Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/S

Cramer (Tome 2p. 140-171).
◄  R
T  ►

SALOMON.



Le nom de Salomon a toûjours été révéré dans l’Orient. Les ouvrages qu’on croit de lui, les annales des Juifs, les fables des Arabes ont porté sa renommée jusqu’aux Indes. Son règne est la grande époque des Hébreux.

Il était le troisième Roi de la Palestine. Le premier livre des Rois dit que sa mère Betzabée obtint de David qu’il fît couronner Salomon son fils au lieu de son aîné Adonias. Il n’est pas surprenant qu’une femme complice de la mort de son premier mari, ait eu assez d’artifice pour faire donner l’héritage au fruit de son adultère, & pour faire déshériter le fils légitime, qui de plus était l’aîné.

C’est une chose très remarquable que le prophète Nathan qui était venu reprocher à David son adultère, le meurtre d’Urie, le mariage qui suivit ce meurtre, fût le même qui depuis seconda Betzabée pour mettre sur le trône Salomon né de ce mariage sanguinaire & infâme. Cette conduite, à ne raisonner que selon la chair, prouverait que ce prophète Nathan avait, selon les tems, deux poids & deux mesures. Le livre même ne dit pas que Nathan reçût une mission particulière de Dieu, pour faire déshériter Adonias. S’il en eut une, il faut la respecter. Mais nous ne pouvons admettre que ce que nous trouvons écrit.

Adonias, exclu du trône par Salomon, lui demanda pour toute grace, qu’il lui permît d’épouser Abisag, cette jeune fille qu’on avait donnée à David pour le réchauffer dans sa vieillesse.

L’Écriture ne dit point si Salomon disputait à Adonias la concubine de son père ; mais elle dit que Salomon, sur cette seule demande, le fit assassiner. Apparemment que Dieu, qui lui donna l’esprit de sagesse, lui refusa alors celui de justice & d’humanité, comme il lui refusa depuis le don de la continence.

Il est dit dans le même livre des Rois, qu’il était maître d’un grand royaume, qui s’étendait de l’Euphrate à la mer Rouge & à la Méditerranée ; mais malheureusement il est dit en même tems que le Roi d’Égypte avait conquis le pays de Gazer dans le Canaan, & qu’il donna pour dot la ville de Gazer à sa fille, qu’on prétend que Salomon épousa ; il est dit qu’il y avait un Roi à Damas. Les royaumes de Sidon & de Tyr florissaient. Entouré d’États puissants, il manifesta sans doute sa sagesse, en demeurant en paix avec eux tous. L’abondance extrême qui enrichit son pays ne pouvait être que le fruit de cette sagesse profonde, puisque du tems de Saül il n’y avait pas un ouvrier en fer dans son pays, & qu’on ne trouva que deux épées quand il fallut que Saül fît la guerre aux Philistins, auxquels les Juifs étaient soumis.

Saül, qui ne possédait d’abord dans ses États que deux épées, eut bientôt une armée de trois cent trente mille hommes. Jamais le Sultan des Turcs n’a eu de si nombreuses armées ; il y avait là de quoi conquérir la terre. Ces contradictions semblent exclure tout raisonnement : mais ceux qui veulent raisonner trouvent difficile que David qui succède à Saül vaincu par les Philistins, ait pû pendant son administration fonder un vaste empire.

Les richesses qu’il laissa à Salomon sont encor plus incroyables : il lui donna comptant cent trois mille talents d’or, & un million treize mille talents d’argent. Le talent d’or des Hébreux vaut environ six mille livres sterling ; le talent d’argent environ cinq cents livres sterling. La somme totale du legs en argent comptant, sans les pierreries & les autres effets, & sans le revenu ordinaire proportionné sans doute à ce trésor, montait à un milliard cent dix-neuf millions cinq cent mille livres sterling, ou à cinq milliards cinq cent quatre-vingt-dix-sept millions d’écus d’Allemagne, ou à vingt-cinq milliards six cent quarante-huit millions de France : il n’y avait pas alors autant d’espèces circulantes dans le monde entier.

On ne voit pas après cela pourquoi Salomon se tourmentait tant à envoyer ses flottes au pays d’Ophir pour rapporter de l’or. On devine encor moins comment ce puissant Monarque n’avait pas dans ses vastes États un seul homme qui sût couper du bois dans la forêt du Liban. Il fut obligé de prier Hiram roi de Tyr de lui prêter des fendeurs de bois & des ouvriers pour le mettre en ouvre. Il faut avouer que ces contradictions exercent le génie des commentateurs.

On servait par jour pour le dîner & le souper de sa maison cinquante bœufs & cent moutons, & de la volaille & du gibier à proportion ; ce qui peut aller par jour à soixante mille livres pesant de viande. Cela fait une bonne maison. On ajoute qu’il avait quarante mille écuries & autant de remises pour ses chariots de guerre, mais seulement douze mille écuries pour sa cavalerie. Voilà bien des chariots pour un pays de montagnes, & c’était un grand appareil pour un Roi dont le prédécesseur n’avait eu qu’une mule à son couronnement, & pour un terrain qui ne nourrit que des ânes.

On n’a pas voulu qu’un Prince qui avait tant de chariots se bornât à un petit nombre de femmes ; on lui en donne sept cents, qui portaient le nom de Reines ; & ce qui est étrange, c’est qu’il n’avait que trois cents concubines, contre la coutume des Rois, qui ont d’ordinaire plus de maîtresses que de femmes. Il entretenait quatre cent douze mille chevaux, sans doute pour aller se promener avec elles le long du lac de Genézareth, ou vers celui de Sodome, ou vers le torrent de Cédron, qui serait un des endroits les plus délicieux de la terre, si ce torrent n’était pas à sec neuf mois de l’année, & si le terrain n’était pas un peu pierreux.

