Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Préjugés

Cramer (Tome 2p. 108-112).

PRÉJUGÉS.



Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre, on inspire aux enfans toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.

Il y a des préjugés universels, nécessaires, & qui sont la vertu même. Par tous pays on apprend aux enfans à reconnaître un Dieu rémunérateur & vengeur ; à respecter, à aimer leur père & leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice & une vertu.

Il y a donc de très bons préjugés : ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.

Sentiment n’est pas simple préjugé ; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils, parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer ; elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.

Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme, vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects : vous croissez en âge & en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt, & d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez, & le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance ; on vous a dit, que les Titans firent la guerre aux Dieux, & que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.

Examinons en peu de mots les différentes sortes de préjugés, afin de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous serons peut-être comme ceux qui du tems du systême de Lass s’aperçurent qu’ils avaient calculé des richesses imaginaires.

Préjugés de sens

N’est-ce pas une chose plaisante que nos yeux nous trompent toûjours, lors même que nous voyons très bien, & qu’au contraire nos oreilles ne nous trompent pas ? Que votre oreille bien conformée entende, vous êtes belle, je vous aime : il est bien sûr qu’on ne vous a pas dit, je vous hais, vous êtes laide ; mais vous voyez un miroir uni, il est démontré que vous vous trompez, c’est une surface très raboteuse. Vous voyez le soleil d’environ deux pieds de diamètre, il est démontré qu’il est un million de fois plus gros que la terre.

Il semble que Dieu ait mis la vérité dans vos oreilles, & l’erreur dans vos yeux ; mais étudiez l’optique, & vous verrez que Dieu ne vous a pas trompé, & qu’il est impossible que les objets vous paraissent autrement que vous les voyez dans l’état présent des choses.

Préjugés physiques

Le soleil se lève, la lune aussi, la terre est immobile ; ce sont là des préjugés physiques naturels. Mais que les écrevisses soient bonnes pour le sang, parce qu’étant cuites elles sont rouges comme lui ; que les anguilles guérissent la paralysie, parce qu’elles frétillent ; que la lune influe sur nos maladies, parce qu’un jour on observa qu’un malade avait eu un redoublement de fièvre pendant le décours de la lune : ces idées & mille autres ont été des erreurs d’anciens charlatans qui jugèrent sans raisonner, & qui étant trompés trompèrent les autres.

Préjugés historiques

La plûpart des histoires ont été crues sans examen, & cette créance est un préjugé. Fabius Pictor raconte que plusieurs siècles avant lui, une vestale de la ville d’Albe allant puiser de l’eau dans sa cruche, fut violée, qu’elle accoucha de Romulus & de Remus, qu’ils furent nourris par une louve, &c. Le peuple romain crut cette fable ; il n’examina point si dans ce tems-là il y avait des vestales dans le Latium, s’il était vraisemblable que la fille d’un Roi sortît de son couvent avec sa cruche, s’il était probable qu’une louve allaitât deux enfans au lieu de les manger. Le préjugé s’établit.

Un moine écrit que Clovis étant dans un grand danger à la bataille de Tolbiac, fit vœu de se faire chrétien s’il en réchappait ; mais est-il naturel qu’on s’adresse à un Dieu étranger dans une telle occasion ? n’est-ce pas alors que la religion dans laquelle on est né agit le plus puissamment ? Quel est le chrétien qui dans une bataille contre les Turcs ne s’adressera pas plutôt à la Sainte Vierge qu’à Mahomet ? On ajoute qu’un pigeon apporta la sainte ampoule dans son bec pour oindre Clovis, & qu’un ange apporta l’oriflamme pour le conduire ; le préjugé crut toutes les historiettes de ce genre. Ceux qui connaissent la nature humaine savent bien que l’usurpateur Clovis, & l’usurpateur Rolon ou Rol, se firent chrétiens pour gouverner plus sûrement des chrétiens, comme les usurpateurs turcs se firent musulmans pour gouverner plus sûrement les musulmans.

Préjugés religieux

Si votre nourrice vous a dit que Cérès préside aux bled, ou que Visnou & Xaca se sont fait hommes plusieurs fois, ou que Sammonocodom est venu couper une forêt, ou qu’Odin vous attend dans sa salle vers le Jutland, ou que Mahomet ou quelque autre a fait un voyage dans le ciel, enfin si votre précepteur vient ensuite enfoncer dans votre cervelle ce que votre nourrice y a gravé, vous en tenez pour votre vie. Votre jugement veut-il s’élever contre ces préjugés ? vos voisins & surtout vos voisines crient à l’impie, & vous effrayent ; votre Derviche craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse auprès du Cadi, & ce Cadi vous fait empaler s’il le peut, parce qu’il veut commander à des sots, & qu’il croit que les sots obéissent mieux que les autres ; & cela durera jusqu’à ce que vos voisins & le Derviche & le Cadi commencent à comprendre que la sottise n’est bonne à rien, & que la persécution est abominable.