Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Loix

Cramer (Tome 2p. 14-25).

DES LOIX.

Première Section.



Les moutons vivent en société fort doucement, leur caractère passe pour très débonnaire, parce que nous ne voyons pas la prodigieuse quantité d’animaux qu’ils dévorent. Il est à croire même qu’ils les mangent innocemment & sans le savoir, comme lorsque nous mangeons d’un fromage de Sassenage. La république des moutons est l’image fidèle de l’âge d’or.

Un poulailler est visiblement l’État monarchique le plus parfait. Il n’y a point de Roi comparable à un coq. S’il marche fièrement au milieu de son peuple, ce n’est point par vanité. Si l’ennemi approche, il ne donne point d’ordre à ses sujets d’aller se faire tuer pour lui en vertu de sa certaine science & pleine puissance : il y va lui-même, range ses poules derrière lui & combat jusqu’à la mort. S’il est vainqueur, c’est lui qui chante le Te-Deum. Dans la vie civile, il n’y a rien de si galant, de si honnête, de si désintéressé. Il a toutes les vertus. A-t-il dans son bec royal un grain de bled, un vermisseau, il le donne à la première de ses sujettes qui se présente. Enfin Salomon dans son sérail n’approchait pas d’un coq de basse-cour.

S’il est vrai que les abeilles soient gouvernées par une Reine à qui tous ses sujets font l’amour, c’est un gouvernement plus parfait encor.

Les fourmis passent pour une excellente démocratie. Elle est au-dessus de tous les autres États ; puisque tout le monde y est égal, & que chaque particulier y travaille pour le bonheur de tous.

La république des castors est encor supérieure à celle des fourmis, du moins si nous en jugeons par leurs ouvrages de maçonnerie.

Les singes ressemblent plutôt à des bâteleurs qu’à un peuple policé, & ils ne paraissent pas être réunis sous des loix fixes & fondamentales, comme les espèces précédentes.

Nous ressemblons plus aux singes qu’à aucun autre animal par le don de l’imitation, par la légèreté de nos idées, & par notre inconstance qui ne nous a jamais permis d’avoir des loix uniformes & durables.

Quand la nature forma notre espèce, & nous donna quelques instincts, l’amour-propre pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autres, l’amour qui est commun avec toutes les espèces, & le don inexplicable de combiner plus d’idées que tous les animaux ensemble ; après nous avoir ainsi donné notre lot, elle nous dit : Faites comme vous pourrez.

Il n’y a aucun bon code dans aucun pays. La raison en est évidente, les loix ont été faites à mesure selon les tems, les lieux, les besoins, &c.

Quand les besoins ont changé, les loix qui sont demeurées sont devenues ridicules. Ainsi la loi qui défendait de manger du porc & de boire du vin, était très raisonnable en Arabie, où le porc & le vin sont pernicieux ; elle est absurde à Constantinople.

La loi qui donne tout le fief à l’aîné, est fort bonne dans un tems d’anarchie & de pillage. Alors l’aîné est le capitaine du château que des brigands assailliront tôt ou tard ; les cadets seront ses premiers officiers, les laboureurs ses soldats. Tout ce qui est à craindre, c’est que le cadet n’assassine ou n’empoisonne le Seigneur Salien son aîné, pour devenir à son tour le maître de la masure ; mais ces cas sont rares, parce que la nature a tellement combiné nos instincts & nos passions, que nous avons plus d’horreur d’assassiner notre frère aîné que nous n’avons d’envie d’avoir sa place. Or cette loi convenable à des possesseurs de donjons du tems de Chilperic, est détestable quand il s’agit de partager des rentes dans une ville.

À la honte des hommes, on sait que les loix du jeu sont les seules qui soient partout justes, claires, inviolables & exécutées. Pourquoi l’Indien qui a donné les règles du jeu d’échecs, est-il obéi de bon gré dans toute la terre, & que les décrétales des Papes, par exemple, sont aujourd’hui un objet d’horreur & de mépris ? c’est que l’inventeur des échecs combina tout avec justesse pour la satisfaction des joueurs, & que les Papes dans leurs décrétales, n’eurent en vuë que leur seul avantage. L’Indien voulut exercer également l’esprit des hommes & leur donner du plaisir ; les Papes ont voulu abrutir l’esprit des hommes. Aussi le fond du jeu des échecs a subsisté le même depuis cinq mille ans, il est commun à tous les habitans de la terre ; & les décrétales ne sont reconnues qu’à Spolette, à Orviette, à Lorette, où le plus mince jurisconsulte les déteste & les méprise en secret.


