Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/P

Cramer (Tome 2p. 82-117).
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PAPISME
(sur le)
DIALOGUE.

Le PAPISTE & le TRÉSORIER.
Le Papiste.

Monseigneur a dans sa principauté des Luthériens, des Calvinistes, des Quakers, des Anabaptistes, & même des Juifs, & vous voudriez encor qu’il admît des Unitaires.

Le Trésorier.

Si ces Unitaires vous apportent de l’industrie & de l’argent, quel mal nous feront-ils ? vous n’en serez que mieux payé de vos gages.

Le Papiste.

J’avoue que la soustraction de mes gages me serait plus douloureuse que l’admission de ces messieurs ; mais enfin ils ne croient pas que J. C. soit fils de Dieu.

Le Trésorier.

Que vous importe, pourvu qu’il vous soit permis de le croire, & que vous soyez bien nourri, bien vêtu, bien logé ? Les Juifs sont bien loin de croire qu’il soit fils de Dieu ; & cependant vous êtes fort aise de trouver ici des Juifs, sur qui vous placez votre argent à 6 pour 100. St. Paul lui-même n’a jamais parlé de la divinité de Jésus Christ ; il l’appelle franchement un homme : « la mort, dit-il, a régné par le péché d’un seul homme, les justes régneront par un seul homme qui est Jésus… vous êtes à Jésus & Jésus est à Dieu… Epist. ad Rom… » Tous vos premiers Pères de l’Église ont pensé comme St. Paul ; il est évident que pendant 300 ans, Jésus s’est contenté de son humanité ; figurez-vous que vous êtes un chrétien des trois premiers siècles.

Le Papiste.

Mais, monsieur, ils ne croient point à l’éternité des peines.

Le Trésorier.

Ni moi non plus ; soyez damné à jamais si vous voulez ; pour moi je ne compte point du tout l’être.

Le Papiste.

Ah ! monsieur, il est bien dur de ne pouvoir damner à son plaisir tous les hérétiques de ce monde ; mais la rage qu’ont les Unitaires de rendre un jour les ames heureuses, n’est pas ma seule peine. Vous savez que ces monstres-là ne croient pas plus à la résurrection des corps, que les Saducéens ; ils disent que nous sommes tous Anthropophages ; que les particules qui composaient votre grand-père & votre bisaïeul, ayant été nécessairement dispersées dans l’atmosphère, sont devenues carottes & asperges, & qu’il est impossible que vous n’ayez mangé quelques petits morceaux de vos ancêtres.

Le Trésorier.

Soit ; mes petits-enfans en feront autant de moi, ce ne sera qu’un rendu ; il en arrivera autant aux Papistes. Ce n’est pas une raison pour qu’on vous chasse des États de Monseigneur, ce n’est pas une raison non plus pour qu’il en chasse les Unitaires. Ressuscitez, comme vous pourrez ; il m’importe fort peu que les unitaires ressuscitent ou non, pourvu qu’ils nous soient utiles pendant leur vie.

Le Papiste.

Et que direz-vous, monsieur, du péché originel, qu’ils nient effrontément ? N’êtes-vous pas tout scandalisé quand ils assurent que le Pentateuque n’en dit pas un mot ; que l’Évêque d’Hyppone, St. Augustin, est le premier qui ait enseigné positivement ce dogme, quoiqu’il soit évidemment indiqué par Saint Paul ?

Le Trésorier.

Ma foi si le Pentateuque n’en a pas parlé, ce n’est pas ma faute ; pourquoi n’ajoutiez-vous pas un petit mot du péché originel dans l’ancien Testament, comme vous y avez, dit-on, ajouté tant d’autres choses ? Je n’entends rien à ces subtilités. Mon métier est de vous payer régulièrement vos gages, quand j’ai de l’argent…


PATRIE.



Une patrie est un composé de plusieurs familles ; & comme on soutient communément sa famille par amour-propre, lorsqu’on n’a pas un intérêt contraire, on soutient par le même amour-propre sa ville ou son village qu’on appelle sa patrie.

Plus cette patrie devient grande, moins on l’aime ; car l’amour partagé s’affaiblit. Il est impossible d’aimer tendrement une famille trop nombreuse qu’on connaît à peine.

Celui qui brûle de l’ambition d’être Édile, Tribun, Préteur, Consul, Dictateur, crie qu’il aime sa patrie, & il n’aime que lui-même. Chacun veut être sûr de pouvoir coucher chez soi, sans qu’un autre homme s’arroge le pouvoir de l’envoyer coucher ailleurs. Chacun veut être sûr de sa fortune & de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il se trouve que l’intérêt particulier devient l’intérêt général : on fait des vœux pour la république, quand on n’en fait que pour soi-même.

Il est impossible qu’il y ait sur la terre un État qui ne se soit gouverné d’abord en république ; c’est la marche naturelle de la nature humaine. Quelques familles s’assemblent d’abord contre les ours & contre les loups : celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n’a que du bois.

Quand nous avons découvert l’Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en républiques ; il n’y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde. De mille nations nous n’en trouvâmes que deux subjuguées.

Il en était ainsi de l’ancien monde ; tout était république en Europe, avant les roitelets d’Étrurie & de Rome. On voit encor aujourd’hui des républiques en Afrique. Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septentrion, sont des républiques de brigands. Les Hottentots vers le midi, vivent encor comme on dit qu’on vivait dans les premiers âges du monde ; libres, égaux entre eux, sans maîtres, sans sujets, sans argent, & presque sans besoins. La chair de leurs moutons les nourrit, leur peau les habille, les huttes de bois & de terre sont leurs retraites : ils sont les plus puants de tous les hommes, mais ils ne le sentent pas ; ils vivent & ils meurent plus doucement que nous.

Il reste dans notre Europe huit Républiques sans Monarques, Venise, la Hollande, la Suisse, Gênes, Luques, Raguse, Genève & St. Marin. On peut regarder la Pologne, la Suède, l’Angleterre, comme des républiques sous un Roi, mais la Pologne est la seule qui en prenne le nom.

