Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Péché originel

Cramer (Tome 2p. 90-92).

PÉCHÉ ORIGINEL.



C’est ici le prétendu triomphe des Sociniens, ou Unitaires. Ils appellent ce fondement de la Religion Chrétienne le péché originel. C’est outrager Dieu, disent-ils ; c’est l’accuser de la barbarie la plus absurde que d’oser dire qu’il forma toutes les générations des hommes pour les tourmenter par des supplices éternels, sous prétexte que leur premier père mangea d’un fruit dans un jardin. Cette sacrilège imputation est d’autant plus inexcusable chez les Chrétiens qu’il n’y a pas un seul mot touchant cette invention du péché originel, ni dans le Pentateuque, ni dans les Prophètes, ni dans les Évangiles, soit apocryphes, soit canoniques, ni dans aucun des écrivains qu’on appelle les premiers pères de l’Église.

Il n’est pas même conté dans la Genèse que Dieu ait condamné Adam à la mort pour avoir avalé une pomme. Il lui dit bien, tu mourras très certainement le jour que tu en mangeras. Mais cette même Genèse fait vivre Adam neuf cent trente ans après ce déjeuner criminel. Les animaux, les plantes, qui n’avaient point mangé de ce fruit moururent dans le tems prescrit par la nature. L’homme est né pour mourir ainsi que tout le reste.

Enfin, la punition d’Adam n’entrait en aucune manière dans la loi juive. Adam n’était pas plus Juif que Persan ou Caldéen. Les premiers chapitres de la Genèse (en quelque tems qu’ils fussent composés) furent regardés par tous les savants Juifs comme une allégorie, & même comme une fable très dangereuse, puisqu’il fut défendu de la lire avant l’âge de vingt-cinq ans.

En un mot, les Juifs ne connurent pas plus le péché originel que les cérémonies chinoises ; & quoique les théologiens trouvent tout ce qu’ils veulent dans l’Écriture ou totidem verbis, ou totidem litteris, on peut assurer qu’un théologien raisonnable n’y trouvera jamais ce mystère surprenant.

Avouons que St. Augustin accrédita le premier cette étrange idée, digne de la tête chaude & romanesque d’un Africain débauché & repentant, Manichéen & Chrétien, indulgent & persécuteur, qui passa sa vie à se contredire lui-même.

Quelle horreur, s’écrient les Unitaires rigides, que de calomnier l’auteur de la nature jusqu’à lui imputer des miracles continuels pour damner à jamais des hommes qu’il fait naître pour si peu de tems ! ou il a créé les ames de toute éternité ; & dans ce systême étant infiniment plus anciennes que le péché d’Adam, elles n’ont aucun rapport avec lui ; ou ces ames sont formées à chaque moment qu’un homme couche avec une femme, & en ce cas, Dieu est continuellement à l’affût de tous les rendez-vous de l’univers pour créer des esprits qu’il rendra éternellement malheureux ; ou Dieu est lui-même l’ame de tous les hommes, & dans ce systême il se damne lui-même. Quelle est la plus horrible & la plus folle de ces trois suppositions ? Il n’y en a pas une quatrième ; car l’opinion que Dieu attend six semaines pour créer une ame damnée dans un fœtus, revient à celle qui la fait créer au moment de la copulation. Qu’importe six semaines de plus ou de moins ?

J’ai rapporté le sentiment des Unitaires : & les hommes sont parvenus à un tel point de superstition que j’ai tremblé en le rapportant.

(Cet article est de feu Mr. Boulanger.)