DES LOIX.

Seconde Section


Du tems de Vespasien & de Tite, pendant que les Romains éventraient les Juifs, un Israélite fort riche qui ne voulait point être éventré, s’enfuit avec tout l’or qu’il avait gagné à son métier d’usurier, & emmena vers Eziongaber toute sa famille, qui consistait en sa vieille femme, un fils & une fille ; il avait dans son train, deux eunuques, dont l’un servait de cuisinier, l’autre était laboureur & vigneron. Un bon Essénien qui savait par cœur le Pentateuque lui servait d’aumônier : tout cela s’embarqua dans le port d’Eziongaber, traversa la mer qu’on nomme Rouge, & qui ne l’est point, & entra dans le golphe Persique, pour aller chercher la terre d’Ophir, sans savoir où elle était. Vous croyez bien qu’il survint une horrible tempête, qui poussa la famille hébraïque vers les côtes des Indes ; le vaisseau fit naufrage à une des îles Maldives, nommée aujourd’hui Padrabranca, laquelle était alors déserte.

Le vieux richard & la vieille se noyèrent ; le fils, la fille, les deux eunuques & l’aumônier se sauvèrent ; on tira comme on put quelques provisions du vaisseau, on bâtit des petites cabanes dans l’île, & on y vécut assez commodément. Vous savez que l’île de Padrabranca est à cinq degrés de la ligne, & qu’on y trouve les plus gros cocos & les meilleurs ananas du monde ; il était fort doux d’y vivre dans le tems qu’on égorgeait ailleurs le reste de la nation chérie ; mais l’Essénien pleurait en considérant que peut-être il ne restait plus qu’eux de Juifs sur la terre, & que la semence d’Abraham allait finir.

Il ne tient qu’à vous de la ressusciter, dit le jeune Juif, épousez ma sœur. Je le voudrais bien, dit l’aumônier, mais la loi s’y oppose. Je suis Essénien, j’ai fait vœu de ne me jamais marier, la loi porte qu’on doit accomplir son vœu ; la race juive finira si elle veut, mais certainement je n’épouserai point votre sœur, toute jolie qu’elle est.

Mes deux eunuques ne peuvent pas lui faire d’enfans, reprit le Juif ; je lui en ferai donc s’il vous plaît, & ce sera vous qui bénirez le mariage.

J’aimerais mieux cent fois être éventré par les soldats romains, dit l’aumônier, que de servir à vous faire commettre un inceste ; si c’était votre sœur de père, encor passe, la loi le permet ; mais elle est votre sœur de mère, cela est abominable.

Je conçois bien, répondit le jeune homme, que ce serait un crime à Jérusalem, où je trouverais d’autres filles ; mais dans l’île de Padrabranca, où je ne vois que des cocos, des ananas & des huitres, je crois que la chose est très permise. Le Juif épousa donc sa sœur, & en eut une fille malgré les protestations de l’Essénien ; ce fut l’unique fruit d’un mariage que l’un croyait très légitime, & l’autre abominable.

Au bout de quatorze ans, la mère mourut ; le père dit à l’aumônier, Vous êtes-vous enfin défait de vos anciens préjugés ? voulez-vous épouser ma fille ? Dieu m’en préserve, dit l’Essénien. Oh bien je l’épouserai donc moi, dit le père, il en sera ce qui pourra, mais je ne veux pas que la semence d’Abraham soit réduite à rien. L’Essénien épouvanté de cet horrible propos ne voulut plus demeurer avec un homme qui manquait à la loi, & s’enfuit. Le nouveau marié avait beau lui crier, Demeurez, mon ami, j’observe la loi naturelle, je sers la patrie, n’abandonnez pas vos amis ; l’autre le laissait crier, ayant toûjours la loi dans la tête, & s’enfuit à la nage dans l’île voisine.

