Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Torture

Cramer (Tome 2p. 186-189).

TORTURE.



Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la Torture, autrement nommée Question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation, doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encor dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds & de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.

Les conquérans ayant succédé à ces voleurs trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts, ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre ; c’était un crime de lèze-majesté divine & humaine. Il fallait connaître les complices, & pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, & même de plusieurs semaines ; cela même tient je ne sais quoi de la divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions des nerfs & autres exécuteurs des vengeances de la Providence.

Or, comme les premiers despotes furent de l’aveu de tous leurs courtisans des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.

Ce qui est très singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin, Dieu la leur faisait toûjours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux trois dés, & le coupable qu’on soupçonnait avait toûjours rafle de six. Tantôt on allait au grand-Prêtre, qui consultait Dieu sur le champ par l’urim & le tummim. Tantôt on s’adressait au Voyant, au Prophète, & vous croyez bien que le Voyant & le Prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’Urim & le Tummim du grand-Prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux mœurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus, qu’un Conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue & sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande & à la petite torture en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; & comme dit très bien la comédie des plaideurs, cela fait toûjours passer une heure ou deux.

Le grave Magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois Madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses : & ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui, Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ?

Les Français qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le Chevalier de la Barre, petit-fils d’un Lieutenant-Général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit & d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, & même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les Juges d’Abbeville, gens comparables aux Sénateurs Romains, ordonnèrent non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main & qu’on brûlât son corps à petit feu, mais ils l’appliquèrent encor à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chanté, & combien de processions il avait vû passer le chapeau sur la tête.

Ce n’est pas dans le treizième ou dans le quatorzième siècle que cette avanture est arrivée, c’est dans le dix-huitième. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’opéra qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d’opéra qui ont de la grace, par Mademoiselle Clairon qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la Française.

Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769 ; une impératrice vient de donner à ce vaste État des loix qui auraient fait honneur à Minos, à Numa & à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice & l’humanité ont conduit sa plume ; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui étant depuis longtems civilisée est encor conduite par d’anciens usages atroces ! Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle ; l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers, donc nos loix sont bonnes.