Quant au temple qu’il fit bâtir, & que les Juifs ont cru le plus bel ouvrage de l’Univers, si les Bramantes, les Michel Anges & les Palladio avaient vû ce bâtiment, ils ne l’auraient pas admiré ; c’était une espèce de petite forteresse quarrée, qui renfermait une cour, & dans cette cour un édifice de quarante coudées de long, & un autre de vingt ; & il est dit seulement que ce second édifice, qui était proprement le temple, l’oracle, le saint des saints, avait vingt coudées de large comme de long, & vingt de haut. Il n’y a point d’architecte en Europe, qui ne regardât un tel bâtiment comme un monument de barbares.

Les livres attribués à Salomon, ont duré plus que son temple. C’est peut-être une des grandes preuves de la force des préjugés & de la faiblesse de l’esprit humain.

Le nom seul de l’auteur a rendu ces livres respectables : on les a crus bons parce qu’on les a crus d’un Roi, & que ce Roi passait pour le plus sage des hommes.

Le premier ouvrage qu’on lui attribue, est celui des Proverbes. C’est un recueil de maximes triviales, basses, incohérentes, sans goût, sans choix & sans dessein. Peut-on se persuader qu’un Roi éclairé ait composé un recueil de sentences dans lesquelles on n’en trouve pas une seule qui regarde la manière de gouverner ; la politique, les mœurs des courtisans, les usages de la cour ?

On y voit des chapitres entiers où il n’est parlé que de gueuses, qui vont inviter les passants dans les ruës à coucher avec elles.

Qu’on prenne au hasard quelques-uns de ces proverbes.

Il y a trois choses insatiables, & une quatrième qui ne dit jamais, c’est assez ; le sépulcre, la matrice, la terre, qui n’est jamais rassasiée d’eau ; & le feu, qui est la quatrième, ne dit jamais, c’est assez.

Il y a trois choses difficiles, & j’ignore entièrement la quatrième. La voye d’un aigle dans l’air, la voye d’un serpent sur la pierre, la voye d’un vaisseau sur la mer, & la voye d’un homme dans une femme.

Il y a quatre choses qui sont les plus petites de la terre, & qui sont plus sages que les sages ; les fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture pendant la moisson ; le lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres ; la sauterelle, qui n’ayant pas de Rois, voyage par troupes ; le lézard, qui travaille de ses mains & qui demeure dans les palais des Rois.

Est-ce à un grand roi, au plus sage des mortels qu’on ose imputer des niaiseries si basses & si absurdes ? Ceux qui le font auteur de ces plates puérilités, & qui croient les admirer, ne sont pas assurément les plus sages des hommes.

Les Proverbes ont été attribués à Isaïe, à Elzia, à Sobna, à Éliacin, à Joaké, & à plusieurs autres. Mais qui que ce soit qui ait compilé ce recueil de sentences orientales, il n’y a pas d’apparence que ce soit un Roi qui s’en soit donné la peine. Aurait-il dit, que la terreur du Roi est comme le rugissement du lion ? C’est ainsi que parle un sujet ou un esclave, que la colère de son maître fait trembler. Salomon aurait-il tant parlé de la femme impudique ? Aurait-il dit, ne regardez point le vin quand il paraît clair, & que sa couleur brille dans le verre ?

Je doute fort qu’on ait eu des verres à boire du tems de Salomon ; c’est une invention fort récente ; toute l’antiquité buvait dans des tasses de bois ou de métal ; & ce seul passage indique que cette rhapsodie juive fut composée dans Alexandrie, ainsi que tant d’autres livres juifs.[1]

L’Ecclésiaste, que l’on met sur le compte de Salomon, est d’un ordre & d’un goût tout différent. Celui qui parle dans cet ouvrage est un homme détrompé des illusions de la grandeur, lassé de plaisirs, & dégoûté de la science. C’est un philosophe Épicurien, qui répète à chaque page que le juste & l’impie sont sujets aux mêmes accidens, que l’homme n’a rien de plus que la bête, qu’il vaut mieux n’être pas né que d’exister, qu’il n’y a point d’autre vie, & qu’il n’y a rien de bon & de raisonnable que de jouïr en paix du fruit de ses travaux avec la femme qu’on aime.

Tout l’ouvrage est d’un matérialiste qui est à la fois sensuel & dégoûté. Il semble seulement qu’on ait mis au dernier verset un mot édifiant sur Dieu, pour diminuer le scandale qu’un tel livre devait causer.

Les critiques auront de la peine à se persuader que ce livre soit de Salomon. Il n’est pas naturel qu’il ait dit : malheur à la terre qui a un Roi enfant. Les Juifs n’avaient point eu encor de tels Rois.

Il n’est pas naturel qu’il ait dit, j’observe le visage du Roi. Il est bien plus vraisemblable que l’auteur a voulu faire parler Salomon, & que par cette aliénation d’esprit dont tous les ouvrages des Juifs sont remplis, il a oublié souvent dans le corps du livre que c’était un Roi qu’il faisait parler.

Ce qui est toûjours surprenant, c’est que l’on ait consacré cet ouvrage impie parmi les livres canoniques. S’il fallait établir aujourd’hui le canon de la Bible, on n’y mettrait certainement pas l’Ecclésiaste ; mais il fut inséré dans un tems où les livres étaient très rares, où ils étaient plus admirés que lus. Tout ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est de pallier autant qu’il est possible l’Épicuréisme qui règne dans cet ouvrage. On a fait pour l’Ecclésiaste comme pour tant d’autres choses qui révoltent bien autrement. Elles furent établies dans des tems d’ignorance ; & on est forcé, à la honte de la raison, de les soutenir dans des tems éclairés, & d’en déguiser ou l’absurdité ou l’horreur par des allégories.

