Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Philosophe

Cramer (Tome 2p. 95-101).

PHILOSOPHE.



Philosophe, amateur de la sagesse, c’est-à-dire, de la vérité. Tous les philosophes ont eu ce double caractère, il n’en est aucun dans l’antiquité qui n’ait donné des exemples de vertu aux hommes, & des leçons de vérités morales. Ils ont pu se tromper tous sur la physique, mais elle est si peu nécessaire à la conduite de la vie, que les philosophes n’avaient pas besoin d’elle. Il a fallu des siècles pour connaître une partie des loix de la nature. Un jour suffit à un sage pour connaître les devoirs de l’homme.

Le philosophe n’est point entousiaste, il ne s’érige point en prophête, il ne se dit point inspiré des Dieux ; ainsi je ne mettrai au rang des philosophes, ni l’ancien Zoroastre, ni Hermès, ni l’ancien Orphée, ni aucun de ces législateurs dont se vantaient les nations de la Caldée, de la Perse, de la Syrie, de l’Égypte, & de la Grèce. Ceux qui se dirent enfans des dieux étaient les pères de l’imposture, & s’ils se servirent du mensonge pour enseigner des vérités, ils étaient indignes de les enseigner ; ils n’étaient pas philosophes : ils étaient tout au plus de très prudens menteurs.

Par quelle fatalité honteuse peut-être pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l’Orient pour trouver un sage simple, sans faste, sans imposture, qui enseignait aux hommes à vivre heureux six cents ans avant notre ère vulgaire, dans un tems où tout le Septentrion ignorait l’usage des lettres, & où les Grecs commençaient à peine à se distinguer par la sagesse ? ce sage est Confucius, qui étant législateur ne voulut jamais tromper les hommes. Quelle plus belle règle de conduite a-t-on jamais donnée depuis lui dans la terre entière ? « Réglez un État comme vous réglez une famille ; on ne peut bien gouverner sa famille qu’en lui donnant l’exemple.

« La vertu doit être commune au laboureur & au Monarque.

« Occupe-toi du soin de prévenir les crimes pour diminuer le soin de les punir.

« Sous les bons rois Yao & Xu les Chinois furent bons ; sous les mauvais rois Kie & Chu ils furent méchants.

« Fais à autrui comme à toi-même.

« Aime les hommes en général, mais chéris les gens de bien. Oublie les injures & jamais les bienfaits.

« J’ai vû des hommes incapables de sciences, je n’en ai jamais vû incapables de vertus. »

Avouons qu’il n’est point de législateur qui ait annoncé des vérités plus utiles au genre humain.

Une foule de philosophes Grecs enseigna depuis une morale aussi pure. S’ils s’étaient bornés à leurs vains systêmes de physique, on ne prononcerait aujourd’hui leur nom que pour se moquer d’eux. Si on les respecte encor, c’est qu’ils furent justes, & qu’ils apprirent aux hommes à l’être.

On ne peut lire certains endroits de Platon, & surtout l’admirable exorde des loix de Zaleucus, sans éprouver dans son cœur l’amour des actions honnêtes & généreuses. Les Romains ont leur Cicéron, qui seul vaut peut-être tous les philosophes de la Grèce. Après lui viennent des hommes encor plus respectables, mais qu’on désespère presque d’imiter, c’est Épictète dans l’esclavage, ce sont les Antonins & les Juliens sur le trône.

Quel est le citoyen parmi nous qui se priverait, comme Julien, Antonin, & Marc-Aurèle, de toutes les délicatesses de notre vie molle & efféminée ? qui dormirait comme eux sur la dure ? qui voudrait s’imposer leur frugalité ? qui marcherait comme eux à pied & tête nus à la tête des armées, exposé tantôt à l’ardeur du soleil, tantôt aux frimas ? qui commanderait comme eux à toutes ses passions ? Il y a parmi nous des dévots ; mais où sont les sages ? où sont les ames inébranlables, justes & tolérantes ?

Il y a eu des philosophes de cabinet en France, & tous, excepté Montagne, ont été persécutés. C’est, ce me semble, le dernier degré de la malignité de notre nature, de vouloir opprimer ces mêmes philosophes qui la veulent corriger.

Je conçois bien que des fanatiques d’une secte égorgent les entousiastes d’une autre secte, que les Franciscains haïssent les Dominicains, & qu’un mauvais artiste cabale pour perdre celui qui le surpasse ; mais que le sage Charron ait été menacé de perdre la vie, que le savant & généreux Ramus ait été assassiné, que Descartes ait été obligé de fuir en Hollande pour se soustraire à la rage des ignorans, que Gassendi ait été forcé plusieurs fois de se retirer à Digne, loin des calomnies de Paris, c’est là l’opprobre éternel d’une nation.

Un des philosophes les plus persécutés fut l’immortel Bayle, l’honneur de la nature humaine. On me dira que le nom de Jurieu son calomniateur & son persécuteur est devenu exécrable, je l’avoue ; celui du Jésuite le Tellier l’est devenu aussi ; mais de grands hommes qu’il opprimait en ont-ils moins fini leurs jours dans l’exil & dans la disette ?

