Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Moyse

Cramer (Tome 2p. 69-76).

MOYSE.



En vain plusieurs savants ont cru que le Pentateuque ne peut avoir été écrit par Moïse[1] Ils disent que par l’Écriture même il est avéré que le premier exemplaire connu fut trouvé du tems du Roi Josias, & que cet unique exemplaire fut apporté au Roi par le secrétaire Saphan. Or entre Moïse & cette avanture du secrétaire Saphan, il y a 1167 années par le comput hébraïque. Car Dieu apparut à Moïse dans le buisson ardent l’an du monde 2213, & le secrétaire Saphan publia le livre de la loi l’an du monde 3380. Ce livre trouvé sous Josias fut inconnu jusqu’au retour de la captivité de Babilone, & il est dit que ce fut Esdras, inspiré de Dieu, qui mit en lumière toutes les saintes Écritures.

Mais que ce soit Esdras ou un autre, qui ait rédigé ce livre, cela est absolument indifférent dès que le livre est inspiré. Il n’est point dit dans le Pentateuque que Moïse en soit l’auteur ; il serait donc permis de l’attribuer à un autre homme, à qui l’Esprit divin l’aura dicté. Si l’Église n’avait pas d’ailleurs décidé que le livre est de Moïse.

Quelques contradicteurs ajoutent qu’aucun prophète n’a cité les livres du Pentateuque, qu’il n’en est question ni dans les Psaumes, ni dans les livres attribués à Salomon, ni dans Jérémie, ni dans Isaïe, ni enfin dans aucun livre canonique des Juifs. Les mots qui répondent à ceux de Genèse, Exode, Nombres, Lévitique, Deutéronome, ne se trouvent dans aucun autre écrit, reconnu par eux pour authentique.

D’autres plus hardis ont fait les questions suivantes.

1o En quelle langue Moïse aurait-il écrit dans un désert sauvage ? Ce ne pouvait être qu’en égyptien. Car par ce livre même on voit que Moïse & tout son peuple était né en Égypte. Il est probable qu’ils ne parlaient pas d’autre langue. Les Égyptiens ne se servaient pas encor du papiros ; on gravait des hiéroglyphes sur le marbre ou sur le bois. Il est même dit que les tables des commandements furent gravées sur la pierre. Il aurait donc fallu graver cinq volumes sur des pierres polies, ce qui demandait des efforts & un tems prodigieux.

2o Est-il vraisemblable que dans un désert, où le peuple juif n’avait ni cordonnier, ni tailleur, & où le Dieu de l’univers était obligé de faire un miracle continuel pour conserver les vieux habits & les vieux souliers des Juifs, il se soit trouvé des hommes assez habiles pour graver les cinq livres du Pentateuque sur le marbre ou sur le bois ? On dira qu’on trouva bien des ouvriers qui firent un veau d’or en une nuit, & qui réduisirent ensuite l’or en poudre, opération impossible à la chymie ordinaire non encor inventée ; qui construisirent le tabernacle, qui l’ornèrent de trente-quatre colonnes d’airain avec des chapiteaux d’argent, qui ourdirent & qui brodèrent des voiles de lin, d’hyacinthe, de pourpre, & d’écarlate ; mais cela même fortifie l’opinion des contradicteurs. Ils répondent qu’il n’est pas possible que dans un désert où l’on manquait de tout, on ait fait des ouvrages si recherchés ; qu’il aurait fallu commencer par faire des souliers & des tuniques ; que ceux qui manquent du nécessaire, ne donnent point dans le luxe ; & que c’est une contradiction évidente de dire qu’il y ait eu des fondeurs, des graveurs, des brodeurs, quand on n’avait ni habits, ni pain.

3o Si Moïse avait écrit le premier chapitre de la Genèse, aurait-il été défendu à tous les jeunes gens de lire ce premier chapitre ? Aurait-on porté si peu de respect au législateur ? Si c’était Moïse qui eût dit que Dieu punit l’iniquité des pères jusqu’à la quatrième génération, Ézéchiel aurait-il osé dire le contraire ?