Le Cantique des Cantiques est encor attribué à Salomon, parce que le nom de roi s’y trouve en deux ou trois endroits, parce qu’on fait dire à l’amante, qu’elle est belle comme les peaux de Salomon, parce que l’amante dit qu’elle est noire, & qu’on a cru que Salomon désignait par là sa femme Égyptienne.

Ces trois raisons sont également ridicules :

1.o Quand l’amante, en parlant à son amant, dit : le Roi m’a menée dans ses celliers, elle parle visiblement d’un autre que de son amant : donc le Roi n’est pas cet amant : c’est le Roi du festin, c’est le paranimphe, c’est le maître de la maison qu’elle entend : & cette Juive est si loin d’être la maîtresse d’un Roi, que dans tout le cours de l’ouvrage c’est une bergère, une fille des champs qui va chercher son amant à la campagne & dans les ruës de la ville, & qui est arrêtée aux portes par les gardes qui lui volent sa robe.

2.o Je suis belle comme les peaux de Salomon, est l’expression d’une villageoise qui dirait, Je suis belle comme les tapisseries du Roi : & c’est précisément parce que le nom de Salomon se trouve dans cet ouvrage qu’il ne saurait être de lui. Quel monarque ferait une comparaison si ridicule ? Voyez, dit l’amante au 3e chapitre, voyez le roi Salomon avec le diadème dont sa mère l’a couronné au jour de son mariage. Qui ne reconnaît à ces expressions la comparaison ordinaire que font les filles du peuple en parlant de leurs amans ? Elles disent : il est beau comme un prince, il a un air de Roi, &c.

3.o Il est vrai que cette bergère qu’on fait parler dans ce Cantique amoureux, dit qu’elle est hâlée du soleil, qu’elle est brune. Or si c’était là la fille du Roi d’Égypte, elle n’était point si hâlée. Les filles de qualité en Égypte sont blanches. Cléopatre l’était ; & en un mot ce personnage ne peut être à la fois une fille de village & une Reine.

Il se peut qu’un monarque, qui avait mille femmes ait dit à l’une d’elles, qu’elle me baise d’un baiser de sa bouche, car vos tétons sont meilleurs que le vin ; un Roi & un berger, quand il s’agit de baiser sur la bouche, peuvent s’exprimer de la même manière. Il est vrai qu’il est assez étrange qu’on ait prétendu que c’était la fille qui parlait en cet endroit, & qui faisait l’éloge des tétons de son amant.

Je ne nierai pas encor qu’un Roi galant ait fait dire à sa maîtresse, Mon bien-aimé est comme un bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes tétons. Je n’entends pas trop ce que c’est qu’un bouquet de myrrhe ; mais enfin quand la bien-aimée avise son bien-aimé, de lui passer la main gauche sur le cou, & de l’embrasser de la main droite, je l’entends fort bien.

On pourrait demander quelques explications à l’auteur du Cantique, quand il dit ; Votre nombril est comme une coupe dans laquelle il y a toûjours quelque chose à boire ; votre ventre est comme un boisseau de froment, vos tétons sont comme deux faons de chevreuil, & votre nez est comme la tour du Mont Liban.

J’avoue que les églogues de Virgile sont d’un autre stile ; mais chacun a le sien, & un Juif n’est pas obligé d’écrire comme Virgile.

C’est apparemment encor un beau tour d’éloquence orientale, que de dire, Notre sœur est encor petite, elle n’a point de tétons ; que ferons-nous de notre sœur ? Si c’est un mur, bâtissons dessus ; si c’est une porte, fermons-la.

À la bonne heure que Salomon le plus sage des hommes ait parlé ainsi dans ses goguettes. Mais plusieurs Rabbins ont soutenu que non-seulement cette petite églogue voluptueuse n’était pas du Roi Salomon, mais qu’elle n’était pas autentique. Théodore de Mopsueste était de ce sentiment, & le célèbre Grotius appelle le Cantique des Cantiques un ouvrage libertin, Flagitiosus ; cependant il est consacré, & on le regarde comme une allégorie perpétuelle du mariage de Jésus-Christ avec son Église. Il faut avouer que l’allégorie est un peu forte, & qu’on ne voit pas ce que l’Église pourrait entendre quand l’auteur dit que sa petite sœur n’a point de tétons.

Après tout, ce Cantique est un morceau précieux de l’antiquité. C’est le seul livre d’amour qui nous soit resté des Hébreux. Il est vrai que c’est une rapsodie inepte, mais il y a beaucoup de volupté. Il n’y est question que de baiser sur la bouche, de tétons qui valent mieux que du vin, de jouës qui sont de la couleur des tourterelles. Il y est souvent parlé de jouïssance. C’est une églogue juive. Le style est comme celui de tous les ouvrages d’éloquence des Hébreux, sans liaison, sans suite, plein de répétitions, confus, ridiculement métaphorique ; mais il y a des endroits qui respirent la naïveté & l’amour.

Le Livre de la Sagesse est dans un goût plus sérieux ; mais il n’est pas plus de Salomon que le Cantique des Cantiques. On l’attribue communément à Jésus fils de Sirac, d’autres à Philon de Biblos ; mais quel que soit l’auteur, il paraît que de son tems on n’avait point encor le Pentateuque, car il dit au chap. 10. qu’Abraham voulut immoler Isaac du tems du déluge ; & dans un autre endroit, il parle du patriarche Joseph comme d’un Roi d’Égypte.

Pour l’Ecclésiaste, dont nous avons déjà parlé, Grotius prétend qu’il fut écrit sous Zorobabel. Nous avons vû avec quelle liberté l’auteur de l’Ecclésiaste s’exprime ; on sait qu’il dit que les hommes n’ont rien de plus que les bêtes ; qu’il vaut mieux n’être pas né que d’exister ; qu’il n’y a point d’autre vie, qu’il n’y a rien de bon que de se réjouïr dans ses œuvres avec celle qu’on aime.

Il se pourrait faire que Salomon eût tenu de tels discours à quelques-unes de ses femmes ; on prétend que ce sont des objections qu’il se fait ; mais ces maximes qui ont l’air un peu libertin, ne ressemblent point du tout à des objections ; & c’est se moquer du monde, d’entendre dans un auteur le contraire de ce qu’il dit.

Au reste, plusieurs Pères ont prétendu que Salomon avait fait pénitence ; ainsi on peut lui pardonner.

Il y a grande apparence que Salomon était riche & savant, pour son tems & pour son peuple. L’exagération, compagne inséparable de la grossièreté, lui attribua des richesses qu’il n’avait pu posséder, & des livres qu’il n’avait pu faire. Le respect pour l’antiquité a depuis consacré ces erreurs.

Mais que ces livres aient été écrits par un Juif, que nous importe ? Notre Religion Chrétienne est fondée sur la Juive, mais non pas sur tous les livres que les Juifs ont faits. Pourquoi le Cantique des Cantiques sera-t-il plus sacré pour nous que les fables du Talmud ? C’est, dit-on, que nous l’avons compris dans le canon des Hébreux : & qu’est-ce que ce canon ? C’est un recueil d’ouvrages autentiques. Eh bien un ouvrage pour être autentique est-il divin ? Une histoire des Roitelets de Juda & de Sichem, par exemple, est-elle autre chose qu’une histoire ? Voilà un étrange préjugé. Nous avons les Juifs en horreur, & nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux & recueilli par nous, porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y a jamais eu de contradiction si palpable.

SECTE.



Toute secte, en quelque genre que ce puisse être est le ralliement du doute & de l’erreur. Scotistes, Thomistes, Réaux, Nominaux, Papistes, Calvinistes, Molinistes, Jansénistes, ne sont que des noms de guerre.

Il n’y a point de secte en géométrie ; on ne dit point un Euclidien, un Archimédien.

Quand la vérité est évidente, il est impossible qu’il s’élève des partis & des factions. Jamais on n’a disputé s’il fait jour à midi.

La partie de l’astronomie qui détermine le cours des astres & le retour des éclipses, étant une fois connue il n’y a plus de dispute chez les astronomes.

On ne dit point en Angleterre, Je suis Newtonien, je suis Lockien, Halleyen ; pourquoi ? parce que quiconque a lû, ne peut refuser son consentement aux vérités enseignées par ces trois grands hommes. Plus Newton est révéré, moins on s’intitule Newtonien ; ce mot supposerait qu’il y a des anti-Newtoniens en Angleterre. Nous avons peut-être encor quelques Cartésiens en France ; c’est uniquement parce que le systême de Descartes est un tissu d’imaginations erronées, & ridicules.

Il en est de même dans le petit nombre de vérités de fait qui sont bien constatées. Les actes de la Tour de Londres ayant été autentiquement recueillis par Rymer, il n’y a point de Rymériens, parce que personne ne s’avise de combattre ce recueil. On n’y trouve ni contradictions, ni absurdités, ni prodiges, rien qui révolte la raison, rien, par conséquent, que des sectaires s’efforcent de soutenir ou de renverser par des raisonnements absurdes. Tout le monde convient donc que les actes de Rymer sont dignes de foi.

Vous êtes mahométan, donc il y a des gens qui ne le sont pas, donc vous pourriez bien avoir tort.

Quelle serait la Religion véritable, si le Christianisme n’existait pas ? c’est celle dans laquelle il n’y a point de sectes ; celle dans laquelle tous les esprits s’accordent nécessairement.

Or, dans quel dogme tous les esprits se sont-ils accordés ? Dans l’adoration d’un Dieu & dans la probité. Tous les philosophes de la terre qui ont eu une religion, dirent dans tous les tems, Il y a un Dieu, & il faut être juste. Voilà donc la religion universelle établie dans tous les tems & chez tous les hommes.

Le point dans lequel ils s’accordent tous est donc vrai, & les systêmes par lesquels ils diffèrent, sont donc faux.

Ma secte est la meilleure, me dit un brame ; mais, mon ami, si ta secte est bonne, elle est nécessaire ; car si elle n’était pas absolument nécessaire, tu m’avoueras qu’elle serait inutile ; si elle est absolument nécessaire, elle l’est à tous les hommes ; comment donc se peut-il faire que tous les hommes n’ayent pas ce qui leur est absolument nécessaire ? Comment se peut-il que le reste de la terre se moque de toi & de ton Brama ?

Lorsque Zoroastre, Hermès, Orphée, Minos, & tous les grands-hommes disent, Adorons Dieu, & soyons justes, personne ne rit ; mais toute la terre siffle celui qui prétend qu’on ne peut plaire à Dieu, qu’en tenant à sa mort une queuë de vache, & celui qui veut qu’on se fasse couper un bout de prépuce, & celui qui consacre des crocodiles & des oignons, & celui qui attache le salut éternel à des os de morts qu’on porte sous sa chemise, ou à une indulgence plénière qu’on achète à Rome pour deux sous & demi.

D’où vient ce concours universel de risée & de sifflets d’un bout de l’univers à l’autre ? Il faut bien que les choses dont tout le monde se moque, ne soient pas d’une vérité bien évidente. Que dirions-nous d’un secrétaire de Séjan, qui dédia à Pétrone un livre d’un stile ampoulé, intitulé, La Vérité des oracles sibyllins prouvée par les faits ?

Ce secrétaire vous prouve d’abord qu’il était nécessaire que Dieu envoyât sur la terre plusieurs sibylles l’une après l’autre ; car il n’avait pas d’autres moyens d’instruire les hommes. Il est démontré que Dieu parlait à ces sibylles : car le mot de sibylle signifie conseil de Dieu. Elles devaient vivre longtems ; car c’est bien le moins que des personnes à qui Dieu parle, aient ce privilège. Elles furent au nombre de douze, car ce nombre est sacré. Elles avaient certainement prédit tous les événements du monde, car Tarquin le superbe acheta trois de leurs livres cent écus d’une vieille. Quel incrédule, ajoute le secrétaire, osera nier tous ces faits évidents qui se sont passés dans un coin à la face de toute la terre ? Qui pourra nier l’accomplissement de leurs prophéties ? Virgile lui-même n’a-t-il pas cité les prédictions des sibylles ? Si nous n’avons pas les premiers exemplaires des livres sibyllins, écrits dans un tems où l’on ne savait ni lire ni écrire, n’en avons-nous pas des copies authentiques ? Il faut que l’impiété se taise devant ces preuves. Ainsi parlait Houtevillus à Séjan. Il espérait avoir une place d’augure qui lui vaudrait cinquante mille livres de rente, & il n’eut rien.

Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique : & c’est en vertu de cette obscurité qu’il faut la croire ; car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine ; car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples s’il n’y avait pas du divin ? C’est précisément comme l’Alcoran que les Sonnites disent avoir un visage d’ange & un visage de bête ; ne soyez pas scandalisés du mufle de la bête, & révérez la face de l’ange. Ainsi parle cet insensé ; mais un fanatique d’une autre secte répond à ce fanatique, C’est toi qui es la bête, & c’est moi qui suis l’ange.

Or, qui jugera ce procès ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots ; l’homme dégagé des préjugés & amateur de la vérité & de la justice ; l’homme enfin qui n’est pas bête, & qui ne croit point être ange.


SENS COMMUN.



Il y a quelquefois dans les expressions vulgaires une image de ce qui se passe au fond du cœur de tous les hommes. Sensus Communis, signifiait chez les Romains non seulement sens commun, mais humanité, sensibilité. Comme nous ne valons pas les Romains, ce mot ne dit chez nous que la moitié de ce qu’il disait chez eux. Il ne signifie que le bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité & l’esprit. Cet homme n’a pas le sens commun, est une grosse injure. Cet homme a le sens commun, est une injure aussi ; cela veut dire qu’il n’est pas tout-à-fait stupide, & qu’il manque de ce qu’on appelle esprit. Mais d’où vient cette expression sens commun, si ce n’est des sens ? Les hommes quand ils inventèrent ce mot faisaient l’aveu que rien n’entrait dans l’ame que par les sens, autrement, auraient-ils employé le mot de sens pour signifier le raisonnement commun ?

On dit quelquefois, le sens commun est fort rare ; que signifie cette phrase ? que dans plusieurs hommes la raison commencée est arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés, que tel homme qui juge très sainement dans une affaire se trompera toûjours grossièrement dans une autre. Cet Arabe qui sera d’ailleurs un bon calculateur, un savant chymiste, un astronome exact, croira cependant que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche.

Pourquoi ira-t-il au-delà du sens commun dans les trois sciences dont je parle, & sera-t-il au-dessous du sens commun quand il s’agira de cette moitié de lune ? C’est que dans les premiers cas il a vû avec ses yeux, il a perfectionné son intelligence, & dans le second il a vû par les yeux d’autrui, il a fermé les siens, il a perverti le sens commun qui est en lui.

Comment cet étrange renversement d’esprit peut-il s’opérer ? Comment les idées qui marchent d’un pas si régulier & si ferme dans la cervelle sur un grand nombre d’objets, peuvent-elles clocher si misérablement sur un autre mille fois plus palpable, & plus aisé à comprendre ? cet homme a toûjours en lui les mêmes principes d’intelligence, il faut donc qu’il y ait un organe vicié, comme il arrive quelquefois que le gourmet le plus fin peut avoir le goût dépravé sur une espèce particulière de nourriture.

Comment l’organe de cet Arabe qui voit la moitié de la lune dans la manche de Mahomet est-il vicié ? C’est par la peur. On lui a dit que s’il ne croyait pas à cette manche, son ame immédiatement après sa mort, en passant sur le pont aigu tomberait pour jamais dans l’abîme ; on lui a dit bien pis, si jamais vous doutez de cette manche, un derviche vous traitera d’impie, un autre vous prouvera que vous êtes un insensé, qui ayant tous les motifs possibles de crédibilité n’avez pas voulu soumettre votre raison superbe à l’évidence. Une troisième vous déférera au petit divan d’une petite province, & vous serez légalement empalé.