Un des prétextes dont on se servit pour accabler Bayle, & pour le réduire à la pauvreté, fut son article de David dans son utile dictionnaire. On lui reprochait de n’avoir point donné de louanges à des actions qui en elles-mêmes sont injustes, sanguinaires, atroces, ou contraires à la bonne foi, ou qui font rougir la pudeur.

Bayle, à la vérité, ne loua point David pour avoir ramassé, selon les livres hébreux, six cents vagabonds perdus de dettes & de crimes, pour avoir pillé ses compatriotes à la tête de ces bandits, pour être venu dans le dessein d’égorger Nabal & toute sa famille, parce qu’il n’avait pas voulu payer les contributions, pour avoir été vendre ses services au Roi Achis ennemi de sa nation, pour avoir trahi ce Roi Achis son bienfaiteur, pour avoir saccagé les villages alliés de ce Roi Achis, pour avoir massacré dans ces villages jusqu’aux enfans à la mamelle, de peur qu’il ne se trouvât un jour une personne qui pût faire connaître ses déprédations, comme si un enfant à la mamelle aurait pu révéler son crime ; pour avoir fait périr tous les habitans de quelques autres villages sous des scies, sous des herses de fer, sous des cognées de fer, & dans des fours à brique ; pour avoir ravi le trône à Isboseth fils de Saül, par une perfidie ; pour avoir dépouillé & fait périr Miphiboseth petit-fils de Saül & fils de son ami, de son protecteur Jonathas ; pour avoir livré aux Gabaonites deux autres enfans de Saül, & cinq de ses petits-enfans qui moururent à la potence.

Je ne parle pas de la prodigieuse incontinence de David, de ses concubines, de son adultère avec Betzabée & du meurtre d’Urie.

Quoi donc, les ennemis de Bayle auraient-ils voulu que Bayle eût fait l’éloge de toutes ces cruautés & de tous ces crimes ? faudrait-il qu’il eût dit, Princes de la terre, imitez l’homme selon le cœur de Dieu, massacrez sans pitié les alliés de votre bienfaiteur, égorgez, ou faites égorger toute la famille de votre roi, couchez avec toutes les femmes quand vous faites répandre le sang des hommes, & vous serez un modèle de vertu quand on dira que vous avez fait des psaumes.

Bayle n’avait-il pas grande raison de dire que si David fut selon le cœur de Dieu, ce fut par sa pénitence, & non par ses forfaits ? Bayle ne rendait-il pas service au genre humain en disant que Dieu qui a sans doute dicté toute l’histoire juive, n’a pas canonisé tous les crimes rapportés dans cette histoire ?

Cependant, Bayle fut persécuté, & par qui ? par des hommes persécutés ailleurs, par des fugitifs qu’on aurait livrés aux flammes dans leur patrie ; & ces fugitifs étaient combattus par d’autres fugitifs appelés Jansénistes, chassés de leur pays par les Jésuites, qui ont enfin été chassés à leur tour.

Ainsi tous les persécuteurs se sont déclaré une guerre mortelle, tandis que le philosophe opprimé par eux tous s’est contenté de les plaindre.

On ne sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre ses pensions, sa place & sa liberté, pour avoir rédigé en France vingt ans auparavant, le traité des oracles du savant Van Dale, dont il avait retranché avec précaution tout ce qui pouvait alarmer le fanatisme. Un Jésuite avait écrit contre Fontenelle, il n’avait pas daigné répondre ; & c’en fut assez pour que le Jésuite le Tellier confesseur de Louis XIV, accusât auprès du roi Fontenelle d’athéisme.

Sans Mr. d’Argenson, il arrivait que le digne fils d’un faussaire, procureur de Vire, & reconnu faussaire lui-même, proscrivait la vieillesse du neveu de Corneille.

Il est si aisé de séduire son pénitent, que nous devons bénir Dieu que ce le Tellier n’ait pas fait plus de mal. Il y a deux gîtes dans le monde, où l’on ne peut tenir contre la séduction & la calomnie ; ce sont le lit & le confessionnal.

Nous avons toûjours vû les philosophes persécutés par des fanatiques. Mais est-il possible que les gens de lettres s’en mêlent aussi ? & qu’eux-mêmes ils aiguisent souvent contre leurs frères les armes dont on les perce tous l’un après l’autre ?

Malheureux gens de lettres, est-ce à vous d’être délateurs ? Voyez si jamais chez les Romains il y eut des Garasses, des Chaumeix, des Hayet, qui accusassent les Lucrèces, les Possidonius, les Varrons & les Plines.

Être hypocrite ? quelle bassesse ! mais être hypocrite & méchant, quelle horreur ! il n’y eut jamais d’hypocrites dans l’ancienne Rome, qui nous comptait pour une petite partie de ses sujets. Il y avait des fourbes, je l’avoue, mais non des hypocrites de religion, qui sont l’espèce la plus lâche & la plus cruelle de toutes. Pourquoi n’en voit-on point en Angleterre, & d’où vient y en a-t-il encor en France ? Philosophes, il vous sera aisé de résoudre ce problème.