Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/M

Cramer (Tome 2p. 30-76).
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MAÎTRE.



Comment un homme a-t-il pu devenir le maître d’un autre homme, & par quelle espèce de magie incompréhensible a-t-il pu devenir le maître de plusieurs autres hommes ? On a écrit sur ce phénomène un grand nombre de bons volumes ; mais je donne la préférence à une fable indienne parce qu’elle est courte, & que les fables ont tout dit.

Adimo, le père de tous les Indiens, eut deux fils & deux filles de sa femme Procriti. L’aîné était un géant vigoureux, le cadet était un petit bossu, les deux filles étaient jolies. Dès que le géant sentit sa force, il coucha avec ses deux sœurs, & se fit servir par le petit bossu. De ses deux sœurs, l’une fut sa cuisinière, l’autre sa jardinière. Quand le géant voulait dormir il commençait par enchaîner à un arbre son petit frère le bossu, & lorsque celui-ci s’enfuyait, il le rattrapait en quatre enjambées, & lui donnait vingt coups de nerf de bœufs.

Le bossu devint soumis, & le meilleur sujet du monde. Le géant satisfait de le voir remplir ses devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de ses sœurs dont il était dégoûté. Les enfans qui vinrent de ce mariage ne furent pas tout à fait bossus ; mais ils eurent la taille assez contrefaite. Ils furent élevés dans la crainte de Dieu & du géant. Ils reçurent une excellente éducation ; on leur apprit que leur grand-oncle était géant de droit divin, qu’il pouvait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait ; que s’il avait quelque jolie nièce, ou arrière-nièce, c’était pour lui seul sans difficulté, & que personne ne pouvait coucher avec elle que quand il n’en voudrait plus.

Le géant étant mort, son fils qui n’était pas à beaucoup près si fort ni si grand que lui, crut cependant être géant comme son père de droit divin. Il prétendit faire travailler pour lui tous les hommes, & coucher avec toutes les filles. La famille se ligua contre lui, il fut assommé, & on se mit en république.

Les Siamois au contraire prétendaient que la famille avait commencé par être républicaine, & que le géant n’était venu qu’après un grand nombre d’années & de dissensions ; mais tous les auteurs de Benarès & de Siam conviennent que les hommes vécurent une infinité de siècles avant d’avoir l’esprit de faire des loix ; & ils le prouvent par une raison sans réplique, c’est qu’aujourd’hui même où tout le monde se pique d’avoir de l’esprit, on n’a pas trouvé encor le moyen de faire une vingtaine de loix passablement bonnes.

C’est encor, par exemple, une question insoluble dans l’Inde, si les Républiques ont été établies avant ou après les Monarchies, si la confusion a dû paraître aux hommes plus horrible que le despotisme. J’ignore ce qui est arrivé dans l’ordre des tems ; mais dans celui de la nature il faut convenir que les hommes naissant tous égaux, la violence & l’habileté, ont fait les premiers maîtres ; les loix ont fait les derniers.


MARTIRE.



On nous berne de martires à faire pouffer de rire. On nous peint les Titus, les Trajans, les Marc-Aurèles, ces modèles de vertu, comme des monstres de cruauté. Fleuri Abbé du Loc-Dieu a déshonoré son histoire ecclésiastique par des contes qu’une vieille femme de bon sens ne ferait pas à des petits enfans.

Peut-on répéter sérieusement que les Romains condamnèrent sept vierges de soixante & dix ans chacune à passer par les mains de tous les jeunes gens de la ville d’Ancire, eux qui punissaient de mort les Vestales pour la moindre galanterie ?

C’est apparemment pour faire plaisir aux cabaretiers qu’on a imaginé qu’un cabaretier Chrétien nommé Théodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutôt que de les exposer à perdre le plus vieux des pucelages. Dieu exauça le cabaretier pudibond, & le proconsul fit noyer dans un lac les sept demoiselles. Dès qu’elles furent noyées, elles vinrent se plaindre à Théodote du tour qu’il leur avait joué, & le supplièrent instamment d’empêcher qu’elles ne fussent mangées des poissons. Théodote prend avec lui trois buveurs de sa taverne, marche au lac avec eux, précédé d’un flambeau céleste, & d’un cavalier céleste, repêche les sept vieilles, les enterre, & finit par être pendu.