Tout cela donne une terreur panique au bon Arabe, à sa femme, à sa sœur, à toute la petite famille. Ils ont du bon sens sur tout le reste, mais sur cet article leur imagination est blessée, comme celle de Pascal, qui voyait continuellement un précipice auprès de son fauteuil. Mais notre Arabe croit-il en effet à la manche de Mahomet ? non, il fait des efforts pour croire ; il dit cela est impossible, mais cela est vrai ; je crois ce que je ne crois pas. Il se forme dans sa tête sur cette manche, un chaos d’idées qu’il craint de débrouiller ; & c’est véritablement n’avoir pas le sens commun.


SENSATION.



Les huîtres ont, dit-on, deux sens, les taupes quatre, les autres animaux comme les hommes cinq ; quelques personnes en admettent un sixième ; mais il est évident que la sensation voluptueuse, dont ils veulent parler, se réduit au sentiment du tact, & que cinq sens sont notre partage. Il nous est impossible d’en imaginer par delà, & d’en désirer.

Il se peut que dans d’autres globes on ait des sens dont nous n’avons pas d’idée : il se peut que le nombre des sens augmente de globe en globe, & que l’être qui a des sens innombrables & parfaits soit le terme de tous les êtres.

Mais nous autres avec nos cinq organes quel est notre pouvoir ? Nous sentons toûjours malgré nous, & jamais parce que nous le voulons ; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l’objet nous frappe. Le sentiment est dans nous ; mais il ne peut en dépendre. Nous le recevons, & comment le recevons-nous ? On sait assez qu’il n’y a aucun rapport entre l’air battu, & des paroles qu’on me chante, & l’impression que ces paroles font dans mon cerveau.

Nous sommes étonnés de la pensée ; mais le sentiment est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que mille animaux meurent sous vos yeux, vous n’êtes point inquiets de ce que deviendra leur faculté de sentir, quoique cette faculté soit l’ouvrage de l’Être des êtres ; vous les regardez comme des machines de la nature nées pour périr & pour faire place à d’autres.

Pourquoi & comment leur sensation subsisterait-elle, quand ils n’existent plus ? Quel besoin l’auteur de tout ce qui est, aurait-il de conserver des propriétés dont le sujet est détruit ? Il vaudrait autant dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive, de retirer ses feuilles vers ses branches, subsiste encor quand la plante n’est plus. Vous allez sans doute demander, comment la sensation des animaux périssant avec eux, la pensée de l’homme ne périra pas ? je ne peux répondre à cette question, je n’en sais pas assez pour la résoudre. L’auteur éternel de la sensation & de la pensée sait seul comment il la donne, & comment il la conserve.

Toute l’antiquité a maintenu, que rien n’est dans notre entendement qui n’ait été dans nos sens. Descartes dans ses romans prétendit que nous avions des idées métaphysiques avant de connaître le téton de notre nourrice ; une faculté de Théologie proscrivit ce dogme, non parce que c’était une erreur, mais parce que c’était une nouveauté : ensuite elle adopta cette erreur parce qu’elle était détruite par Locke philosophe anglais, & qu’il fallait bien qu’un Anglais eût tort. Enfin après avoir changé si souvent d’avis, elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que les sens sont les portes de l’entendement ; elle a fait comme les gouvernements obérés, qui tantôt donnent cours à certains billets, & tantôt les décrient ; mais depuis longtems personne ne veut des billets de cette faculté.

Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, & que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses cinq sens, serait privé de toute idée, s’il pouvait vivre. Les notions métaphysiques ne viennent que par les sens ; car comment mesurer un cercle ou un triangle, si on n’a pas vu ou touché un cercle & un triangle ? comment se faire une idée imparfaite de l’infini, qu’en reculant des bornes ? & comment retrancher des bornes, sans en avoir vu ou senti ?

La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un grand philosophe (page 128. Tome II. traité des sensations.)

Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez & qui pensez, concluez.

Les Grecs avaient inventé la faculté Psyché pour les sensations, & la faculté nous pour les pensées. Nous ignorons malheureusement ce que c’est que ces deux facultés ; nous les avons, mais leur origine ne nous est pas plus connue qu’à l’huitre, à l’ortie de mer, au polype, aux vermisseaux & aux plantes. Par quelle mécanique inconcevable le sentiment est-il dans tout mon corps, & la pensée dans ma seule tête ? Si on vous coupe la tête, il n’y a pas d’apparence que vous puissiez alors résoudre un problème de géométrie : cependant votre glande pinéale, votre corps calleux, dans lesquels vous logez votre âme, subsistent longtems sans altération, votre tête coupée est si pleine d’esprits animaux, que souvent elle bondit après avoir été séparée de son tronc : il semble qu’elle devrait avoir dans ce moment des idées très vives, & ressembler à la tête d’Orphée qui faisait encor de la musique, & qui chantait Euridice quand on la jetait dans les eaux de l’Èbre.

Si vous ne pensez pas, quand vous n’avez plus de tête, d’où vient que votre cœur est sensible quand il est arraché ?

Vous sentez, dites-vous, parce que tous les nerfs ont leur origine dans le cerveau ; & cependant si on vous a trépané, & si on vous brûle le cerveau, vous ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout cela sont bien habiles.


SONGES.


Somnia quæ ludum animos volitantibus umbris,
Non delubra deum nec ab athere numina mittunt,
Sed sua quisque facit.


Mais comment tous les sens étant morts dans le sommeil, y en a-t-il un interne qui est vivant ? comment vos yeux ne voyant plus, vos oreilles n’entendant rien, voyez-vous cependant & entendez-vous dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe, il aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poëte fait des vers en dormant. Le mathématicien voit des figures ; le métaphysicien raisonne bien ou mal : on en a des exemples frappans.

Sont-ce les seuls organes de la machine qui agissent ? est-ce l’ame pure, qui soustraite à l’empire des sens jouït de ses droits en liberté ?