4o Si Moïse avait écrit le Lévitique, aurait-il pu se contredire dans le Deutéronome ? Le Lévitique défend d’épouser la femme de son frère, le Deutéronome l’ordonne.

5o Moïse aurait-il parlé dans son livre de villes qui n’existaient pas de son tems ? aurait-il dit que des villes qui étaient pour lui à l’orient du Jourdain, étaient à l’occident ?

6o Aurait-il assigné quarante-huit villes aux Lévites dans un pays où il n’y a jamais eu dix villes, & dans un désert où il a toûjours erré sans avoir une maison ?

7o Aurait-il prescrit des règles pour les Rois Juifs, tandis que non seulement il n’y avait point de Rois chez ce peuple, mais qu’ils étaient en horreur, & qu’il n’était pas probable qu’il y en eût jamais ? Quoi ! Moïse aurait donné des préceptes pour la conduite des Rois, qui ne vinrent qu’environ cinq cents années après lui, & il n’aurait rien dit pour les juges & les pontifes qui lui succédèrent ? Cette réflexion ne conduit-elle pas à croire que le Pentateuque a été composé du tems des Rois, & que les cérémonies instituées par Moïse n’avaient été qu’une tradition ?

8o Se pourrait-il faire qu’il eût dit aux Juifs, Je vous ai fait sortir au nombre de six cent mille combattants de la terre d’Égypte, sous la protection de votre Dieu ? Les Juifs ne lui auraient-ils pas répondu, Il faut que vous ayez été bien timide pour ne nous pas mener contre le Pharaon d’Égypte ; il ne pouvait pas nous opposer une armée de deux cent mille hommes. Jamais l’Égypte n’a eu tant de soldats sur pied ; nous l’aurions vaincu sans peine, nous serions les maîtres de son pays ? Quoi ! le Dieu qui vous parle a égorgé pour nous faire plaisir tous les premiers-nés d’Égypte, & s’il y a dans ce pays-là trois cent mille familles, cela fait trois cent mille hommes morts en une nuit pour nous venger ; & vous n’avez pas secondé votre Dieu ? & vous ne nous avez pas donné ce pays fertile que rien ne pouvait défendre ? vous nous avez fait sortir de l’Égypte en larrons & en lâches, pour nous faire périr dans des déserts, entre les précipices & les montagnes ? Vous pouviez nous conduire au moins par le droit chemin dans cette terre de Canaan sur laquelle nous n’avons nul droit, & que vous nous avez promise, & dans laquelle nous n’avons pû encor entrer ?

Il était naturel que de la terre de Gessen nous marchassions vers Tyr & Sidon le long de la Méditerranée ; mais vous nous faites passer l’isthme de Suez presque tout entier ; vous nous faites rentrer en Égypte, remonter jusque par delà Memphis, & nous nous trouvons à Béel Sephon, au bord de la mer Rouge, tournant le dos à la terre de Canaan, ayant marché quatre-vingts lieues dans cette Égypte que nous voulions éviter, & enfin près de périr entre la mer & l’armée de Pharaon !

Si vous aviez voulu nous livrer à nos ennemis, auriez-vous pris une autre route & d’autres mesures ? Dieu nous a sauvés par un miracle, dites-vous ; la mer s’est ouverte pour nous laisser passer ; mais après une telle faveur fallait-il nous faire mourir de faim & de fatigue dans les déserts horribles d’Éthan, de Cadés-Barné, de Mara, d’Élim, d’Oreb & de Sinaï ? Tous nos pères ont péri dans ces solitudes affreuses, & vous nous venez dire au bout de quarante ans que Dieu a eu un soin particulier de nos pères !