Or, maintenant, lequel vaut le mieux que votre patrie soit un État monarchique, ou un État républicain ? il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches, ils aiment tous mieux l’aristocratie : interrogez le peuple, il veut la démocratie ; il n’y a que les Rois qui préfèrent la royauté. Comment donc est-il possible que presque toute la terre soit gouvernée par des Monarques ? demandez-le aux rats qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat. Mais en vérité, la véritable raison est, comme on l’a dit, que les hommes sont très rarement dignes de se gouverner eux-mêmes.

Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l’ennemi du reste des hommes. L’ancien Caton, ce bon citoyen, disait toûjours en opinant au sénat, Tel est mon avis, & qu’on ruine Carthage. Être bon patriote, c’est souhaiter que sa ville s’enrichisse par le commerce, & soit puissante par les armes. Il est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde, & qu’il ne peut vaincre sans faire des malheureux.

Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l’univers.


PAUL.

Questions sur Paul


Paul était-il citoyen Romain comme il s’en vante ? S’il était de Tarsis en Cilicie, Tarsis ne fut colonie romaine que cent ans après lui ; tous les antiquaires en sont d’accord. S’il était de la petite ville ou bourgade de Giscale, comme St. Jérôme l’a cru, cette ville était dans la Galilée ; & certainement les Galiléens n’étaient pas citoyens Romains.

Est-il vrai que Paul n’entra dans la société naissante des Chrétiens qui étaient alors demi-Juifs, que parce que Gamaliel dont il avait été le disciple lui refusa sa fille en mariage ? Il me semble que cette accusation ne se trouve que dans les actes des Apôtres reçus par les Ébionites, actes rapportés & réfutés par l’évêque Épiphane dans son 30. chap.

Est-il vrai que Ste. Thècle vint trouver St. Paul déguisée en homme ? & les actes de Ste. Thècle sont-ils recevables ? Tertullien dans son livre du baptême chap. 17. tient que cette histoire fut écrite par un prêtre attaché à Paul. Jérôme, Cyprien en réfutant la fable du lion baptisé par Ste. Thècle, affirment la vérité de ces actes. C’est là que se trouve un portrait de St. Paul qui est assez singulier ; il était gros, court, large d’épaules ; ses sourcils noirs se joignaient sur son nez aquilin, ses jambes étaient crochues, sa tête chauve, & il était rempli de la grace du Seigneur.

C’est à peu près ainsi qu’il est dépeint dans le Philopatris de Lucien : à la grace du Seigneur près, dont Lucien n’avait malheureusement aucune connaissance.

Peut-on excuser Paul d’avoir repris Pierre qui judaïsait, quand lui-même alla judaïser huit jours dans le temple de Jérusalem ?

Lorsque Paul fut traduit devant le gouverneur de Judée par les Juifs pour avoir introduit des étrangers dans le temple, fit-il bien de dire à ce gouverneur, que c’était pour la résurrection des morts qu’on lui faisait son procès, tandis qu’il ne s’agissait point de la résurrection des morts ? Actes chap. 24.

Paul fit-il bien de circoncire son disciple Timothée, après avoir écrit aux Galates, Si vous vous faites circoncire, Jésus ne vous servira de rien ?

Fit-il bien d’écrire aux Corinthiens (ch. 9) n’avons-nous pas le droit de vivre à vos dépens & de mener avec nous une femme, &c. ? Fit-il bien d’écrire aux Corinthiens dans sa 2e épître ; Je ne pardonnerai à aucun de ceux qui ont péché, ni aux autres ? Que penserait-on aujourd’hui d’un homme qui prétendrait vivre à nos dépens lui & sa femme, nous juger, nous punir, & confondre le coupable & l’innocent ?

Qu’entend-on par le ravissement de Paul au troisième ciel ? qu’est-ce qu’un troisième ciel ?

Quel est enfin le plus vraisemblable (humainement parlant) ou que Paul se soit fait chrétien pour avoir été renversé de son cheval par une grande lumière en plein midi, & qu’une voix céleste lui ait crié, Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? ou bien que Paul ait été irrité contre les Pharisiens, soit pour le refus de Gamaliel de lui donner sa fille, soit par quelque autre cause ?

Dans toute autre histoire le refus de Gamaliel ne semblerait-il pas plus naturel qu’une voix céleste, si d’ailleurs nous n’étions pas obligés de croire ce miracle ?

Je ne fais aucune de ces questions que pour m’instruire ; & j’exige de quiconque voudra m’instruire qu’il parle raisonnablement.


PÉCHÉ ORIGINEL.



C’est ici le prétendu triomphe des Sociniens, ou Unitaires. Ils appellent ce fondement de la Religion Chrétienne le péché originel. C’est outrager Dieu, disent-ils ; c’est l’accuser de la barbarie la plus absurde que d’oser dire qu’il forma toutes les générations des hommes pour les tourmenter par des supplices éternels, sous prétexte que leur premier père mangea d’un fruit dans un jardin. Cette sacrilège imputation est d’autant plus inexcusable chez les Chrétiens qu’il n’y a pas un seul mot touchant cette invention du péché originel, ni dans le Pentateuque, ni dans les Prophètes, ni dans les Évangiles, soit apocryphes, soit canoniques, ni dans aucun des écrivains qu’on appelle les premiers pères de l’Église.

Il n’est pas même conté dans la Genèse que Dieu ait condamné Adam à la mort pour avoir avalé une pomme. Il lui dit bien, tu mourras très certainement le jour que tu en mangeras. Mais cette même Genèse fait vivre Adam neuf cent trente ans après ce déjeuner criminel. Les animaux, les plantes, qui n’avaient point mangé de ce fruit moururent dans le tems prescrit par la nature. L’homme est né pour mourir ainsi que tout le reste.

Enfin, la punition d’Adam n’entrait en aucune manière dans la loi juive. Adam n’était pas plus Juif que Persan ou Caldéen. Les premiers chapitres de la Genèse (en quelque tems qu’ils fussent composés) furent regardés par tous les savants Juifs comme une allégorie, & même comme une fable très dangereuse, puisqu’il fut défendu de la lire avant l’âge de vingt-cinq ans.