Dioclétien rencontre un petit garçon nommé St. Romain, qui était bègue ; il veut le faire brûler parce qu’il était Chrétien ; trois Juifs se trouvent là & se mettent à rire de ce que Jésus-Christ laisse brûler un petit garçon qui lui appartient ; ils crient que leur Religion vaut bien mieux que la Chrétienne, puisque Dieu a délivré Sidrac, Mizac & Abdénago de la fournaise ardente. Aussitôt les flammes qui entouraient le jeune Romain, sans lui faire mal, se séparent, & vont brûler les trois Juifs.

L’empereur tout étonné dit qu’il ne veut rien avoir à démêler avec Dieu ; mais un juge de village moins scrupuleux condamne le petit bègue à avoir la langue coupée. Le premier Médecin de l’Empereur est assez honnête pour faire l’opération lui-même ; dès qu’il a coupé la langue au petit Romain, cet enfant se met à jaser avec une volubilité qui ravit toute l’assemblée en admiration.

On trouve cent contes de cette espèce dans les martirologes. On a cru rendre les anciens Romains odieux, & on s’est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes barbaries bien avérées, de bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang qui aient coulé en effet, des pères, des mères, des maris, des femmes, des enfans à la mamelle réellement égorgés & entassés les uns sur les autres ? Monstres persécuteurs, ne cherchez ces vérités que dans vos annales : vous les trouverez dans les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de Mérindol & de Cabrière, dans l’épouvantable journée de la St. Barthélemi, dans les massacres de l’Irlande, dans les vallées des Vaudois. Il vous sied bien, barbares que vous êtes, d’imputer aux meilleurs des Empereurs des cruautés extravagantes, vous qui avez inondé l’Europe de sang, & qui l’avez couverte de corps expirants, pour prouver que le même corps peut être en mille endroits à la fois, & que le Pape peut vendre des indulgences ! Cessez de calomnier les Romains vos législateurs, & demandez pardon à Dieu des abominations de vos pères.

Ce n’est pas le supplice, dites-vous, qui fait le martyre, c’est la cause. Eh bien, je vous accorde que vos victimes ne doivent point être appelées du nom de martir, qui signifie témoin ; mais quel nom donnerons-nous à vos bourreaux ? Les Phalaris & les Busiris ont été les plus doux des hommes en comparaison de vous : votre Inquisition qui subsiste encor, ne fait-elle pas frémir la raison, la nature, la Religion ? Grand Dieu ! Si on allait mettre en cendres ce tribunal infernal, déplairait-on à vos regards vengeurs ?


MATIÈRE.



Les sages à qui on demande ce que c’est que l’ame, répondent qu’ils n’en savent rien. Si on leur demande ce que c’est que la matière, ils font la même réponse. Il est vrai que des professeurs, & surtout des écoliers, savent parfaitement tout cela ; & quand ils ont répété que la matière est étendue & divisible, ils croient avoir tout dit ; mais quand ils sont priés de dire ce que c’est que cette chose étendue, ils se trouvent embarrassés. Cela est composé de parties, disent-ils ; & ces parties de quoi sont-elles composées ? Les élémens de ces parties sont-ils divisibles ? Alors ou ils sont muets, ou ils parlent beaucoup, ce qui est également suspect. Cet être presque inconnu qu’on nomme matière, est-il éternel ? Toute l’antiquité l’a cru. A-t-il par lui-même la force active ? Plusieurs philosophes l’ont pensé. Ceux qui le nient sont-ils en droit de le nier ? Vous ne concevez pas que la matière puisse avoir rien par elle-même. Mais comment pouvez-vous assurer qu’elle n’a pas par elle-même les propriétés qui lui sont nécessaires ? Vous ignorez quelle est sa nature, & vous lui refusez des modes qui sont pourtant dans sa nature ; car enfin, dès qu’elle est, il faut bien qu’elle soit d’une certaine façon, qu’elle soit figurée ; & dès qu’elle est nécessairement figurée, est-il impossible qu’il n’y ait d’autres modes attachées à sa configuration ? La matière existe, vous ne la connaissez que par vos sensations. Hélas ! de quoi servent toutes les subtilités de l’esprit depuis qu’on raisonne ? La géométrie nous a appris bien des vérités, la métaphysique bien peu. Nous pesons la matière, nous la mesurons, nous la décomposons & au-delà de ces opérations grossières, si nous voulons faire un pas, nous trouvons dans nous l’impuissance, & devant nous un abîme.