Voilà ce que ces Juifs murmurateurs, ces enfans injustes des Juifs vagabonds, morts dans les déserts, auraient pu dire à Moïse, s’il leur avait lu l’Exode & la Genèse. Et que n’auraient-ils pas dû dire & faire à l’article du veau d’or ? Quoi ! vous osez nous conter que votre frère fit un veau pour nos pères, quand vous étiez avec Dieu sur la montagne ; vous qui tantôt nous dites que vous avez parlé à Dieu face à face & tantôt que vous n’avez pu le voir que par derrière ! Mais enfin, vous étiez avec ce Dieu, & votre frère jette en fonte un veau d’or en un seul jour, & nous le donne pour l’adorer ; & au lieu de punir votre indigne frère, vous le faites notre pontife, & vous ordonnez à vos lévites d’égorger vingt-trois mille hommes de votre peuple ; nos pères l’auraient-ils souffert ? se seraient-ils laissé assommer comme des victimes par des prêtres sanguinaires ? Vous nous dites que non content de cette boucherie incroyable, vous avez fait encor massacrer vingt-quatre mille de vos pauvres suivants, parce que l’un d’eux avait couché avec une Madianite ; tandis que vous-même avez épousé une Madianite ; & vous ajoutez que vous êtes le plus doux de tous les hommes. Encore quelques actions de cette douceur, & il ne serait plus resté personne.

Non, si vous aviez été capable d’une telle cruauté, si vous aviez pu l’exercer, vous seriez le plus barbare de tous les hommes, & tous les supplices ne suffiraient pas pour expier un si étrange crime.

Ce sont là, à peu près, les objections que font les savants à ceux qui pensent que Moïse est l’auteur du Pentateuque. Mais on leur répond que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes ; que Dieu a éprouvé, conduit & abandonné son peuple par une sagesse qui nous est inconnue ; que les Juifs eux-mêmes depuis plus de deux mille ans ont cru que Moïse est l’auteur de ces livres ; que l’Église qui a succédé à la Synagogue, & qui est infaillible comme elle, a décidé ce point de controverse, & que les savants doivent se taire, quand l’Église parle.



  1. Est-il bien vrai qu’il y ait eu un Moïse ? Si un homme qui commandait à la nature entière eût existé chez les Égyptiens, de si prodigieux événements n’auraient-ils pas fait la partie principale de l’histoire d’Égypte ? Sanchoniaton, Manéton, Megastène, Hérodote n’en auraient-ils pas parlé ? Joseph l’historien a recueilli tous les témoignages possibles en faveur des Juifs ; il n’ose dire qu’aucun des auteurs qu’il cite, ait dit un seul mot des miracles de Moïse. Quoi ! le Nil aura été changé en sang ; un ange aura égorgé tous les premiers-nés dans l’Égypte ; la mer se sera ouverte, ses eaux auront été suspendues à droite & à gauche, & nul auteur n’en aura parlé ! & les nations auront oublié ces prodiges, & il n’y aura aucun petit peuple d’esclaves barbares qui nous aura conté ces histoires des milliers d’années après l’événement ?

    Quel est donc ce Moïse inconnu à la terre entière jusqu’au tems où un Ptolomée eut, dit-on, la curiosité de faire traduire en grec les écrits des Juifs ? Il y avait un grand nombre de siècles que les fables orientales attribuaient à Bacchus tout ce que les Juifs ont dit de Moïse. Bacchus avait passé la mer Rouge à pied sec, Bacchus avait changé les eaux en sang, Bacchus avait journellement opéré des miracles avec sa verge ; tous ces faits étaient chantés dans les orgies de Bacchus avant qu’on eût le moindre commerce avec les Juifs, avant qu’on sût seulement si ce pauvre peuple avait des livres. N’est-il pas de la plus extrême vraisemblance que ce peuple si nouveau, si longtems errant, si tard connu, établi si tard en Palestine, prît avec la langue phénicienne les fables phéniciennes, sur lesquelles il enchérit encor ainsi que font tous les imitateurs grossiers ? Un peuple si pauvre, si ignorant, si étranger dans tous les arts, pouvait-il faire autre chose que de copier ses voisins ? Ne sait-on pas que jusqu’au nom d’Adonaï, d’Idaho, d’Éloï, ou Éloa, qui signifia Dieu chez la nation juive, tout était phénicien ?