Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Superstition

Cramer (Tome 2p. 166-171).

SUPERSTITION.

Chapitre tiré de Cicéron, de Sénèque & de Plutarque.



Presque tout ce qui va au-delà de l’adoration d’un Être suprême, & de la soumission du cœur à ses ordres éternels, est superstition. C’en est une très dangereuse que le pardon des crimes attaché à certaines cérémonies.

Et nigras mactant pecudes, & manibu divis
Inferias mittunt.
O faciles nimium qui tristia crimina caedis
Flumineâ tolli posse putatis aqua !

Vous pensez que Dieu oubliera votre homicide, si vous vous baignez dans un fleuve, si vous immolez une brebis noire, & si on prononce sur vous des paroles. Un second homicide vous sera donc pardonné au même prix, & ainsi un troisième, & cent meurtres ne vous coûteront que cent brebis noires & cent ablutions ! Faites mieux, misérables humains, point de meurtre & point de brebis noires.

Quelle infâme idée d’imaginer qu’un prêtre d’Isis & de Cibèle en jouant des cymbales & des castagnettes vous réconciliera avec la Divinité ! Et qu’est-il donc ce prêtre de Cibèle, cet eunuque errant qui vit de vos faiblesses, pour s’établir médiateur entre le Ciel & vous ? Quelles patentes a-t-il reçues de Dieu ? Il reçoit de l’argent de vous pour marmotter des paroles, & vous pensez que l’Être des êtres ratifie les paroles de ce charlatan ?

Il y a des superstitions innocentes : vous dansez les jours de fête en l’honneur de Diane ou de Pomone ; ou de quelqu’un de ces dieux secondaires dont votre calendrier est rempli : à la bonne heure. La danse est très agréable, elle est utile au corps, elle réjouit l’ame ; elle ne fait de mal à personne ; mais n’allez pas croire que Pomone & Vertumne vous sachent beaucoup de gré d’avoir sauté en leur honneur, & qu’ils vous punissent d’y avoir manqué. Il n’y a d’autre Pomone ni d’autre Vertumne, que la bêche & le hoyau du jardinier. Ne soyez pas assez imbéciles pour croire que votre jardin sera grêlé si vous avez manqué de danser la pirrique ou la cordace.

Il y a peut-être une superstition pardonnable & même encourageante à la vertu ; c’est celle de placer parmi les dieux les grands hommes qui ont été les bienfaiteurs du genre humain. Il serait mieux sans doute, de s’en tenir à les regarder simplement comme des hommes vénérables ; & surtout de tâcher de les imiter. Vénérez sans culte, un Solon, un Thales, un Pythagore, mais n’adorez pas un Hercule pour avoir nettoyé les écuries d’Augias, & pour avoir couché avec cinquante filles dans une nuit.

Gardez-vous surtout d’établir un culte pour des gredins qui n’ont eu d’autre mérite que l’ignorance, l’entousiasme, & la crasse, qui se sont fait un devoir & une gloire de l’oisiveté & de la gueuserie ; ceux qui au moins ont été inutiles pendant leur vie, méritent-ils l’apothéose après leur mort ?

Remarquez que les tems les plus superstitieux ont toûjours été ceux des plus horribles crimes.


SUPERSTITION.

Section seconde


Le superstitieux est au fripon ce que l’esclave est au tyran. Il y a plus encor ; le superstitieux est gouverné par le fanatique, & le devient. La superstition née dans le Paganisme, adoptée par le Judaïsme, infecta l’Église chrétienne dès les premiers tems. Tous les Pères de l’Église sans exception crurent au pouvoir de la magie. L’Église condamna toûjours la magie, mais elle y crut toûjours : elle n’excommunia point les sorciers comme des fous qui étaient trompés, mais comme des hommes qui étaient réellement en commerce avec les diables.