Si les organes seuls produisent les rêves de la nuit, pourquoi ne produiront-ils pas seuls les idées du jour ? Si l’ame pure, tranquille dans le repos des sens, agissant par elle-même, est l’unique cause, le sujet unique de toutes les idées que vous avez en dormant, pourquoi toutes ces idées sont-elles presque toûjours irrégulières, déraisonnables, incohérentes ? Quoi, c’est dans le tems où cette ame est le moins troublée, qu’il y a plus de trouble dans toutes ses imaginations ! elle est en liberté, & elle est folle ! si elle était née avec des idées métaphysiques, comme l’ont dit tant d’écrivains qui rêvaient les yeux ouverts, ses idées pures & lumineuses de l’être, de l’infini, de tous les premiers principes, devraient se réveiller en elle avec la plus grande énergie quand son corps est endormi : on ne serait jamais bon philosophe qu’en songe.

Quelque systême que vous embrassiez, quelques vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau, & que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans vous, & malgré vous : votre volonté n’y a aucune part. Il est donc certain que vous pouvez penser sept ou huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de penser, & sans même être sûr que vous pensez. Pesez cela, & tâchez de deviner ce que c’est que le composé de l’animal.

Les songes ont toûjours été un grand objet de superstition ; rien n’était plus naturel. Un homme vivement touché de la maladie de sa maîtresse, songe qu’il la voit mourante ; elle meurt le lendemain, donc les dieux lui ont prédit sa mort.

Un Général d’armée rêve qu’il gagne une bataille, il la gagne en effet, les dieux l’ont averti qu’il serait vainqueur.

On ne tient compte que des rêves qui ont été accomplis, on oublie les autres. Les songes font une grande partie de l’histoire ancienne, aussi-bien que les oracles.

La Vulgate traduit ainsi la fin du verset 26. du chap. 19. du Lévitique : Vous n’observerez point les songes. Mais le mot songe n’est point dans l’hébreu : & il serait assez étrange qu’on réprouvât l’observation des songes dans le même livre où il est dit que Joseph devint le bienfaiteur de l’Égypte & de sa famille, pour avoir expliqué trois songes.

L’explication des rêves était une chose si commune qu’on ne se bornait pas à cette intelligence ; il fallait encor deviner quelquefois ce qu’un autre homme avait rêvé. Nabucodonosor ayant oublié un songe qu’il avait fait, ordonna à ses mages de le deviner, & les menaça de mort s’ils n’en venaient pas à bout ; mais le juif Daniel qui était de l’école des mages, leur sauva la vie en devinant quel était le songe du roi, & en l’interprétant. Cette histoire & beaucoup d’autres, pourraient servir à prouver que la loi des Juifs ne défendait pas l’onéiromancie, c’est-à-dire, la science des songes.

SUPERSTITION.

Chapitre tiré de Cicéron, de Sénèque & de Plutarque.



Presque tout ce qui va au-delà de l’adoration d’un Être suprême, & de la soumission du cœur à ses ordres éternels, est superstition. C’en est une très dangereuse que le pardon des crimes attaché à certaines cérémonies.

Et nigras mactant pecudes, & manibu divis
Inferias mittunt.
O faciles nimium qui tristia crimina caedis
Flumineâ tolli posse putatis aqua !

Vous pensez que Dieu oubliera votre homicide, si vous vous baignez dans un fleuve, si vous immolez une brebis noire, & si on prononce sur vous des paroles. Un second homicide vous sera donc pardonné au même prix, & ainsi un troisième, & cent meurtres ne vous coûteront que cent brebis noires & cent ablutions ! Faites mieux, misérables humains, point de meurtre & point de brebis noires.

Quelle infâme idée d’imaginer qu’un prêtre d’Isis & de Cibèle en jouant des cymbales & des castagnettes vous réconciliera avec la Divinité ! Et qu’est-il donc ce prêtre de Cibèle, cet eunuque errant qui vit de vos faiblesses, pour s’établir médiateur entre le Ciel & vous ? Quelles patentes a-t-il reçues de Dieu ? Il reçoit de l’argent de vous pour marmotter des paroles, & vous pensez que l’Être des êtres ratifie les paroles de ce charlatan ?

Il y a des superstitions innocentes : vous dansez les jours de fête en l’honneur de Diane ou de Pomone ; ou de quelqu’un de ces dieux secondaires dont votre calendrier est rempli : à la bonne heure. La danse est très agréable, elle est utile au corps, elle réjouit l’ame ; elle ne fait de mal à personne ; mais n’allez pas croire que Pomone & Vertumne vous sachent beaucoup de gré d’avoir sauté en leur honneur, & qu’ils vous punissent d’y avoir manqué. Il n’y a d’autre Pomone ni d’autre Vertumne, que la bêche & le hoyau du jardinier. Ne soyez pas assez imbéciles pour croire que votre jardin sera grêlé si vous avez manqué de danser la pirrique ou la cordace.

Il y a peut-être une superstition pardonnable & même encourageante à la vertu ; c’est celle de placer parmi les dieux les grands hommes qui ont été les bienfaiteurs du genre humain. Il serait mieux sans doute, de s’en tenir à les regarder simplement comme des hommes vénérables ; & surtout de tâcher de les imiter. Vénérez sans culte, un Solon, un Thales, un Pythagore, mais n’adorez pas un Hercule pour avoir nettoyé les écuries d’Augias, & pour avoir couché avec cinquante filles dans une nuit.

