Dictionnaire philosophique/portatif - 6e ed. - Londres (1767)/Guerre


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GUERRE.


La famine, la peste & la guerre sont les trois ingrédients les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous force d’avoir recours pour abréger notre vie dans l’espérance de la soutenir.

On comprend dans la peste, toutes les maladies contagieuses, qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence ; mais la guerre qui réunit tous ces dons, nous vient de l’imagination de trois ou quatre cents personnes, répandues sur la surface de ce globe, sous le nom de princes ou de ministres ; & c’est peut-être pour cette raison que dans plusieurs dédicaces on les appelle les images vivantes de la Divinité.

Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine, que la guerre traîne toujours à sa suite la peste & la famine, pour peu qu’il ait vu les hôpitaux des armées d’Allemagne, & qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.

C’est sans doute un très-bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, & fait périr année commune quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie & des peuples voisins, qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs, pour aller les exterminer si elle pouvait.

Le peuple romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant la moisson, contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques : Et quelques années après, tous les Romains étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer & sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.

Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte, dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie. Le prince & son conseil concluent sans difficulté que cette province qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que pour donner des loix aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite & à gauche, & marche à la gloire.

Les autres Princes qui entendent parler de cette équipée, y prennent part chacun selon son pouvoir, & couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires, que Gengis-Kan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.

Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, & qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, & vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.

Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.

Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant & s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.

Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux & invoque Dieu solennellement, avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu & par le fer, & que pour comble de grace quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, & de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages & pour les naissances, ainsi que pour les meurtres ; ce qui n’est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.

La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une ame bien née n’en a pas la volonté, une ame tendre s’en effraie. Elle se représente un Dieu juste & vengeur ; mais la religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint.

On paie partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée, par-dessus leur chemise. Tous parlent longtemps ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.

Le reste de l’année ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points & par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches, seront l’objet éternel des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte & Athalie sont les ouvrages du démon ; qu’un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême, fait immanquablement son salut ; & qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous & demi de mouton va pour jamais à tous les diables.

De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en a trois ou quatre tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau & ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux & tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour qui est la seule consolation du genre humain, & la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.

Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges & de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne.

Misérables médecins des ames, vous criez pendant cinq quarts d’heure sur quelques piqûres d’épingles, & vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus affreux dans la nature entière. Que deviennent & que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, & que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux qui s’ouvrent pour la dernière fois voient la ville où je suis né détruite par le fer & par la flamme, & que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes & des enfans expirant sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?

Ce qu’il y a de pis, c’est que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde, tous les hommes ont adoré le dieu Mars. Sabaoth chez les Juifs signifie le dieu des armes : mais Minerve chez Homère appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal.