Dictionnaire philosophique/portatif - 6e ed. - Londres (1767)/Ame

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AME


Ce serait une belle chose de voir son ame. Connais-toi toi-même, est un excellent precepte, mais il n’appartient qu’à Dieu de le mettre en pratique : quel autre que lui peut connaître son essence ?

Nous appelons ame, ce qui anime. Nous n’en sçavons guères davantage, grace aux bornes de notre intelligence. Les trois quarts du genre humain ne vont pas plus loin, & ne s’embarrassent pas de l’être pensant ; l’autre quart cherche, personne n’a trouvé ni ne trouvera.

Pauvre pédant, tu vois une plante qui végète, & tu dis végétation, ou même, ame végétative. Tu remarques que les corps ont & donnent du mouvement, & tu dis Force ; Tu vois ton chien de chasse apprendre sous toi son métier, & tu cries, instinct, ame sensitive : tu as des idées combinées, & tu dis Esprit.

Mais de grace, qu’entends-tu par ces mots. Cette fleur végète ? mais y a-t-il un être réel qui s’appelle végétation, ce corps en pousse un autre, mais possède-t-il en soi un être distinct qui s’appelle force ? ce chien te rapporte une perdrix, mais y a-t-il un être qui s’appelle instinct ? ne rirais-tu pas d’un raisonneur, (eut-il été précepteur d’Alexandre) qui te dirait, Tous les animaux vivent, donc il y a dans eux un être, une forme substantielle qui est la vie ?

Si une tulipe pouvait parler, & qu’elle te dit, Ma végétation & moi, nous sommes deux êtres joints évidemment ensemble, ne te moquerais-tu pas de la tulipe ?

Voyons d’abord ce que tu sçais, & de quoi tu es certain, que tu marches avec tes pieds, que tu digères par ton estomach, que tu sens par tout ton corps, & que tu penses par ta tête. Voyons si ta seule raison a pû te donner assez de lumiéres, pour conclure sans un secours sur-naturel que tu as une ame ?

Les premiers Philosophes, soit Caldéens, soit Égyptiens, dirent, Il faut qu’il y ait en nous quelque chose qui produise nos pensées ; ce quelque chose doit être très-subtil, c’est un souffle, c’est du feu, c’est de l’éter, c’est une quintessence, c’est un simulacre léger, c’est une entélechie, c’est un nombre, c’est une harmonie. Enfin, selon le divin Platon, c’est un composé du même, & de l’autre ; ce sont des atômes qui pensent en nous, a dit Épicure après Démocrite. Mais, mon ami, comment un atôme pense-t-il ? avoüe que tu n’en sçais rien.

L’opinion à laquelle on doit s’attacher sans doute, c’est que l’ame est un être immatériel. Mais certainement, vous ne concevez pas ce que c’est que cet être immatériel ; Non, répondent les savans ; mais nous sçavons que sa nature est de penser. Et d’oû le sçavez-vous ? Nous le sçavons, parce qu’il pense. O savans ! j’ai bien peur que vous ne soyez aussi ignorans qu’Épicure ; la nature d’une pierre est de tomber, parce qu’elle tombe ; mais je vous demande, qui la fait tomber ?

Nous sçavons, poursuivent-ils, qu’une pierre n’a point d’ame ; d’accord je le crois comme vous. Nous sçavons qu’une négation, & une affirmation ne sont point divisibles, ne sont point des parties de la matière ; je suis de votre avis. Mais la matière, à nous d’ailleurs inconnüe, possède des qualités qui ne sont pas matérielles, qui ne sont pas divisibles ; elle a la gravitation vers un centre que Dieu lui a donnée. Or cette gravitation n’a point de parties, n’est point divisible. La force motrice des corps n’est pas un être composé de parties. La végétation des corps organisés, leur vie, leur instinct, ne sont pas non plus des êtres à part, des êtres divisibles, vous ne pouvez pas plus couper en deux la végétation d’une rose, la vie d’un cheval, l’instinct d’un chien, que vous ne pourrez couper en deux une sensation, une négation, une affirmation. Votre bel argument tiré de l’indivisibilité de la pensée ne prouve donc rien du tout.

Qu’appelez-vous donc vôtre ame ? quelle idée en avez-vous ? Vous ne pouvez par vous-même, sans révélation, admettre autre chose en vous, qu’un pouvoir à vous inconnu, de sentir, de penser.

À présent, dites-moi de bonne foi, Ce pouvoir de sentir & de penser, est-il le même que celui qui vous fait digérer & marcher ? vous m’avoüez que non, car votre entendement aurait beau dire à votre estomach, digère, il n’en fera rien s’il est malade ; en vain votre être immatériel ordonnerait à vos pieds de marcher, ils resteront là, s’ils ont la goutte.

Les Grecs ont bien senti que la pensée n’avait souvent rien à faire avec le jeu de nos organes ; ils ont admis pour ces organes une ame animale, & pour les pensées une ame plus fine, plus subtile, un nous.