Pardonnez de grace à l’univers entier qui s’est trompé en croyant la matière existante par elle-même. Pouvait-il faire autrement ? comment imaginer que ce qui est sans succession n’a pas toûjours été ? S’il n’était pas nécessaire que la matière existât, pourquoi existe-t-elle ? Et s’il fallait qu’elle fût, pourquoi n’aurait-elle pas été toûjours ? Nul axiome n’a jamais été plus universellement reçu que celui-ci : Rien ne se fait de rien. En effet le contraire est incompréhensible. Le chaos a chez tous les peuples précédé l’arrangement qu’une main divine a fait du monde entier. L’éternité de la matière n’a nui chez aucun peuple au culte de la Divinité. La Religion ne fut jamais effarouchée qu’un Dieu éternel fût reconnu comme le maître d’une matière éternelle. Nous sommes assez heureux pour savoir aujourd’hui par la foi, que Dieu tira la matière du néant ; mais aucune nation n’avait été instruite de ce dogme ; les Juifs même l’ignorèrent. Le premier verset de la Genèse dit que les dieux Éloïm, non pas Éloï, firent le ciel & la terre ; il ne dit pas que le ciel & la terre furent créés de rien.

Philon qui est venu dans le seul tems où les Juifs aient eu quelque érudition, dit dans son chapitre de la création : « Dieu étant bon par sa nature n’a point porté envie à la substance, à la matière, qui par elle-même n’avait rien de bon, qui n’a de sa nature, qu’inertie, confusion, désordre. Il daigna la rendre bonne de mauvaise qu’elle était. »

L’idée du chaos débrouillé par un Dieu se trouve dans toutes les anciennes théogonies, Hésiode répétait ce que pensait l’Orient, quand il disait dans sa théogonie : « Le chaos est ce qui a existé le premier. » Ovide était l’interprète de tout l’empire romain, quand il disait :

Sic ubi dispositam quisquis fuit ille deorum
Congeriem secuit…

La matière était donc regardée entre les mains de Dieu, comme l’argile sous la rouë du potier, s’il est permis de se servir de ces faibles images pour en exprimer la divine puissance.

La matière étant éternelle devait avoir des propriétés éternelles, comme la configuration, la force d’inertie, le mouvement & la divisibilité. Mais cette divisibilité n’est que la suite du mouvement ; car sans mouvement rien ne se divise, ne se sépare, ni ne s’arrange. On regardait donc le mouvement comme essentiel à la matière. Le chaos avait été un mouvement confus ; & l’arrangement de l’univers un mouvement régulier imprimé à tous les corps par le maître du monde. Mais comment la matière aurait-elle le mouvement par elle-même ? Comme elle a, selon tous les anciens, l’étenduë & l’impénétrabilité.

Mais on ne la peut concevoir sans étendue, & on peut la concevoir sans mouvement ? À cela on répondait ; Il est impossible que la matière ne soit pas perméable ; or étant perméable, il faut bien que quelque chose passe continuellement dans ses pores ; à quoi bon des passages si rien n’y passe ?

De réplique en réplique on ne finirait jamais ; le systême de la matière éternelle a de très grandes difficultés comme tous les systêmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible. Il faut l’admettre & ne pas se flatter d’en rendre raison ; la philosophie ne rend point raison de tout. Que de choses incompréhensibles n’est-on pas obligé d’admettre, même en géométrie ! Conçoit-on deux lignes qui s’approcheront toûjours, & qui ne se rencontreront jamais ?

Les géomètres à la vérité nous diront ; Les propriétés des asymptotes vous sont démontrées ; vous ne pouvez vous empêcher de les admettre ; mais la création ne l’est pas, pourquoi l’admettez-vous ? Quelle difficulté trouvez-vous à croire comme toute l’antiquité la matière éternelle ? D’un autre côté le théologien vous pressera & vous dira, Si vous croyez la matière éternelle, vous reconnaissez donc deux principes, Dieu & la matière, vous tombez dans l’erreur de Zoroastre, de Manés.