Gardez-vous surtout d’établir un culte pour des gredins qui n’ont eu d’autre mérite que l’ignorance, l’entousiasme, & la crasse, qui se sont fait un devoir & une gloire de l’oisiveté & de la gueuserie ; ceux qui au moins ont été inutiles pendant leur vie, méritent-ils l’apothéose après leur mort ?

Remarquez que les tems les plus superstitieux ont toûjours été ceux des plus horribles crimes.


SUPERSTITION.

Section seconde


Le superstitieux est au fripon ce que l’esclave est au tyran. Il y a plus encor ; le superstitieux est gouverné par le fanatique, & le devient. La superstition née dans le Paganisme, adoptée par le Judaïsme, infecta l’Église chrétienne dès les premiers tems. Tous les Pères de l’Église sans exception crurent au pouvoir de la magie. L’Église condamna toûjours la magie, mais elle y crut toûjours : elle n’excommunia point les sorciers comme des fous qui étaient trompés, mais comme des hommes qui étaient réellement en commerce avec les diables.

Aujourd’hui la moitié de l’Europe croit que l’autre a été longtems & est encor superstitieuse. Les Protestants regardent les reliques, les indulgences, les macérations, les prières pour les morts, l’eau bénite, & presque tous les rites de l’Église romaine, comme une démence superstitieuse. La superstition, selon eux, consiste à prendre des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires. Parmi les Catholiques Romains il y en a de plus éclairés que leurs ancêtres, qui ont renoncé à beaucoup de ces usages autrefois sacrés ; & ils se défendent sur les autres qu’ils ont conservés, en disant, ils sont indifférens, & ce qui n’est qu’indifférent ne peut être un mal.

Il est difficile de remarquer les bornes de la superstition. Un Français voyageant en Italie trouve presque tout superstitieux, & ne se trompe guère. L’Archevêque de Cantorbéri prétend que l’Archevêque de Paris est superstitieux ; les Presbitériens font le même reproche à monsieur de Cantorbéri, & sont à leur tour traités de superstitieux par les Quakers, qui sont les plus superstitieux de tous aux yeux des autres Chrétiens.

Personne ne convient donc chez les sociétés chrétiennes de ce que c’est que la superstition. La secte qui semble le moins attaquée de cette maladie de l’esprit est celle qui a le moins de rites. Mais si avec peu de cérémonies elle est fortement attachée à une croyance absurde, cette créance absurde équivaut, elle seule, à toutes les pratiques superstitieuses observées depuis Simon le magicien jusqu’au curé Gauffrédi.

Il est donc évident que c’est le fond de la religion d’une secte, qui passe pour superstition chez une autre secte.

Les Musulmans accusent toutes les sociétés chrétiennes, & en sont accusés. Qui jugera ce grand procès ? Sera-ce la raison ? Mais chaque secte prétend avoir la raison de son côté. Ce sera donc la force qui jugera, en attendant que la raison pénètre dans un assez grand nombre de têtes pour désarmer la force.

Par exemple, il a été un tems dans l’Europe chrétienne où il n’était pas permis à de nouveaux époux de jouir des droits du mariage sans avoir acheté ce droit de l’Évêque & du Curé.

Quiconque dans son testament ne laissait pas une partie de son bien à l’Église était excommunié & privé de la sépulture. Cela s’appelait mourir déconfès, c’est-à-dire, ne confessant pas la Religion Chrétienne. Et quand un chrétien mourait intestat, l’Église relevait le mort de cette excommunication, en faisant un testament pour lui, en stipulant, & en se faisant payer le legs pieux que le défunt aurait dû faire.

C’est pourquoi le pape Grégoire IX, & St. Louïs ordonnèrent après le concile de Narbonne tenu en 1235, que tout testament auquel on n’aurait pas appelé un prêtre serait nul, & le Pape décerna que le testateur & le notaire seraient excommuniés.

La taxe des péchés fut encor, s’il est possible, plus scandaleuse. C’était la force qui soutenait toutes ces loix auxquelles se soumettait la superstition des peuples ; & ce n’est qu’avec le tems que la raison fit abolir ces honteuses vexations, dans le tems qu’elle en laissait subsister tant d’autres.

Jusqu’à quel point la politique permet-elle qu’on ruine la superstition ? Cette question est très épineuse ; c’est demander jusqu’à quel point on doit faire la ponction à un hydropique, qui peut mourir dans l’opération. Cela dépend de la prudence du médecin.

Peut-il exister un peuple, libre de tous préjugés superstitieux ? C’est demander, Peut-il exister un peuple de philosophes ? On dit qu’il n’y a nulle superstition dans la Magistrature de la Chine. Il est vraisemblable qu’il n’en restera aucune dans la Magistrature de quelques villes d’Europe.

Alors ces Magistrats empêcheront que la superstition du peuple ne soit dangereuse. L’exemple de ces Magistrats n’éclairera pas la canaille, mais les principaux bourgeois la contiendront. Il n’y a peut-être pas un seul tumulte, un seul attentat religieux, où les bourgeois n’aient autrefois trempé, parce que ces bourgeois alors étaient canaille ; mais la raison & le tems les auront changés. Leurs mœurs adoucies adouciront celles de la plus vile, & de la plus féroce populace : c’est de quoi nous avons des exemples frappants dans plus d’un pays. En un mot, moins de superstitions moins de fanatisme, & moins de fanatisme moins de malheurs.


  1. Un pédant a cru trouver une erreur dans ce passage : il a prétendu qu’on a mal traduit par le mot de verre le gobelet qui était, dit-il, de bois ou de métal ; mais comment le vin aurait-il brillé dans un gobelet de métal ou de bois ? & puis qu’importe !