Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Martire

Cramer (Tome 2p. 32-35).

MARTIRE.



On nous berne de martires à faire pouffer de rire. On nous peint les Titus, les Trajans, les Marc-Aurèles, ces modèles de vertu, comme des monstres de cruauté. Fleuri Abbé du Loc-Dieu a déshonoré son histoire ecclésiastique par des contes qu’une vieille femme de bon sens ne ferait pas à des petits enfans.

Peut-on répéter sérieusement que les Romains condamnèrent sept vierges de soixante & dix ans chacune à passer par les mains de tous les jeunes gens de la ville d’Ancire, eux qui punissaient de mort les Vestales pour la moindre galanterie ?

C’est apparemment pour faire plaisir aux cabaretiers qu’on a imaginé qu’un cabaretier Chrétien nommé Théodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutôt que de les exposer à perdre le plus vieux des pucelages. Dieu exauça le cabaretier pudibond, & le proconsul fit noyer dans un lac les sept demoiselles. Dès qu’elles furent noyées, elles vinrent se plaindre à Théodote du tour qu’il leur avait joué, & le supplièrent instamment d’empêcher qu’elles ne fussent mangées des poissons. Théodote prend avec lui trois buveurs de sa taverne, marche au lac avec eux, précédé d’un flambeau céleste, & d’un cavalier céleste, repêche les sept vieilles, les enterre, & finit par être pendu.

Dioclétien rencontre un petit garçon nommé St. Romain, qui était bègue ; il veut le faire brûler parce qu’il était Chrétien ; trois Juifs se trouvent là & se mettent à rire de ce que Jésus-Christ laisse brûler un petit garçon qui lui appartient ; ils crient que leur Religion vaut bien mieux que la Chrétienne, puisque Dieu a délivré Sidrac, Mizac & Abdénago de la fournaise ardente. Aussitôt les flammes qui entouraient le jeune Romain, sans lui faire mal, se séparent, & vont brûler les trois Juifs.

L’empereur tout étonné dit qu’il ne veut rien avoir à démêler avec Dieu ; mais un juge de village moins scrupuleux condamne le petit bègue à avoir la langue coupée. Le premier Médecin de l’Empereur est assez honnête pour faire l’opération lui-même ; dès qu’il a coupé la langue au petit Romain, cet enfant se met à jaser avec une volubilité qui ravit toute l’assemblée en admiration.

On trouve cent contes de cette espèce dans les martirologes. On a cru rendre les anciens Romains odieux, & on s’est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes barbaries bien avérées, de bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang qui aient coulé en effet, des pères, des mères, des maris, des femmes, des enfans à la mamelle réellement égorgés & entassés les uns sur les autres ? Monstres persécuteurs, ne cherchez ces vérités que dans vos annales : vous les trouverez dans les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de Mérindol & de Cabrière, dans l’épouvantable journée de la St. Barthélemi, dans les massacres de l’Irlande, dans les vallées des Vaudois. Il vous sied bien, barbares que vous êtes, d’imputer aux meilleurs des Empereurs des cruautés extravagantes, vous qui avez inondé l’Europe de sang, & qui l’avez couverte de corps expirants, pour prouver que le même corps peut être en mille endroits à la fois, & que le Pape peut vendre des indulgences ! Cessez de calomnier les Romains vos législateurs, & demandez pardon à Dieu des abominations de vos pères.

Ce n’est pas le supplice, dites-vous, qui fait le martyre, c’est la cause. Eh bien, je vous accorde que vos victimes ne doivent point être appelées du nom de martir, qui signifie témoin ; mais quel nom donnerons-nous à vos bourreaux ? Les Phalaris & les Busiris ont été les plus doux des hommes en comparaison de vous : votre Inquisition qui subsiste encor, ne fait-elle pas frémir la raison, la nature, la Religion ? Grand Dieu ! Si on allait mettre en cendres ce tribunal infernal, déplairait-on à vos regards vengeurs ?