En un mot, les Juifs ne connurent pas plus le péché originel que les cérémonies chinoises ; & quoique les théologiens trouvent tout ce qu’ils veulent dans l’Écriture ou totidem verbis, ou totidem litteris, on peut assurer qu’un théologien raisonnable n’y trouvera jamais ce mystère surprenant.

Avouons que St. Augustin accrédita le premier cette étrange idée, digne de la tête chaude & romanesque d’un Africain débauché & repentant, Manichéen & Chrétien, indulgent & persécuteur, qui passa sa vie à se contredire lui-même.

Quelle horreur, s’écrient les Unitaires rigides, que de calomnier l’auteur de la nature jusqu’à lui imputer des miracles continuels pour damner à jamais des hommes qu’il fait naître pour si peu de tems ! ou il a créé les ames de toute éternité ; & dans ce systême étant infiniment plus anciennes que le péché d’Adam, elles n’ont aucun rapport avec lui ; ou ces ames sont formées à chaque moment qu’un homme couche avec une femme, & en ce cas, Dieu est continuellement à l’affût de tous les rendez-vous de l’univers pour créer des esprits qu’il rendra éternellement malheureux ; ou Dieu est lui-même l’ame de tous les hommes, & dans ce systême il se damne lui-même. Quelle est la plus horrible & la plus folle de ces trois suppositions ? Il n’y en a pas une quatrième ; car l’opinion que Dieu attend six semaines pour créer une ame damnée dans un fœtus, revient à celle qui la fait créer au moment de la copulation. Qu’importe six semaines de plus ou de moins ?

J’ai rapporté le sentiment des Unitaires : & les hommes sont parvenus à un tel point de superstition que j’ai tremblé en le rapportant.

(Cet article est de feu Mr. Boulanger.)

PERSÉCUTION.



Ce n’est pas Dioclétien que j’appellerai persécuteur, car il fut dix-huit ans entiers le protecteur des Chrétiens ; & si dans les derniers tems de son Empire il ne les sauva pas des ressentimens de Galérius, il ne fut en cela qu’un Prince séduit & entraîné par la cabale au-delà de son caractère, comme tant d’autres.

Je donnerai encor moins le nom de persécuteurs aux Trajans, aux Antonins, je croirais prononcer un blasphème.

Quel est le persécuteur ? c’est celui dont l’orgueil blessé, & le fanatisme en fureur irritent le Prince, ou les Magistrats contre des hommes innocens, qui n’ont d’autre crime que de n’être pas de son avis. Impudent, tu adores un Dieu, tu prêches la vertu, & tu la pratiques ; tu as servi les hommes, & tu les as consolés ; tu as établi l’orpheline, tu as secouru le pauvre, tu as changé les déserts où quelques esclaves traînaient une vie misérable, en campagnes fertiles peuplées de familles heureuses ; mais j’ai découvert que tu me méprises, & que tu n’as jamais lu mon livre de controverse : tu sais que je suis un fripon, que j’ai contrefait l’écriture de G***, que j’ai volé des **** ; tu pourrais bien le dire, il faut que je te prévienne ; j’irai donc chez le confesseur du premier Ministre ou chez le Podestat. Je leur remontrerai en penchant le cou, & en tordant la bouche, que tu as une opinion erronée sur les cellules où furent renfermés les Septante ; que tu parlas même il y a dix ans d’une manière peu respectueuse du chien de Tobie, lequel tu soutenais être un barbet, tandis que je prouvais que c’était un lévrier. Je te dénoncerai comme l’ennemi de Dieu & des hommes. Tel est le langage du persécuteur ; & si ces paroles ne sortent pas précisément de sa bouche, elles sont gravées dans son cœur avec le burin du fanatisme trempé dans le fiel de l’envie.

C’est ainsi que le jésuite le Tellier osa persécuter le Cardinal de Noailles, & que Jurieu persécuta Bayle.

Lorsqu’on commença à persécuter les Protestans en France, ce ne fut ni François I, ni Henri II, ni François II, qui épièrent ces infortunés, qui s’armèrent contre eux d’une fureur réfléchie, & qui les livrèrent aux flammes pour exercer sur eux leurs vengeances. François I était trop occupé avec la duchesse d’Étampes, Henri II avec sa vieille Diane, & François II était trop enfant. Par qui la persécution commença-t-elle ? Par des prêtres jaloux qui armèrent les préjugés des Magistrats, & la politique des Ministres.

Si les Rois n’avaient pas été trompés, s’ils avaient prévu que la persécution produirait cinquante ans de guerres civiles, & que la moitié de la nation serait exterminée mutuellement par l’autre, ils auraient éteint dans leurs larmes les premiers bûchers qu’ils laissèrent allumer.

Ô Dieu de miséricorde, si quelque homme peut ressembler à cet être malfaisant qu’on nous peint occupé sans cesse à détruire tes ouvrages, n’est-ce pas le persécuteur ?


PHILOSOPHE.



Philosophe, amateur de la sagesse, c’est-à-dire, de la vérité. Tous les philosophes ont eu ce double caractère, il n’en est aucun dans l’antiquité qui n’ait donné des exemples de vertu aux hommes, & des leçons de vérités morales. Ils ont pu se tromper tous sur la physique, mais elle est si peu nécessaire à la conduite de la vie, que les philosophes n’avaient pas besoin d’elle. Il a fallu des siècles pour connaître une partie des loix de la nature. Un jour suffit à un sage pour connaître les devoirs de l’homme.

Le philosophe n’est point entousiaste, il ne s’érige point en prophête, il ne se dit point inspiré des Dieux ; ainsi je ne mettrai au rang des philosophes, ni l’ancien Zoroastre, ni Hermès, ni l’ancien Orphée, ni aucun de ces législateurs dont se vantaient les nations de la Caldée, de la Perse, de la Syrie, de l’Égypte, & de la Grèce. Ceux qui se dirent enfans des dieux étaient les pères de l’imposture, & s’ils se servirent du mensonge pour enseigner des vérités, ils étaient indignes de les enseigner ; ils n’étaient pas philosophes : ils étaient tout au plus de très prudens menteurs.