Mais voilà cette ame de la pensée, qui en mille occasions a l’intendance sur l’ame animale. L’ame pensante commande à ses mains de prendre, & elles prennent. Elle ne dit point à son cœur de battre, à son sang de couler, à son chile de se former ; tout cela se fait sans elle : voilà deux ames bien embarrassées, & bien peu maîtresses à la maison.

Or cette première ame animale n’existe certainement point, elle n’est autre chose que le mouvement de vos organes. Prends garde, ô homme ! que tu n’as pas plus de preuve par ta faible raison que l’autre ame existe. Tu ne peux le savoir que par la foi. Tu ès né, tu vis, tu agis, tu penses, tu veilles, tu dors sans sçavoir comment. Dieu t’a donné la faculté de penser comme il t’a donné tout le reste, & s’il n’était pas venu t’apprendre dans les tems marqués par sa providence que tu as une ame immatérielle & immortelle, tu n’en aurais aucune preuve.

Voyons les beaux systêmes que ta philosophie a fabriqués sur ces ames.

L’un dit que l’ame de l’homme est partie de la substance de Dieu même, l’autre qu’elle est partie du grand tout, un troisième qu’elle est créée de toute éternité, un quatrième qu’elle est faite, & non créée ; d’autres assurent que Dieu les forme à mesure qu’on en a besoin, & qu’elles arrivent à l’instant de la copulation ; Elles se logent dans les animalcules séminaux, crie celui-ci : Non, dit celui-là, elles vont habiter dans les trompes de fallope. Vous avez tous tort, dit un survenant, l’ame attend six semaines que le fœtus soit formé, & alors elle prend possession de la glande pinéale ; mais [si] elle trouve un faux germe, elle s’en retourne, en attendant une meilleure occasion. La dernière opinion est que sa demeure est dans le corps calleux, c’est le poste que lui assigne La Peironie ; il fallait être premier chirurgien du Roi de France pour disposer ainsi du logement de l’ame. Cependant, son corps calleux n’a pas fait la même fortune que ce chirurgien avait faite.

Saint Thomas dans sa question 75e & suivantes, dit que l’ame est une forme subsistante, per se, qu’elle est toute en tout, que son essence diffère de sa puissance, qu’il y a trois ames végétatives, sçavoir, la nutritive, l’augmentative, la générative ; que la mémoire des choses spirituelles est spirituelle, & la mémoire des corporelles est corporelle ; que l’ame raisonnable est une forme immatérielle quant aux opérations, & matérielle quant à l’être. St. Thomas a écrit deux mille pages de cette force & de cette clarté ; aussi est-il l’ange de l’école.

On n’a pas fait moins de systêmes sur la manière dont cette ame sentira quand elle aura quitté son corps avec lequel elle sentait, comment elle entendra sans oreilles, flairera sans nez, & touchera sans mains ; quel corps ensuite elle reprendra, si c’est celui qu’elle avait à deux ans, ou à quatre-vingts ; comment le moi, l’identité de la même personne subsistera, comment l’ame d’un homme devenu imbécille à l’âge de quinze ans, & mort imbécille à l’âge de soixante & dix, reprendra le fil des idées qu’elle avait dans son âge de puberté ; par quel tour d’adresse une ame dont la jambe aura été coupée en Europe, & qui aura perdu un bras en Amérique, retrouvera cette jambe & ce bras, lesquels ayant été transformés en légumes, auront passé dans le sang de quelqu’autre animal. On ne finirait point si on voulait rendre compte de toutes les extravagances que cette pauvre ame humaine a imaginées sur elle-même.

Ce qui est très-singulier, c’est que dans les loix du peuple de Dieu, il n’est pas dit un mot de la spiritualité & de l’immortalité de l’ame, rien dans le Décalogue, rien dans le Lévitique ni dans le Deutéronome.

Il est très-certain, il est indubitable, que Moïse en aucun endroit ne propose aux Juifs des récompenses & des peines dans une autre vie, qu’il ne leur parle jamais de l’immortalité de leurs ames, qu’il ne leur fait point espérer le ciel, qu’il ne les menace point des enfers, tout est temporel.

Il leur dit avant de mourir, dans son Deutéronome : « Si après avoir eu des enfans & des petits enfans, vous prévariquez, vous serez exterminés du pays, & réduits à un petit nombre dans les nations.

« Je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères jusqu’à la troisième & quatrième génération.

« Honorez père & mère afin que vous viviez longtemps.

« Vous aurez de quoi manger sans en manquer jamais.

« Si vous suivez des dieux étrangers, vous serez détruits…

« Si vous obéissez, vous aurez de la pluie au printemps ; & en automne, du froment, de l’huile, du vin, du foin pour vos bêtes, afin que vous mangiez, & que vous soyez saouls.

« Mettez ces paroles dans vos cœurs, dans vos mains, entre vos yeux, écrivez-les sur vos portes, afin que vos jours se multiplient.

« Faites ce que je vous ordonne, sans y rien ajouter, ni retrancher.

« S’il s’élève un prophète qui prédise des choses prodigieuses, si sa prédiction est véritable, & si ce qu’il a dit arrive, & s’il vous dit, Allons, suivons des dieux étrangers… tuez-le aussi-tôt, & que tout le peuple frappe après vous.

