inſtruit de ſon organiſation particuliere, & de ce en quoi elle differe des autres, il penſe que tous les hommes voyent comme lui.

Le tempérament y contribue auſſi beaucoup : il faut l’étudier, & s’efforcer de corriger ce qu’il feroit faire infailliblement de défectueux. Un Artiſte bilieux ou mélancholique, tendra naturellement à un coloris jaune, ou verdâtre & plombé, ou tirant ſur le charbon. Le phlegmatique donnera dans un coloris fade, dans le ton de la craye. Le ſanguin anime ſes carnations, les rend vives & brillantes, pourvû que la bîle ne ſe mêle pas de la partie ; elle en terniroit l’éclat par un jaune qui donneroit au coloris un ton de brique. Nous avons un exemple bien ſenſible de l’influence du tempérament actuel ſur le ſens de la vûe : une fille malade de la jauniſſe, voit une partie de cette humeur répandue ſur tous les objets qui l’environnent.

C’eſt donc peu que d’avoir le deſir d’acquerir cette partie de la Peinture, qui fait la moitié de cet art, ſi la diſpoſition de l’organiſation ne ſeconde pas cette envie.

Ce défaut des organes, qui rend les objets ſouillés de teintes étrangeres, altere la pureté de ce genre de ſenſation. Il faut donc eſſayer, tâter ſes teintes, conſulter ſes amis ſur ſes eſſais, & les mettre dans le cas de dire leur ſentiment avec franchiſe, & profiter de leurs avis.

La mauvaiſe habitude ſouvent puiſée dans l’école du Maître, eſt auſſi la ſource des défauts du coloris. On doit donc s’efforcer de rectifier ſes mêlanges, & de corriger en ſoi ce que de mauvais principes ont gâté. Un Maître ſans orgueil ſeroit le bonheur de ſes Éleves, ſi au lieu de ſes propres tableaux, il faiſoit ſon poſſible pour leur procurer les tableaux des plus grands Maîtres à copier.

Deux choſes ſont compriſes ſous le coloris ; la couleur locale & le clair-obſcur. La couleur locale eſt celle qui eſt naturelle à chaque objet, & que le Peintre doit faire valoir par la comparaiſon : cette induſtrie comprend encore la connoiſſance de la nature des couleurs, c’eſt-à-dire de leur amitié & de leur antipathie. Le clair-obſcur fait valoir les couleurs locales & toute la compoſition du tableau ; c’eſt lui qui par la diſtribution des lumieres & des ombres, dirige le coloris, cette partie ſi eſſentielle de la Peinture, que c’eſt par elle qu’elle eſt diſtinguée de la Sculpture & de la Gravûre.

La plûpart des Peintres, ou ne ſont pas aſſez perſuadés de cette vérité, ou ne donnent pas toute l’attention qu’ils devroient, pour en apprendre les principes. Cette indifférence qui marque trop combien peu ils les connoiſſent, retarde infiniment les progrès qu’ils pourroient y faire. La ſcience du coloris eſt bien plus difficile qu’on ne penſe, puiſque depuis environ trois cens ans que la Peinture eſt reſſuſcitée, à peine compte-t-on huit à dix Peintres qu ayant bien colorié : peut-être auſſi que les eſſais que l’on fait, ayant pour modele la variété infinie des objets que l’on traite, cette variété a été cauſe qu’on n’a pas établi de régles bien préciſes à cet égard.

Le Titien avoit-il de meilleurs yeux que tant d’autres ? Où s’étoit-il fait des régles particulieres ? & s’il s’en étoit formé, ne pourroit-on pas marcher ſur ſes traces, en faiſant ſur ſes ouvrages des obſervations attentives, judicieuſes, qu’on tourneroit enſuite à ſon propre avantage par des eſſais réitérés ?

Mais pour cet effet, il faudroit avoir une tournure d’eſprit qui le rendit attentif à tout, & propre à pénétrer les véritables cauſes des effets qu’on admire. Combien de Peintres ont copié le Titien nombre d’années, en y faiſant même toutes les réflexions dont ils étoient capables, & n’ont jamais compris les fineſſes & les délicateſſes du coloris de ce grand homme ? Ils ſont demeurés de malheureux copiſtes, & ont toujours conſervé la mauvaiſe maniere qu’ils avoient priſe dès les commencemens, ou ſous de mauvais maîtres, ou d’après leurs mauvais yeux, qui leur faiſoient voir les objets naturels, colorés comme ils avoient coutume de les peindre. Le Peintre né pour l’art, vole de ſes propres aîles ; il ſçait s’affranchir de la tyrannie d’une mauvaiſe habitude : mais, il faut l’avouer, un grand Maître coûte autant à la nature, qu’un Héros : ſon génie ſurmonte tous les obſtacles. Rubens a eu la maniere du Titien ; s’il l’a rendue plus crue, il nous l’a rendue auſſi plus ſenſible : & plût-à-Dieu que tous les ouvrages de nos Peintres fuſſent fardés du fard dont quelques-uns taxent les morceaux de ce Peintre célebre. Cette prétendue exagération de couleurs & de lumiere qu’on lui reproche, eſt, ſelon M. de Piles, une véritable induſtrie qui fait paroître les objets plus véritables, s’il faut ainſi parler, que les véritables mêmes.

La vérité du coloris ne conſiſte pas préciſément à donner aux objets peints la véritable couleur locale des naturels, mais à faire enſorte qu’ils paroiſſent l’avoir, parce que les couleurs artificielles ne pouvant atteindre à l’éclat & à la vérité de celles qui ſont en la nature, le Peintre ne peut faire valoir les ſiennes que par comparaiſon, ſoit en diminuant les unes, ſoit en exagérant les autres.