Par quelle fatalité honteuse peut-être pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l’Orient pour trouver un sage simple, sans faste, sans imposture, qui enseignait aux hommes à vivre heureux six cents ans avant notre ère vulgaire, dans un tems où tout le Septentrion ignorait l’usage des lettres, & où les Grecs commençaient à peine à se distinguer par la sagesse ? ce sage est Confucius, qui étant législateur ne voulut jamais tromper les hommes. Quelle plus belle règle de conduite a-t-on jamais donnée depuis lui dans la terre entière ? « Réglez un État comme vous réglez une famille ; on ne peut bien gouverner sa famille qu’en lui donnant l’exemple.

« La vertu doit être commune au laboureur & au Monarque.

« Occupe-toi du soin de prévenir les crimes pour diminuer le soin de les punir.

« Sous les bons rois Yao & Xu les Chinois furent bons ; sous les mauvais rois Kie & Chu ils furent méchants.

« Fais à autrui comme à toi-même.

« Aime les hommes en général, mais chéris les gens de bien. Oublie les injures & jamais les bienfaits.

« J’ai vû des hommes incapables de sciences, je n’en ai jamais vû incapables de vertus. »

Avouons qu’il n’est point de législateur qui ait annoncé des vérités plus utiles au genre humain.

Une foule de philosophes Grecs enseigna depuis une morale aussi pure. S’ils s’étaient bornés à leurs vains systêmes de physique, on ne prononcerait aujourd’hui leur nom que pour se moquer d’eux. Si on les respecte encor, c’est qu’ils furent justes, & qu’ils apprirent aux hommes à l’être.

On ne peut lire certains endroits de Platon, & surtout l’admirable exorde des loix de Zaleucus, sans éprouver dans son cœur l’amour des actions honnêtes & généreuses. Les Romains ont leur Cicéron, qui seul vaut peut-être tous les philosophes de la Grèce. Après lui viennent des hommes encor plus respectables, mais qu’on désespère presque d’imiter, c’est Épictète dans l’esclavage, ce sont les Antonins & les Juliens sur le trône.

Quel est le citoyen parmi nous qui se priverait, comme Julien, Antonin, & Marc-Aurèle, de toutes les délicatesses de notre vie molle & efféminée ? qui dormirait comme eux sur la dure ? qui voudrait s’imposer leur frugalité ? qui marcherait comme eux à pied & tête nus à la tête des armées, exposé tantôt à l’ardeur du soleil, tantôt aux frimas ? qui commanderait comme eux à toutes ses passions ? Il y a parmi nous des dévots ; mais où sont les sages ? où sont les ames inébranlables, justes & tolérantes ?

Il y a eu des philosophes de cabinet en France, & tous, excepté Montagne, ont été persécutés. C’est, ce me semble, le dernier degré de la malignité de notre nature, de vouloir opprimer ces mêmes philosophes qui la veulent corriger.

Je conçois bien que des fanatiques d’une secte égorgent les entousiastes d’une autre secte, que les Franciscains haïssent les Dominicains, & qu’un mauvais artiste cabale pour perdre celui qui le surpasse ; mais que le sage Charron ait été menacé de perdre la vie, que le savant & généreux Ramus ait été assassiné, que Descartes ait été obligé de fuir en Hollande pour se soustraire à la rage des ignorans, que Gassendi ait été forcé plusieurs fois de se retirer à Digne, loin des calomnies de Paris, c’est là l’opprobre éternel d’une nation.

Un des philosophes les plus persécutés fut l’immortel Bayle, l’honneur de la nature humaine. On me dira que le nom de Jurieu son calomniateur & son persécuteur est devenu exécrable, je l’avoue ; celui du Jésuite le Tellier l’est devenu aussi ; mais de grands hommes qu’il opprimait en ont-ils moins fini leurs jours dans l’exil & dans la disette ?

Un des prétextes dont on se servit pour accabler Bayle, & pour le réduire à la pauvreté, fut son article de David dans son utile dictionnaire. On lui reprochait de n’avoir point donné de louanges à des actions qui en elles-mêmes sont injustes, sanguinaires, atroces, ou contraires à la bonne foi, ou qui font rougir la pudeur.

Bayle, à la vérité, ne loua point David pour avoir ramassé, selon les livres hébreux, six cents vagabonds perdus de dettes & de crimes, pour avoir pillé ses compatriotes à la tête de ces bandits, pour être venu dans le dessein d’égorger Nabal & toute sa famille, parce qu’il n’avait pas voulu payer les contributions, pour avoir été vendre ses services au Roi Achis ennemi de sa nation, pour avoir trahi ce Roi Achis son bienfaiteur, pour avoir saccagé les villages alliés de ce Roi Achis, pour avoir massacré dans ces villages jusqu’aux enfans à la mamelle, de peur qu’il ne se trouvât un jour une personne qui pût faire connaître ses déprédations, comme si un enfant à la mamelle aurait pu révéler son crime ; pour avoir fait périr tous les habitans de quelques autres villages sous des scies, sous des herses de fer, sous des cognées de fer, & dans des fours à brique ; pour avoir ravi le trône à Isboseth fils de Saül, par une perfidie ; pour avoir dépouillé & fait périr Miphiboseth petit-fils de Saül & fils de son ami, de son protecteur Jonathas ; pour avoir livré aux Gabaonites deux autres enfans de Saül, & cinq de ses petits-enfans qui moururent à la potence.

Je ne parle pas de la prodigieuse incontinence de David, de ses concubines, de son adultère avec Betzabée & du meurtre d’Urie.

Quoi donc, les ennemis de Bayle auraient-ils voulu que Bayle eût fait l’éloge de toutes ces cruautés & de tous ces crimes ? faudrait-il qu’il eût dit, Princes de la terre, imitez l’homme selon le cœur de Dieu, massacrez sans pitié les alliés de votre bienfaiteur, égorgez, ou faites égorger toute la famille de votre roi, couchez avec toutes les femmes quand vous faites répandre le sang des hommes, & vous serez un modèle de vertu quand on dira que vous avez fait des psaumes.