C’était la grande île d’Attole, très peuplée, & très civilisée ; dès qu’il aborda, on le fit esclave. Il apprit à balbutier la langue d’Attole ; il se plaignit très amèrement de la façon inhospitalière dont on l’avait reçu ; on lui dit que c’était la loi, & que depuis que l’île avait été sur le point d’être surprise par les habitans de celle d’Ada, on avait sagement réglé que tous les étrangers qui aborderaient dans Attole, seraient mis en servitude. Ce ne peut être une loi, dit l’Essénien, car elle n’est pas dans le Pentateuque ; on lui répondit qu’elle était dans le digeste du pays, & il demeura esclave : il avait heureusement un très bon maître fort riche, qui le traita bien, & auquel il s’attacha beaucoup.

Des assassins vinrent un jour pour tuer le maître, & pour voler ses trésors ; ils demandèrent aux esclaves s’il était à la maison, & s’il avait beaucoup d’argent ? Nous vous jurons, dirent les esclaves, qu’il n’a point d’argent, & qu’il n’est point à la maison ; mais l’Essénien dit, La loi ne permet pas de mentir, je vous jure qu’il est à la maison, & qu’il a beaucoup d’argent ; ainsi le maître fut volé & tué ; les esclaves accusèrent l’Essénien devant les juges, d’avoir trahi son patron ; l’Essénien dit qu’il ne voulait mentir, & qu’il ne mentirait pour rien au monde, & il fut pendu.

On me contait cette histoire, & bien d’autres semblables dans le dernier voyage que je fis des Indes en France. Quand je fus arrivé, j’allai à Versailles pour quelques affaires, je vis passer une belle femme, suivie de plusieurs belles femmes. Quelle est cette belle femme, dis-je à mon Avocat en Parlement, qui était venu avec moi, car j’avais un Procès en Parlement à Paris, pour mes habits qu’on m’avait faits aux Indes, & je voulais toûjours avoir mon Avocat à mes côtés ? C’est la fille du Roi, dit-il, elle est charmante & bienfaisante, c’est bien dommage que dans aucun cas elle ne puisse jamais être Reine de France. Quoi, lui dis-je, si on avait le malheur de perdre tous ses parents, & les Princes du sang, (ce qu’à Dieu ne plaise) elle ne pourrait hériter du Royaume de son père ? Non, dit l’Avocat, la loi Salique s’y oppose formellement. Et qui a fait cette loi Salique ? dis-je à l’Avocat. Je n’en sais rien, dit-il, mais on prétend que chez un ancien peuple nommé les Saliens, qui ne savaient ni lire ni écrire, il y avait une loi écrite qui disait qu’en terre Salique fille n’héritait pas d’un aleu, & cette loi a été adoptée en terre non Salique. Et moi, lui dis-je, je la casse ; vous m’avez assuré que cette Princesse est charmante & bienfaisante, donc elle aurait un droit incontestable à la couronne, si le malheur arrivait qu’il ne restât qu’elle du sang royal ; ma mère a hérité de son père, & je veux que cette Princesse hérite du sien.

Le lendemain mon Procès fut jugé en une chambre du Parlement, & je perdis tout d’une voix ; mon Avocat me dit que je l’aurais gagné tout d’une voix en une autre chambre. Voilà qui est bien comique, lui dis-je ; ainsi donc chaque Chambre chaque loi. Oui, dit-il, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume de Paris ; c’est-à-dire, on a prouvé vingt-cinq fois que la coutume de Paris est équivoque ; & s’il y avait vingt-cinq chambres de juges, il y aurait vingt-cinq jurisprudences différentes. Nous avons, continua-t-il, à quinze lieues de Paris une Province nommée Normandie, où vous auriez été tout autrement jugé qu’ici. Cela me donna envie de voir la Normandie. J’y allai avec un de mes frères : nous rencontrames à la première auberge un jeune homme qui se désespérait ; je lui demandai quelle était sa disgrace ? il me répondit que c’était d’avoir un frère aîné. Où est donc le grand malheur d’avoir un frère ? lui dis-je ; mon frère est mon aîné, & nous vivons très bien ensemble. Hélas, monsieur, me dit-il, la loi donne tout ici aux aînés, & ne laisse rien aux cadets. Vous avez raison, lui dis-je, d’être fâché ; chez nous on partage également, & quelquefois les frères ne s’en aiment pas mieux.

Ces petites avantures me firent faire de belles & profondes réflexions sur les loix, & je vis qu’il en est d’elles comme de nos vêtements ; il m’a fallu porter un doliman à Constantinople, & un juste-au-corps à Paris.