On ne répondra rien aux géomètres, parce que ces gens-là ne connaissent que leurs lignes, leurs surfaces & leurs solides ; mais on pourra dire au théologien : En quoi suis-je Manichéen ? voilà des pierres qu’un architecte n’a point faites ; il en a élevé un bâtiment immense ; je n’admets point deux architectes ; les pierres brutes ont obéi au pouvoir & au génie.

Heureusement quelque systême qu’on embrasse, aucun ne nuit à la morale ; car qu’importe que la matière soit faite ou arrangée ? Dieu est également notre maître absolu. Nous devons être également vertueux sur un chaos débrouillé, ou sur un chaos créé de rien, presque aucune de ces questions métaphysiques n’influe sur la conduite de la vie ; il en est des disputes comme des vains discours qu’on tient à table ; chacun oublie après dîner ce qu’il a dit, & va où son intérêt & son goût l’appellent.

MÉCHANT.



On nous crie que la nature humaine est essentiellement perverse, que l’homme est né enfant du Diable, & méchant. Rien n’est plus mal avisé. Car, mon ami, toi qui me prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me défie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. Oh point ! me dis-tu, je suis régénéré, je ne suis ni hérétique ni infidèle, on peut se fier à moi ; mais le reste du genre humain qui est ou hérétique, ou ce que tu appelles infidèle, ne sera donc qu’un assemblage de monstres, & toutes les fois que tu parleras à un Luthérien, ou un Turc, tu dois être sûr qu’ils te voleront, & qu’ils t’assassineront, car ils sont enfans du Diable ; ils sont nés méchans ; l’un n’est point régénéré, & l’autre est dégénéré. Il serait bien plus raisonnable, bien plus beau de dire aux hommes, Vous êtes tous nés bons, voyez combien il serait affreux de corrompre la pureté de votre être. Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse ? on lui dit, est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine ? On fait souvenir un homme de robe qu’il a l’honneur d’être Conseiller du Roi, & qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager, Songe que tu es du régiment de Champagne. On devrait dire à chaque individu, Souviens-toi de ta dignité d’homme.

Et en effet, malgré qu’on en ait, on en revient toûjours là ; car que veut dire ce mot si fréquemment employé chez toutes les nations, rentrez en vous-mêmes ? si vous étiez né enfant du Diable, si votre origine était criminelle, si votre sang était formé d’une liqueur infernale, ce mot rentrez en vous-même, signifierait, Consultez, suivez votre nature diabolique, soyez imposteur, voleur, assassin, c’est la loi de votre père.

L’homme n’est point né méchant, il le devient, comme il devient malade. Des médecins se présentent & lui disent, Vous êtes né malade ; il est bien sûr que ces médecins, quelque chose qu’ils disent & qu’ils fassent, ne le guériront pas si sa maladie est inhérente à sa nature ; & ces raisonneurs sont très malades eux-mêmes.

Assemblez tous les enfans de l’univers, vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur & la crainte ; s’ils étaient nés méchans, malfaisans, cruels, ils en montreraient quelque signe, comme les petits serpens cherchent à mordre, & les petits tigres à déchirer. Mais la nature n’ayant pas donné à l’homme plus d’armes offensives qu’aux pigeons & aux lapins, elle ne leur a pu donner un instinct qui les porte à détruire.

L’homme n’est donc pas né mauvais, pourquoi plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté ? c’est que ceux qui sont à leur tête étant pris de la maladie, la communiquent au reste des hommes, comme une femme attaquée du mal que Christophe Colomb rapporta d’Amérique, répand ce venin d’un bout de l’Europe à l’autre. Le premier ambitieux a corrompu la terre.

Vous m’allez dire que ce premier monstre a déployé le germe d’orgueil, de rapine, de fraude, de cruauté qui est dans tous les hommes. J’avoue qu’en général la plupart de nos frères peuvent acquérir ces qualités ; mais tout le monde a-t-il la fièvre putride, la pierre & la gravelle parce que tout le monde y est exposé ?

Il y a des nations entières qui ne sont point méchantes ; les Philadelphiens, les Banians n’ont jamais tué personne. Les Chinois, les peuples du Tonquin, de Lao, de Siam, du Japon même, depuis plus de cent ans ne connaissent point la guerre. À peine voit-on en dix ans un de ces grands crimes qui étonnent la nature humaine, dans les villes de Rome, de Venise, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, villes où pourtant la cupidité, mère de tous les crimes, est extrême.

Si les hommes étaient essentiellement méchans, s’ils naissaient tous soumis à un être aussi malfaisant que malheureux, qui pour se venger de son supplice leur inspirerait toutes ses fureurs, on verrait tous les matins les maris assassinés par leurs femmes, & les pères par leurs enfans, comme on voit à l’aube du jour des poules étranglées par une fouïne qui est venue sucer leur sang.

S’il y a un milliard d’hommes sur la terre, c’est beaucoup ; cela donne environ cinq cents millions de femmes qui cousent, qui filent, qui nourrissent leurs petits, qui tiennent la maison ou la cabane propre, & qui médisent un peu de leurs voisines. Je ne vois pas quel grand mal ces pauvres innocentes font sur la terre. Sur ce nombre d’habitans du globe, il y a deux cents millions d’enfans au moins, qui certainement ne tuent ni ne pillent, & environ autant de vieillards ou de malades qui n’en ont pas le pouvoir. Restera tout au plus cent millions de jeunes gens robustes & capables du crime. De ces cent millions il y en a quatre-vingt-dix continuellement occupés à forcer la terre par un travail prodigieux à leur fournir la nourriture & le vêtement ; ceux-là n’ont guère le tems de mal faire.

Dans les dix millions restants seront compris les gens oisifs & de bonne compagnie, qui veulent jouïr doucement, les hommes à talents occupés de leurs professions, les magistrats, les prêtres, visiblement intéressés à mener une vie pure, au moins en apparence. Il ne restera donc de vrais méchants que quelques politiques, soit séculiers, soit réguliers qui veulent toûjours troubler le monde, & quelques milliers de vagabonds qui louent leurs services à ces politiques. Or il n’y a jamais à la fois un million de ces bêtes féroces employées ; & dans ce nombre je compte les voleurs de grands chemins. Vous avez donc, tout au plus, sur la terre dans les tems les plus orageux, un homme sur mille, qu’on peut appeler méchant, encor ne l’est-il pas toûjours.

Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu’on ne dit, & qu’on ne croit. Il y en a encor trop, sans doute ; on voit des malheurs & des crimes horribles ; mais le plaisir de se plaindre & d’exagérer est si grand, qu’à la moindre égratignure vous criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé ? tous les hommes sont des parjures. Un esprit mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux soupant avec sa dame au sortir de l’opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés.


MESSIE.



Messiah ou Meshiah, en hébreu ; Christus, ou Célomenos, en grec ; Unctus en latin, Oint.

Nous voyons dans l’Ancien Testament que le nom de Messie fut souvent donné à des Princes idolâtres ou infidèles. Il est dit[1] que Dieu envoya un Prophête pour oindre Jéhu Roi d’Israël ; il annonça l’onction sacrée à Hazaël Roi de Damas & de Syrie, ces deux Princes étant les Messies du Très-haut, pour punir la maison d’Achab.

Au 16e d’Ésaïe le nom de Messie est expressément donné à Cyrus. « Ainsi a dit l’Éternel à Cyrus son oint, son Messie, duquel j’ai pris la main droite, afin que je terrasse les nations devant lui, &c. »

Ézéchiel au 28e chapitre de ses révélations donne le nom de Messie au roi de Tyr, qu’il appelle aussi Chérubin. « Fils de l’homme, dit l’Éternel au Prophête, prononce à haute voix une complainte sur le Roi de Tyr, & lui dis ; Ainsi a dit le Seigneur, l’Éternel. Tu étais le sceau de la ressemblance de Dieu, plein de sagesse & parfait en beauté ; tu as été le jardin d’Héden du Seigneur, (ou suivant d’autres versions, tu étais toutes les délices du Seigneur.) Tes vêtements étaient de sardoine, de topaze, de jaspe, de chrysolithe, d’onyx, de béryl, de saphir, d’escarboucle, d’émeraude, & d’or ; ce que savaient faire tes tambours & tes flûtes a été chez toi ; ils ont été tous prêts au jour que tu fus créé ; tu as été un Chérubin, un Messie. »