Bayle n’avait-il pas grande raison de dire que si David fut selon le cœur de Dieu, ce fut par sa pénitence, & non par ses forfaits ? Bayle ne rendait-il pas service au genre humain en disant que Dieu qui a sans doute dicté toute l’histoire juive, n’a pas canonisé tous les crimes rapportés dans cette histoire ?

Cependant, Bayle fut persécuté, & par qui ? par des hommes persécutés ailleurs, par des fugitifs qu’on aurait livrés aux flammes dans leur patrie ; & ces fugitifs étaient combattus par d’autres fugitifs appelés Jansénistes, chassés de leur pays par les Jésuites, qui ont enfin été chassés à leur tour.

Ainsi tous les persécuteurs se sont déclaré une guerre mortelle, tandis que le philosophe opprimé par eux tous s’est contenté de les plaindre.

On ne sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre ses pensions, sa place & sa liberté, pour avoir rédigé en France vingt ans auparavant, le traité des oracles du savant Van Dale, dont il avait retranché avec précaution tout ce qui pouvait alarmer le fanatisme. Un Jésuite avait écrit contre Fontenelle, il n’avait pas daigné répondre ; & c’en fut assez pour que le Jésuite le Tellier confesseur de Louis XIV, accusât auprès du roi Fontenelle d’athéisme.

Sans Mr. d’Argenson, il arrivait que le digne fils d’un faussaire, procureur de Vire, & reconnu faussaire lui-même, proscrivait la vieillesse du neveu de Corneille.

Il est si aisé de séduire son pénitent, que nous devons bénir Dieu que ce le Tellier n’ait pas fait plus de mal. Il y a deux gîtes dans le monde, où l’on ne peut tenir contre la séduction & la calomnie ; ce sont le lit & le confessionnal.

Nous avons toûjours vû les philosophes persécutés par des fanatiques. Mais est-il possible que les gens de lettres s’en mêlent aussi ? & qu’eux-mêmes ils aiguisent souvent contre leurs frères les armes dont on les perce tous l’un après l’autre ?

Malheureux gens de lettres, est-ce à vous d’être délateurs ? Voyez si jamais chez les Romains il y eut des Garasses, des Chaumeix, des Hayet, qui accusassent les Lucrèces, les Possidonius, les Varrons & les Plines.

Être hypocrite ? quelle bassesse ! mais être hypocrite & méchant, quelle horreur ! il n’y eut jamais d’hypocrites dans l’ancienne Rome, qui nous comptait pour une petite partie de ses sujets. Il y avait des fourbes, je l’avoue, mais non des hypocrites de religion, qui sont l’espèce la plus lâche & la plus cruelle de toutes. Pourquoi n’en voit-on point en Angleterre, & d’où vient y en a-t-il encor en France ? Philosophes, il vous sera aisé de résoudre ce problème.

PIERRE,

En italien, Piero, ou Pietro ; en espagnol Pedro ; en latin Petrus ; en grec Petros ; en hébreu Cepha.



Pourquoi les successeurs de Pierre ont-ils eu tant de pouvoir en Occident, & aucun en Orient ? C’est demander pourquoi les évêques de Vurtzbourg & de Saltzbourg se sont attribués les droits régaliens dans des tems d’anarchie, tandis que les Évêques Grecs sont toûjours restés sujets. Le tems, l’occasion, l’ambition des uns, & la faiblesse des autres, ont fait & feront tout dans ce monde.

À cette anarchie l’opinion s’est jointe, & l’opinion est la reine des hommes. Ce n’est pas qu’en effet ils aient une opinion bien déterminée ; mais des mots leur en tiennent lieu.

Il est rapporté dans l’Évangile que Jésus dit à Pierre : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. » Les partisans de l’Évêque de Rome soutinrent vers le onzième siècle, que qui donne le plus, donne le moins ; que les cieux entouraient la terre ; & que Pierre ayant les clefs du contenant, il avait aussi les clefs du contenu. Si on entend par les cieux toutes les étoiles & toutes les planètes, il est évident, selon Tomasius, que les clefs données à Simon Barjone surnommé Pierre, étaient un passe-partout. Si on entend par les cieux les nuées, l’atmosphère, l’éther, l’espace dans lequel roulent les planètes, il n’y a guère de serruriers, selon Mursius, qui puissent faire une clef pour ces portes-là.

Les clefs en Palestine étaient une cheville de bois qu’on liait avec une courroie ; Jésus dit à Barjone : « Ce que tu auras lié sur la terre, sera lié dans le ciel. » Les théologiens du Pape en ont conclu, que les Papes avaient reçu le droit de lier & de délier les peuples du serment de fidélité fait à leurs Rois, & de disposer à leur gré de tous les royaumes. C’est conclure magnifiquement. Les Communes dans les États Généraux de France en 1302, disent dans leur requête au Roi, que « Boniface VIII était un B***** qui croyait que Dieu liait & emprisonnait au ciel, ce que Boniface liait sur terre ». Un fameux Luthérien d’Allemagne, (c’était je pense Mélancton) avait beaucoup de peine à digérer que Jésus eût dit à Simon Barjone, Cepha ou Cephas : « Tu es Pierre, & sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon Église. » Il ne pouvait concevoir que Dieu eût employé un pareil jeu de mots, une pointe si extraordinaire, & que la puissance du Pape fût fondée sur un quolibet.

Pierre a passé pour avoir été Évêque de Rome ; mais on sait assez qu’en ce tems-là, & longtems après, il n’y eut aucun évêché particulier. La société chrétienne ne prit une forme que vers la fin du second siècle.

Il se peut que Pierre eût fait le voyage de Rome ; il se peut même qu’il fût mis en croix la tête en bas, quoique ce ne fût pas l’usage ; mais on n’a aucune preuve de tout cela. Nous avons une lettre sous son nom, dans laquelle il dit qu’il est à Babilone : des Canonistes judicieux ont prétendu que par Babilone on devait entendre Rome. Ainsi supposé qu’il eût daté de Rome, on aurait pu conclure que la lettre avait été écrite à Babilone. On a tiré longtems de pareilles conséquences, & c’est ainsi que le monde a été gouverné.

Il y avait un saint homme à qui on avait fait payer bien chèrement un bénéfice à Rome, ce qui s’appelle une simonie ; on lui demandait, s’il croyait que Simon Pierre eût été au pays ? il répondit, Je ne vois pas que Pierre y ait été, mais je suis sûr de Simon.

Quant à la personne de Pierre, il faut avouer que Paul n’est pas le seul qui ait été scandalisé de sa conduite ; on lui a souvent résisté en face, à lui & à ses successeurs. Ce Paul lui reprochait aigrement de manger des viandes défendues, c’est-à-dire, du porc, du boudin, du lièvre, des anguilles, de l’ixion, & du griffon. Pierre se défendait en disant, qu’il avait vu le ciel ouvert vers la sixième heure, & une grande nappe qui descendait des quatre coins du ciel, laquelle était toute remplie d’anguilles, de quadrupèdes & d’oiseaux ; & que la voix d’un ange avait crié : « Tuez & mangez. » C’est apparemment cette même voix qui a crié à tant de pontifes : « Tuez tout, & mangez la substance du peuple », dit Voloston.

Casaubon ne pouvait approuver la manière dont Pierre traita le bon homme Anania & Saphira sa femme. De quel droit, disait Casaubon, un Juif esclave des Romains ordonnait-il, ou souffrait-il que tous ceux qui croiraient en Jésus vendissent leurs héritages & en apportassent le prix à ses pieds ? Si quelque Anabaptiste à Londres faisait apporter à ses pieds tout l’argent de ses frères, ne serait-il pas arrêté comme un séducteur séditieux, comme un larron qu’on ne manquerait pas d’envoyer à Tyburn ? N’est-il pas horrible de faire mourir Anania, parce qu’ayant vendu son fonds & en ayant donné l’argent à Pierre, il avait retenu pour lui & pour sa femme quelques écus pour subvenir à leurs nécessités sans le dire ? À peine Anania est-il mort, que sa femme arrive. Pierre au lieu de l’avertir charitablement qu’il vient de faire mourir son mari d’apoplexie, pour avoir gardé quelques oboles, & de lui dire de bien prendre garde à elle, la fait tomber dans le piège. Il lui demande si son mari a donné tout son argent aux saints. La bonne femme répond, oui, & elle meurt sur-le-champ. Cela est dur.

Corringius demande, pourquoi Pierre qui tuait ainsi ceux qui lui avaient fait l’aumône, n’allait pas tuer plutôt tous les docteurs qui avaient fait mourir Jésus-Christ, & qui le firent fouetter lui-même plus d’une fois ? Ô Pierre ! vous faites mourir deux chrétiens qui vous ont fait l’aumône, & vous laissez vivre ceux qui ont crucifié votre Dieu !

Apparemment que Corringius n’était pas en pays d’inquisition, quand il faisait ces questions hardies. Érasme, à propos de Pierre, remarquait une chose fort singulière ; c’est que le chef de la Religion Chrétienne commença son apostolat par renier Jésus-Christ ; & que le premier pontife des Juifs avait commencé son ministère par faire un veau d’or, & par l’adorer.

Quoi qu’il en soit, Pierre nous est dépeint comme un pauvre qui catéchisait des pauvres. Il ressemble à ces fondateurs d’ordres, qui vivaient dans l’indigence, & dont les successeurs sont devenus grands seigneurs.

Le Pape successeur de Pierre a tantôt gagné, tantôt perdu ; mais il lui reste encor environ cinquante millions d’hommes sur la terre, soumis en plusieurs points à ses loix, outre ses sujets immédiats.

Se donner un maître à trois ou quatre cents lieuës de chez soi ; attendre pour penser que cet homme ait paru penser ; n’oser juger en dernier ressort un procès entre quelques-uns de ses concitoyens, que par des commissaires nommés par cet étranger ; n’oser se mettre en possession des champs & des vignes qu’on a obtenus de son propre Roi, sans payer une somme considérable à ce maître étranger ; violer les loix de son pays qui défendent d’épouser sa nièce, & l’épouser légitimement en donnant à ce maître étranger une somme encor plus considérable ; n’oser cultiver son champ le jour que cet étranger veut qu’on célèbre la mémoire d’un inconnu qu’il a mis dans le ciel de son autorité privée ; c’est là en partie ce que c’est que d’admettre un Pape ; ce sont là les libertés de l’Église Gallicane.

Il y a quelques autres peuples qui portent plus loin leur soumission. Nous avons vu de nos jours un souverain demander au Pape la permission de faire juger par son tribunal royal des moines accusés de parricide, ne pouvoir obtenir cette permission, & n’oser les juger !

On sait assez qu’autrefois les droits des Papes allaient plus loin ; ils étaient fort au-dessus des Dieux de l’antiquité ; car ces Dieux passaient seulement pour disposer des Empires, & les Papes en disposaient en effet.

Sturbinus dit qu’on peut pardonner à ceux qui doutent de la divinité & de l’infaillibilité du Pape, quand on fait réflexion.

Que quarante schismes ont profané la chaire de St. Pierre, & que vingt-sept l’ont ensanglantée ;

Qu’Étienne VII, fils d’un prêtre, déterra le corps de Formose son prédécesseur, & fit trancher la tête à ce cadavre ;

Que Sergius III convaincu d’assassinats, eut un fils de Marozie, lequel hérita de la papauté ;

Que Jean X, amant de Théodora, fut étranglé dans son lit ;

Que Jean XI, fils de Sergius III, ne fut connu que par sa crapule ;

Que Jean XII fut assassiné chez sa maîtresse ;

Que Benoît IX acheta & revendit le Pontificat ;

Que Grégoire VII fut l’auteur de cinq cents ans de guerres civiles soutenues par ses successeurs ;

Qu’enfin parmi tant de Papes, ambitieux, sanguinaires & débauchés, il y a eu un Alexandre VI, dont le nom n’est prononcé qu’avec la même horreur que ceux des Néron & des Caligula.