Aujourd’hui la moitié de l’Europe croit que l’autre a été longtems & est encor superstitieuse. Les Protestants regardent les reliques, les indulgences, les macérations, les prières pour les morts, l’eau bénite, & presque tous les rites de l’Église romaine, comme une démence superstitieuse. La superstition, selon eux, consiste à prendre des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires. Parmi les Catholiques Romains il y en a de plus éclairés que leurs ancêtres, qui ont renoncé à beaucoup de ces usages autrefois sacrés ; & ils se défendent sur les autres qu’ils ont conservés, en disant, ils sont indifférens, & ce qui n’est qu’indifférent ne peut être un mal.

Il est difficile de remarquer les bornes de la superstition. Un Français voyageant en Italie trouve presque tout superstitieux, & ne se trompe guère. L’Archevêque de Cantorbéri prétend que l’Archevêque de Paris est superstitieux ; les Presbitériens font le même reproche à monsieur de Cantorbéri, & sont à leur tour traités de superstitieux par les Quakers, qui sont les plus superstitieux de tous aux yeux des autres Chrétiens.

Personne ne convient donc chez les sociétés chrétiennes de ce que c’est que la superstition. La secte qui semble le moins attaquée de cette maladie de l’esprit est celle qui a le moins de rites. Mais si avec peu de cérémonies elle est fortement attachée à une croyance absurde, cette créance absurde équivaut, elle seule, à toutes les pratiques superstitieuses observées depuis Simon le magicien jusqu’au curé Gauffrédi.

Il est donc évident que c’est le fond de la religion d’une secte, qui passe pour superstition chez une autre secte.

Les Musulmans accusent toutes les sociétés chrétiennes, & en sont accusés. Qui jugera ce grand procès ? Sera-ce la raison ? Mais chaque secte prétend avoir la raison de son côté. Ce sera donc la force qui jugera, en attendant que la raison pénètre dans un assez grand nombre de têtes pour désarmer la force.

Par exemple, il a été un tems dans l’Europe chrétienne où il n’était pas permis à de nouveaux époux de jouir des droits du mariage sans avoir acheté ce droit de l’Évêque & du Curé.

Quiconque dans son testament ne laissait pas une partie de son bien à l’Église était excommunié & privé de la sépulture. Cela s’appelait mourir déconfès, c’est-à-dire, ne confessant pas la Religion Chrétienne. Et quand un chrétien mourait intestat, l’Église relevait le mort de cette excommunication, en faisant un testament pour lui, en stipulant, & en se faisant payer le legs pieux que le défunt aurait dû faire.

C’est pourquoi le pape Grégoire IX, & St. Louïs ordonnèrent après le concile de Narbonne tenu en 1235, que tout testament auquel on n’aurait pas appelé un prêtre serait nul, & le Pape décerna que le testateur & le notaire seraient excommuniés.

La taxe des péchés fut encor, s’il est possible, plus scandaleuse. C’était la force qui soutenait toutes ces loix auxquelles se soumettait la superstition des peuples ; & ce n’est qu’avec le tems que la raison fit abolir ces honteuses vexations, dans le tems qu’elle en laissait subsister tant d’autres.

Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin.

Peut-il exister un peuple, libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander, Peut-il exister un peuple de philosophes ? On dit qu’il n’y a nulle superstition dans la Magistrature de la Chine. Il est vraisemblable qu’il n’en restera aucune dans la Magistrature de quelques villes d’Europe.

Alors ces Magistrats empêcheront que la superstition du peuple ne soit dangereuse. L’exemple de ces Magistrats n’éclairera pas la canaille, mais les principaux bourgeois la contiendront. Il n’y a peut-être pas un seul tumulte, un seul attentat religieux, où les bourgeois n’aient autrefois trempé, parce que ces bourgeois alors étaient canaille ; mais la raison & le tems les auront changés. Leurs mœurs adoucies adouciront celles de la plus vile, & de la plus féroce populace : c’est de quoi nous avons des exemples frappants dans plus d’un pays. En un mot, moins de superstitions moins de fanatisme, & moins de fanatisme moins de malheurs.