Ce nom de Messiah, Christ, se donnait aux Rois, aux Prophètes, & aux grands-prêtres des Hébreux. Nous lisons dans le I. des Rois xij. 3, « Le Seigneur & son Messie sont témoins », c’est-à-dire, « le Seigneur & le Roi qu’il a établi ». Et ailleurs : « Ne touchez point mes oints, & ne faites aucun mal à mes Prophêtes. » David animé de l’esprit de Dieu, donne dans plus d’un endroit à Saül son beau-père réprouvé qui le persécutait, le nom & la qualité d’oint, de Messie du Seigneur. « Dieu me garde, dit-il fréquemment, de porter ma main sur l’oint du Seigneur, sur le Messie de Dieu ! »

Hérode étant oint fut appelé Messie par les Hérodiens, qui composèrent quelque tems une petite secte.

Si le nom de Messie, d’oint de l’Éternel a été donné à des Rois idolâtres, à des réprouvés, il a été très souvent employé dans nos anciens oracles pour désigner l’oint véritable du Seigneur, ce Messie par excellence, le Christ, fils de Dieu, enfin Dieu lui-même.

Si l’on rapproche tous les divers oracles qu’on applique pour l’ordinaire au Messie, il en peut résulter quelques difficultés apparentes dont les Juifs se sont prévalus pour justifier, s’ils le pouvaient, leur obstination. Plusieurs grands théologiens leur accordent, que dans l’état d’oppression sous lequel gémissait le peuple Juif, & après toutes les promesses que l’Éternel lui avait faites si souvent, il pouvait soupirer après la venue d’un Messie vainqueur & libérateur, & qu’ainsi il est en quelque sorte excusable de n’avoir pas d’abord reconnu ce libérateur dans la personne de Jésus, d’autant plus qu’il n’y a pas un seul passage dans l’Ancien Testament où il soit dit, Croyez au Messie.

Il était dans le plan de la sagesse éternelle, que les idées spirituelles du vrai Messie fussent inconnues à la multitude aveugle ; elles le furent au point que les docteurs Juifs se sont avisés de nier que les passages que nous alléguons doivent s’entendre du Messie ; plusieurs disent que le Messie est déjà venu en la personne d’Ézéchias ; c’était le sentiment du fameux Hillel. D’autres en grand nombre prétendent que la croyance de la venue d’un Messie n’est point un article fondamental de foi, & que ce dogme n’étant ni dans le Décalogue, ni dans le Lévitique, il n’est qu’une espérance consolante.

Plusieurs rabbins vous disent qu’ils ne doutent pas, que suivant les anciens oracles le Messie ne soit venu dans les tems marqués ; mais qu’il ne vieillit point, qu’il reste caché sur cette terre, & qu’il attend pour se manifester qu’Israël ait célébré comme il faut le sabbat.

Le fameux Rabbin Salomon Jarchy ou Raschy, qui vivait au commencement du douzième siècle, dit dans ses Talmudiques, que les anciens Hébreux ont cru que le Messie était né le jour de la dernière destruction de Jérusalem par les armées romaines ; c’est, comme on dit, appeler le médecin après la mort.

Le Rabbin Kimchy qui vivait aussi au douzième siècle, annonçait que le Messie dont il croyait la venue très prochaine, chasserait de la Judée les Chrétiens qui la possédaient pour lors ; il est vrai que les Chrétiens perdirent la terre sainte ; mais ce fut Saladin qui les vainquit : pour peu que ce conquérant eût protégé les Juifs, & se fût déclaré pour eux, il est vraisemblable que dans leur enthousiasme ils en auraient fait leur Messie.

Les auteurs sacrés, & notre Seigneur Jésus lui-même, comparent souvent le règne du Messie & l’éternelle béatitude à des jours de noces, à des festins ; mais les talmudistes ont étrangement abusé de ces paraboles ; selon eux le Messie donnera à son peuple rassemblé dans la terre de Canaan, un repas dont le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le Paradis terrestre, & qui se conserve dans de vastes celliers, creusés par les anges au centre de la terre.