C’est une preuve, dit-on, de la divinité de leur caractère, qu’elle ait subsisté avec tant de crimes ; mais si les Califes avaient eu une conduite encor plus affreuse, ils auraient donc été encor plus divins. C’est ainsi que raisonne Dermius ; mais les Jésuites lui ont répondu.


PRÉJUGÉS.



Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre, on inspire aux enfans toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.

Il y a des préjugés universels, nécessaires, & qui sont la vertu même. Par tous pays on apprend aux enfans à reconnaître un Dieu rémunérateur & vengeur ; à respecter, à aimer leur père & leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice & une vertu.

Il y a donc de très bons préjugés : ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.

Sentiment n’est pas simple préjugé ; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils, parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer ; elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.

Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme, vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects : vous croissez en âge & en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt, & d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez, & le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance ; on vous a dit, que les Titans firent la guerre aux Dieux, & que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.

Examinons en peu de mots les différentes sortes de préjugés, afin de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous serons peut-être comme ceux qui du tems du systême de Lass s’aperçurent qu’ils avaient calculé des richesses imaginaires.

Préjugés de sens

N’est-ce pas une chose plaisante que nos yeux nous trompent toûjours, lors même que nous voyons très bien, & qu’au contraire nos oreilles ne nous trompent pas ? Que votre oreille bien conformée entende, vous êtes belle, je vous aime : il est bien sûr qu’on ne vous a pas dit, je vous hais, vous êtes laide ; mais vous voyez un miroir uni, il est démontré que vous vous trompez, c’est une surface très raboteuse. Vous voyez le soleil d’environ deux pieds de diamètre, il est démontré qu’il est un million de fois plus gros que la terre.

Il semble que Dieu ait mis la vérité dans vos oreilles, & l’erreur dans vos yeux ; mais étudiez l’optique, & vous verrez que Dieu ne vous a pas trompé, & qu’il est impossible que les objets vous paraissent autrement que vous les voyez dans l’état présent des choses.

Préjugés physiques

Le soleil se lève, la lune aussi, la terre est immobile ; ce sont là des préjugés physiques naturels. Mais que les écrevisses soient bonnes pour le sang, parce qu’étant cuites elles sont rouges comme lui ; que les anguilles guérissent la paralysie, parce qu’elles frétillent ; que la lune influe sur nos maladies, parce qu’un jour on observa qu’un malade avait eu un redoublement de fièvre pendant le décours de la lune : ces idées & mille autres ont été des erreurs d’anciens charlatans qui jugèrent sans raisonner, & qui étant trompés trompèrent les autres.

Préjugés historiques

La plûpart des histoires ont été crues sans examen, & cette créance est un préjugé. Fabius Pictor raconte que plusieurs siècles avant lui, une vestale de la ville d’Albe allant puiser de l’eau dans sa cruche, fut violée, qu’elle accoucha de Romulus & de Remus, qu’ils furent nourris par une louve, &c. Le peuple romain crut cette fable ; il n’examina point si dans ce tems-là il y avait des vestales dans le Latium, s’il était vraisemblable que la fille d’un Roi sortît de son couvent avec sa cruche, s’il était probable qu’une louve allaitât deux enfans au lieu de les manger. Le préjugé s’établit.

Un moine écrit que Clovis étant dans un grand danger à la bataille de Tolbiac, fit vœu de se faire chrétien s’il en réchappait ; mais est-il naturel qu’on s’adresse à un Dieu étranger dans une telle occasion ? n’est-ce pas alors que la religion dans laquelle on est né agit le plus puissamment ? Quel est le chrétien qui dans une bataille contre les Turcs ne s’adressera pas plutôt à la Sainte Vierge qu’à Mahomet ? On ajoute qu’un pigeon apporta la sainte ampoule dans son bec pour oindre Clovis, & qu’un ange apporta l’oriflamme pour le conduire ; le préjugé crut toutes les historiettes de ce genre. Ceux qui connaissent la nature humaine savent bien que l’usurpateur Clovis, & l’usurpateur Rolon ou Rol, se firent chrétiens pour gouverner plus sûrement des chrétiens, comme les usurpateurs turcs se firent musulmans pour gouverner plus sûrement les musulmans.

Préjugés religieux

Si votre nourrice vous a dit que Cérès préside aux bled, ou que Visnou & Xaca se sont fait hommes plusieurs fois, ou que Sammonocodom est venu couper une forêt, ou qu’Odin vous attend dans sa salle vers le Jutland, ou que Mahomet ou quelque autre a fait un voyage dans le ciel, enfin si votre précepteur vient ensuite enfoncer dans votre cervelle ce que votre nourrice y a gravé, vous en tenez pour votre vie. Votre jugement veut-il s’élever contre ces préjugés ? vos voisins & surtout vos voisines crient à l’impie, & vous effrayent ; votre Derviche craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse auprès du Cadi, & ce Cadi vous fait empaler s’il le peut, parce qu’il veut commander à des sots, & qu’il croit que les sots obéissent mieux que les autres ; & cela durera jusqu’à ce que vos voisins & le Derviche & le Cadi commencent à comprendre que la sottise n’est bonne à rien, & que la persécution est abominable.


PRÊTRE.



Les prêtres sont dans un État à peu près ce que sont les précepteurs dans les maisons des citoyens, faits pour enseigner, prier, donner l’exemple ; ils ne peuvent avoir aucune autorité sur les maîtres de la maison, à moins qu’on ne prouve que celui qui donne des gages doit obéir à celui qui les reçoit.

De toutes les Religions celle qui exclut le plus positivement les prêtres de toute autorité civile, c’est sans contredit celle de Jésus : Rendez à César ce qui est à César. — Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier. — Mon royaume n’est point de ce monde.

Les querelles de l’Empire & du Sacerdoce qui ont ensanglanté l’Europe pendant plus de six siècles, n’ont donc été de la part des prêtres que des rébellions contre Dieu & les hommes, & un péché continuel contre le St. Esprit.