« Lorsque le Seigneur vous aura livré les nations, égorgez tout sans épargner un seul homme, & n’ayez aucune pitié de personne.

« Ne mangez point des oiseaux impurs, comme l’aigle, le griffon, l’ixion, &c.

« Ne mangez point des animaux qui ruminent & dont l’ongle n’est point fendu ; comme chameau, lièvre, porc-épic, &c.

« En observant toutes les ordonnances, vous serez bénis dans la ville & dans les champs, les fruits de votre ventre, de votre terre, de vos bestiaux seront bénis…

« Si vous ne gardez pas toutes les ordonnances & toutes les cérémonies, vous serez maudits dans la ville & dans les champs… vous éprouverez la famine, la pauvreté, vous mourrez de misère, de froid, de pauvreté, de fièvre ; vous aurez la rogne, la galle, la fistule… vous aurez des ulcères dans les genoux, & dans les gras de jambes.

« L’étranger vous prêtera à usure, & vous ne lui prêterez point à usure… parce que vous n’aurez pas servi le Seigneur.

« Et vous mangerez le fruit de votre ventre, & la chair de vos fils & de vos filles, &c. »

Il est évident que dans toutes ces promesses & dans toutes ces menaces il n’y a rien que de temporel, & qu’on ne trouve pas un mot sur l’immortalité de l’ame, & sur la vie future.

Plusieurs commentateurs illustres ont cru que Moïse était parfaitement instruit de ces deux grands dogmes ; & ils le prouvent par les paroles de Jacob, qui croyant que son fils avait été dévoré par les bêtes, disait dans sa douleur : Je descendrai avec mon fils dans la fosse, in infernum, dans l’enfer ; c’est-à-dire, je mourrai, puisque mon fils est mort.

Ils le prouvent encor par des passages d’Isaïe & d’Ézéchiel ; mais les Hébreux auxquels parlait Moïse, ne pouvaient avoir lu ni Ézéchiel, ni Isaïe, qui ne vinrent que plusieurs siècles après.

Il est très-inutile de disputer sur les sentiments secrets de Moïse. Le fait est que dans les loix publiques, il n’a jamais parlé d’une vie à venir, qu’il borne tous les châtiments & toutes les récompenses au temps présent. S’il connaissait la vie future, pourquoi n’a-t-il pas expressement étalé ce grand dogme ? & s’il ne l’a pas connu, quel était l’objet de sa mission ? C’est une question que font plusieurs grands personnages ; ils répondent que le maître de Moïse & de tous les hommes, se réservait le droit d’expliquer dans son temps aux Juifs une doctrine qu’ils n’étaient pas en état d’entendre lorsqu’ils étaient dans le désert.

Si Moïse avait annoncé le dogme de l’immortalité de l’ame, une grande école des Juifs ne l’aurait pas toujours combattue. Cette grande école des Saducéens n’aurait pas été autorisée dans l’État : Les Saducéens n’auraient pas occupé les premières charges, on n’aurait pas tiré de grands pontifes de leur corps.

Il paraît que ce ne fut qu’après la fondation d’Alexandrie, que les Juifs se partagèrent en trois sectes ; les Pharisiens, les Saducéens & les Esséniens. L’historien Joseph, qui était Pharisien, nous apprend au livre treize de ses antiquités, que les Pharisiens croyaient la métempsicose. Les Saducéens croyaient que l’ame périssait avec le corps. Les Esséniens, dit encor Joseph, tenaient les ames immortelles ; les ames, selon eux, descendaient en forme aërienne dans les corps, de la plus haute région de l’air ; elles y sont reportées par un attrait violent, & après la mort celles qui ont appartenu à des gens de bien, demeurent au-delà de l’océan, dans un pays où il n’y a ni chaud ni froid, ni vent ni pluie. Les ames des méchants vont dans un climat tout contraire. Telle était la théologie des Juifs.

Celui qui seul devait instruire tous les hommes, vint condamner ces trois sectes ; mais sans lui, nous n’aurions jamais pu rien connaître de notre ame, puisque les philosophes n’en ont jamais eu aucune idée déterminée, & que Moïse, seul vrai législateur du monde avant le nôtre, Moïse qui parlait à Dieu face à face a laissé les hommes dans une ignorance profonde sur ce grand article. Ce n’est donc que depuis dix-sept cents ans qu’on est certain de l’existence de l’ame, & de son immortalité.

Ciceron n’avait que des doutes ; son petit-fils & sa petite-fille purent apprendre la vérité des premiers Galiléens qui vinrent à Rome.

Mais avant ce temps-là, & depuis dans tout le reste de la terre où les Apôtres ne pénétrèrent pas, chacun devait dire à son ame, Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? où vas-tu ? Tu es je ne sçais quoi, pensant & sentant, & quand tu sentirais & penserais cent mille millions d’années tu n’en sçauras jamais davantage par tes propres lumières, sans le secours d’un Dieu.

O homme ! ce Dieu t’a donné l’entendement pour te bien conduire, & non pour pénétrer dans l’essence des choses qu’il a créées.