Nous apprenons par l’expérience, que la couleur locale des objets réels paroît s’affoiblir dans l’éloignement ; l’air intermédiaire qui nous paroît bleu ou gris, en étant la cauſe, la couleur des objets artificiels doit en participer, ſuivant le plus ou le moins de leur éloignement ſuppoſé : de-là la diminution qu’on eſt obligé de donner à la vivacité de certaines couleurs, & l’exagération qui ſupplée à ce qui manque à quelques-unes, pour produire l’effet deſiré.

Celui qui ſe propoſe d’imiter les couleurs des objets naturels, doit auſſi varier ſon coloris, ſelon le ſujet, ſelon l’heure de la journée, le moment de l’action, & ſuivant le lieu où ſe paſſe la ſcene ; car tout le ton du tableau doit être d’accord avec l’action ; gai, ſi c’eſt un ſujet de joie ; ſombre & brun, s’il eſt triſte, grave ou terrible.

Quoiqu’on puiſſe dire en général, qu’un Peintre eſt maître de ſon jour, & qu’il eſt comme un Muſicien qui joue ſeul, & qui donne à ſon inſtrument le ton qu’il lui plaît ; il n’en eſt pas moins vrai que le Peintre, & particulierement le Payſagiſte, doit s’en tenir à certaines régles indépendantes de ſon caprice. Les différens momens de la journée, le matin, le midi & le ſoir, le tems pluvieux ou ſerein, ne préſentent pas les couleurs des objets réels au même dégré de vivacité & d’éclat : plus le jour eſt ſerein, plus les couleurs doivent être nettes & brillantes. Le tems pluvieux & couvert ſemble en ternir l’éclat ; elles paroiſſent s’obſcurcir avec lui : à meſure que la nuit gagne ſur le jour, tout dans la nature ſemble ſe livrer au noir de la triſteſſe, comme ſi les objets même inanimés regrettoient la lumiere du Soleil qui échappe, leurs couleurs s’évanouiſſent avec lui, & la joie ſeule de ſon retour les ramene. Plus il avance ſur l’horizon, plus l’éclat de ces couleurs augmente. Mais il faut néanmoins toujours faire attention qu’une ſalle, un veſtibule, demandent pour les objets qu’ils renferment, un coloris proportionné à la lumiere dont on ſuppoſe vraiſemblablement qu’ils y peuvent être éclairés, & ne pas leur donner autant de force & d’éclat, que s’ils étoient repréſentés en raſe campagne ou ſur un perron.

Quand on dit que tout le ton d’un tableau doit être d’accord avec l’action, & participer de la couleur dominante de la figure principale, on ne prétend pas exclure cette variété bien ménagée des autres couleurs, qui eſt tellement requiſe pour le bel effet, que ſans elle un tableau ne ſeroit qu’un camayeu. Un ciel également bleu, par-tout plairoit beaucoup moins que ſi cette monotonie étoit rompue par quelques nuages, ou par les rayons d’un ſoleil levant ou couchant, qui termineroient l’horiſon.

Ce n’eſt pas non plus dans une bigarrure de couleurs différentes que conſiſte la beauté du coloris de l’enſemble d’un tableau, mais dans leur juſte diſtribution, guidée par la connoiſſance de l’amitié qu’elles ont entr’elles, afin qu’elles ſe faſſent valoir & ſe ſoutiennent les unes & les autres. S’il s’agit du coloris de chaque objet conſidéré ſéparément, ſa beauté dépend de la rupture & du mêlange des couleurs de la palette, enſorte que par ce mêlange & la diſtribution qu’une main habile ſçait en faire, la pierre peinte, par exemple, reſſemble à la pierre naturelle ; que les carnations paroiſſent des chairs véritables, ſuivant l’âge & le ſexe des figures, & enfin que non ſeulement chaque objet particulier repréſente parfaitement la couleur de ceux que le Peintre s’eſt propoſé d’imiter ; mais que tous enſemble faſſent une agréable union, & une harmonie ſéduiſante.

Dans le coloris, comme dans les proportions, le Peintre doit toujours faire choix de ce que la nature offre de plus beau & de plus parfait ; mais il faut auſſi faire attention que ce beau n’eſt pas le même dans tous les âges & dans les deux ſexes. Le teint d’un jeune-homme ne conviendroit pas au vieillard même le plus frais ; comme le tendre, le délicat & le vermeil d’une jeune fille, ne va pas à une vieille de ſoixante & dix ans, quelque vigueur & quelque ſanté qu’on lui ſuppoſe. Tout frappe dans un tableau ; le coloris même a ſon expreſſion : car celui d’un homme en ſanté, exprimeroit mal l’état d’un homme malade.

Mais un Peintre s’efforcera en vain de donner à chaque objet le coloris caractériſtique qui lui convient, s’il ne fait une étude particuliere, pour acquerir une parfaite connoiſſance de la valeur des couleurs, & des qualités propres à chacune. Pourra-t-il ſans elle ménager cette ſçavante exagération, qui donnant plus de relief aux objets, & rendant leurs caracteres plus ſenſibles, faſſe dans toutes les diſtances le même effet ſur l’œil, que les objets naturels ? Cette exagération a lieu particulierement dans les tableaux qui doivent être vûs de loin, autrement ils perdroient par la diſtance la plus grande partie de leur beauté.

C’eſt enfin le coloris qui contribue le plus à l’illuſion, & qui rend le Peintre, le plus parfait imitateur de la nature.

On dit un coloris fier, précieux, vigoureux, piquant.