Depuis Calcas qui assassina la fille d’Agamemnon jusqu’à Grégoire XIII & Sixte V, deux Évêques de Rome qui voulurent priver le grand Henri IV du royaume de France, la puissance sacerdotale a été fatale au monde.

Prière n’est pas domination, exhortation n’est pas despotisme. Un bon prêtre doit être le médecin des ames. Si Hippocrate avait ordonné à ses malades de prendre de l’hellébore sous peine d’être pendus, Hippocrate aurait été plus fou & plus barbare que Phalaris, & il aurait eu peu de pratiques. Quand un prêtre dit, Adorez Dieu, soyez juste, indulgent, compatissant, c’est alors un très bon médecin ; quand il dit, Croyez-moi, ou vous serez brûlé, c’est un assassin.

Le Magistrat doit soutenir & contenir le prêtre, comme le père de famille doit donner de la considération au précepteur de ses enfans & empêcher qu’il n’en abuse. L’accord du sacerdoce & de l’Empire est le systême le plus monstrueux ; car dès qu’on cherche cet accord, on suppose nécessairement la division ; il faut dire, la protection donnée par l’empire au sacerdoce.

Mais dans les pays où le Sacerdoce a obtenu l’Empire, comme dans Salem, où Melchisédec était prêtre & Roi, comme dans le Japon où le Daïri a été si longtems Empereur, comment faut-il faire ? Je réponds que les successeurs de Melchisédec & des Daïri ont été dépossédés.

Les Turcs sont sages en ce point. Ils font à la vérité le voyage de la Mecque, mais ils ne permettent pas au Shérif de la Mecque d’excommunier le Sultan. Ils ne vont point acheter à la Mecque la permission de ne pas observer le Ramadan, & celle d’épouser leurs cousines ou leurs nièces ; ils ne sont point jugés par des Imans que le Shérif délègue ; ils ne payent point la première année de leur revenu au Shérif. Que de choses à dire sur tout cela ! Lecteur, c’est à vous de les dire vous-même.


PROPHÊTES.



Le prophète Jurieu fut sifflé, les prophètes des Cévennes furent pendus ou roués ; les prophètes qui vinrent du Languedoc & du Dauphiné à Londres furent mis au pilori ; les prophètes anabaptistes furent condamnés à divers supplices ; le prophète Savonarola fut cuit à Florence ; le prophête Jean-Batiseur ou Batiste eut le cou coupé.

On prétend que Zacharie fut assassiné ; mais heureusement cela n’est pas prouvé. Le prophète Jeddo ou Addo qui fut envoyé à Béthel à condition qu’il ne mangerait ni ne boirait, ayant malheureusement mangé un morceau de pain, fut mangé à son tour par un lion, & on trouva ses os sur le grand chemin entre ce lion & son âne. Jonas fut avalé par un poisson ; il est vrai qu’il ne resta dans son ventre que trois jours & trois nuits ; mais c’est toûjours passer soixante & douze heures fort mal à son aise.

Habacuc fut transporté en l’air par les cheveux à Babilone. Ce n’est pas un grand malheur à la vérité ; mais c’est une voiture fort incommode. On doit beaucoup souffrir quand on est suspendu par les cheveux l’espace de trois cents milles. J’aurais mieux aimé une paire d’ailes, la jument Borack ou l’Hyppogriphe.

Michée, fils de Jemilla, ayant vû le Seigneur assis sur son trône avec l’armée du ciel à droite & à gauche, & le Seigneur ayant demandé quelqu’un pour aller tromper le roi Achab, le diable s’étant présenté au Seigneur, & s’étant chargé de la commission, Michée rendit compte de la part du Seigneur au roi Achab de cette avanture céleste. Il est vrai que pour récompense il ne reçut qu’un énorme soufflet de la main du prophète Sédékia ; il est vrai qu’il ne fut mis dans un cachot que pour quelques jours ; mais enfin il est désagréable pour un homme inspiré d’être souffleté & fourré dans un cul de basse-fosse.

On croit que le Roi Amasias fit arracher les dents au prophète Amos pour l’empêcher de parler. Ce n’est pas qu’on ne puisse absolument parler sans dents ; on a vu de vieilles édentées très bavardes ; mais il faut prononcer distinctement une prophétie, & un prophète édenté n’est pas écouté avec le respect qu’on lui doit.

Baruch essuya bien des persécutions. Ézéchiel fut lapidé par les compagnons de son esclavage. On ne sait si Jérémie fut lapidé, ou s’il fut scié en deux.

Pour Isaïe, il passe pour constant qu’il fut scié par ordre de Manassé Roitelet de Juda.

Il faut convenir que c’est un méchant métier que celui de prophête. Pour un seul qui comme Élie va se promener de planètes en planètes dans un beau carrosse de lumière, traîné par quatre chevaux blancs, il y en a cent qui vont à pied, & qui sont obligés d’aller demander leur dîner de porte en porte. Ils ressemblent assez à Homère qui fut obligé, dit-on, de mendier dans les sept villes qui se disputèrent depuis l’honneur de l’avoir vu naître. Ses commentateurs lui ont attribué une infinité d’allégories, auxquelles il n’avait jamais pensé. On a fait souvent le même honneur aux prophêtes. Je ne disconviens pas qu’ils n’ayent été très instruits de l’avenir. Il n’y a qu’à donner à son ame un certain degré d’exaltation, comme l’a très bien imaginé le brave philosophe ou fou de nos jours qui voulait percer un trou jusqu’aux aux Antipodes & enduire les malades de poix résine. Les Juifs exaltèrent si bien leur ame qu’ils virent très clairement toutes les choses futures ; mais il est difficile de deviner au juste si par Jérusalem les prophètes entendent toûjours la vie éternelle, si Babilone signifie Londres ou Paris ; si quand ils parlent d’un grand dîner on doit l’expliquer par un jeûne ; si du vin rouge signifie du sang, si un manteau rouge signifie la foi, & un manteau blanc la charité. L’intelligence des prophètes est l’effort de l’esprit humain, c’est pourquoi je n’en dirai pas davantage.