Si toutes les loix humaines sont de convention, disais-je, il n’y a qu’à bien faire ses marchés. Les bourgeois de Déli & d’Agra disent qu’ils ont fait un très mauvais marché avec Tamerlan : les bourgeois de Londres se félicitent d’avoir fait un très bon marché avec le Roi Guillaume d’Orange. Un citoyen de Londres me disait un jour, C’est la nécessité qui fait les loix, & la force les fait observer. Je lui demandai si la force ne faisait pas aussi quelquefois des loix, & si Guillaume le bâtard & le conquérant ne leur avait pas donné des ordres sans faire de marché avec eux. Oui, dit-il, nous étions des bœufs alors, Guillaume nous mit un joug, & nous fit marcher à coups d’aiguillons ; nous avons depuis été changés en hommes, mais les cornes nous sont restées, & nous en frappons quiconque veut nous faire labourer pour lui, & non pas pour nous.

Plein de toutes ces réflexions, je me complaisais à penser qu’il y a une loi naturelle indépendante de toutes les conventions humaines : le fruit de mon travail doit être à moi ; je dois honorer mon père & ma mère ; je n’ai nul droit sur la vie de mon prochain, & mon prochain n’en a point sur la mienne, &c. Mais quand je songeai que depuis Cordolaomor jusqu’à Mentzel, Colonel de Houzards, chacun tue loyalement & pille son prochain avec une patente dans sa poche, je fus très affligé.

On me dit que parmi les voleurs il y avait des loix, & qu’il y en avait aussi à la guerre. Je demandai ce que c’était que ces loix de la guerre ? C’est, me dit-on, de pendre un brave Officier qui aura tenu dans un mauvais poste sans canon contre une armée royale ; c’est de faire pendre un prisonnier, si on a pendu un des vôtres ; c’est de mettre à feu & à sang les villages qui n’auront pas apporté toute leur subsistance au jour marqué, selon les ordres du gracieux souverain du voisinage. Bon, dis-je, voilà l’Esprit des loix.

Après avoir été bien instruit, je découvris qu’il y a de sages loix par lesquelles un berger est condamné à neuf ans de galères pour avoir donné un peu de sel étranger à ses moutons. Mon voisin a été ruiné par un procès pour deux chênes qui lui appartenaient qu’il avait fait couper dans son bois, parce qu’il n’avait pu observer une formalité qu’il n’avait pu connaître ; sa femme est morte dans la misère, & son fils traîne une vie plus malheureuse. J’avoue que ces loix sont justes, quoique leur exécution soit un peu dure ; mais je sais mauvais gré aux loix qui autorisent cent mille hommes à aller loyalement égorger cent mille voisins. Il m’a paru que la plûpart des hommes ont reçu de la nature assez de sens commun pour faire des loix ; mais que tout le monde n’a pas assez de justice pour faire de bonnes loix.

Assemblez d’un bout de la terre à l’autre les simples & tranquilles agriculteurs : ils conviendront tous aisément, qu’il doit être permis de vendre à ses voisins l’excédent de son bled, & que la loi contraire est inhumaine & absurde ; que les monnaies représentatives des denrées ne doivent pas plus être altérées que les fruits de la terre ; qu’un père de famille doit être le maître chez soi ; que la religion doit rassembler les hommes pour les unir, & non pour en faire des fanatiques & des persécuteurs ; que ceux qui travaillent, ne doivent pas se priver du fruit de leurs travaux pour en doter la superstition & l’oisiveté ; ils feront en une heure trente loix de cette espèce, toutes utiles au genre humain.

Mais que Tamerlan arrive & subjugue l’Inde ; alors vous ne verrez plus que des loix arbitraires. L’une accablera une province pour enrichir un publicain de Tamerlan ; l’autre fera un crime de léze-Majesté d’avoir mal parlé de la maîtresse du premier valet de chambre d’un Raya ; une troisième ravira la moitié de la récolte de l’agriculteur, & lui contestera le reste ; il y aura enfin des loix par lesquelles un appariteur Tartare viendra saisir vos enfans au berceau, fera du plus robuste un soldat, & du plus faible un eunuque, & laissera le père & la mère sans secours & sans consolation.

Or lequel vaut le mieux d’être le chien de Tamerlan ou son sujet ? Il est clair que la condition de son chien est fort supérieure.