On servira pour entrée le fameux poisson, appelé le grand Léviathan, qui avale tout d’un coup un poisson moins grand que lui, lequel ne laisse pas d’avoir trois cents lieuës de long ; toute la masse des eaux est portée sur Léviathan. Dieu au commencement en créa un mâle & un autre femelle ; mais de peur qu’ils ne renversassent la terre, & qu’ils ne remplissent l’univers de leurs semblables, Dieu tua la femelle, & la sala pour le festin du Messie.

Les Rabbins ajoutent qu’on tuera pour ce repas le taureau Béhémoth, qui est si gros qu’il mange chaque jour le foin de mille montagnes : la femelle de ce taureau fut tuée au commencement du monde, afin qu’une espèce si prodigieuse ne se multipliât pas, ce qui n’aurait pu que nuire aux autres créatures ; mais ils assurent que l’Éternel ne la sala pas, parce que la vache salée n’est pas si bonne que la léviathane. Les Juifs ajoutent encor si bien foi à toutes ces rêveries rabbiniques, que souvent ils jurent sur leur part du bœuf Béhémoth.

Après des idées si grossières sur la venue du Messie, & sur son règne, faut-il s’étonner, si les Juifs tant anciens que modernes, & plusieurs même des premiers Chrétiens, malheureusement imbus de toutes ces rêveries, n’ont pu s’élever à l’idée de la nature divine de l’oint du Seigneur, & n’ont pas attribué la qualité de Dieu au Messie ? Voyez comme les Juifs s’expriment là-dessus dans l’ouvrage intitulé Judæi Lusitani quæstiones ad Christianos[2]. « Reconnaître, disent-ils, un homme-Dieu, c’est s’abuser soi-même, c’est se forger un monstre, un centaure, le bizarre composé de deux natures qui ne sauraient s’allier. » Ils ajoutent que les Prophêtes n’enseignent point que le Messie soit homme-Dieu, qu’ils distinguent expressément entre Dieu & David, qu’ils déclarent le premier maître & le second serviteur, &c.

On sait assez que les Juifs esclaves de la lettre n’ont jamais pénétré comme nous le sens des Écritures.

Lorsque le Sauveur parut, les préjugés juifs s’élevèrent contre lui. Jésus-Christ lui-même, pour ne pas révolter leurs esprits aveugles, paraît extrêmement réservé sur l’article de sa divinité : « Il voulait, dit Saint Chrysostome, accoutumer insensiblement ses auditeurs à croire un mystère si fort élevé au-dessus de la raison. » S’il prend l’autorité d’un Dieu en pardonnant les péchés, cette action soulève tous ceux qui en sont les témoins ; ses miracles les plus évidents ne peuvent convaincre de sa divinité, ceux mêmes en faveur desquels il les opère. Lorsque devant le tribunal du souverain sacrificateur, il avoue avec un modeste détour qu’il est le fils de Dieu, le grand-prêtre déchire sa robe & crie au blasphème. Avant l’envoi du St. Esprit, les apôtres ne soupçonnent pas même la divinité de leur maître ; il les interroge sur ce que le peuple pense de lui ; ils répondent, que les uns le prennent pour Élie, les autres pour Jérémie, ou pour quelque autre prophète. St. Pierre a besoin d’une révélation particulière pour connaître que Jésus est le Christ, le fils du Dieu vivant.

Les Juifs révoltés contre la divinité de Jésus-Christ ont eu recours à toutes sortes de voies pour détruire ce grand mystère ; ils détournent le sens de leurs propres oracles, ou ne les appliquent pas au Messie ; ils prétendent que le nom de Dieu, Éloï, n’est pas particulier à la Divinité, & qu’il se donne même par les auteurs sacrés aux juges, aux magistrats, en général à ceux qui sont élevés en autorité ; ils citent en effet un très grand nombre de passages des saintes Écritures, qui justifient cette observation, mais qui ne donnent aucune atteinte aux termes exprès des anciens oracles qui regardent le Messie.

Enfin ils prétendent que si le Sauveur, & après lui les Évangélistes, les Apôtres & les premiers Chrétiens, appellent Jésus le fils de Dieu, ce terme auguste ne signifiait dans les tems évangéliques, autre chose que l’opposé de fils de Bélial, c’est-à-dire, homme de bien, serviteur de Dieu ; par opposition à un méchant, un homme qui ne craint point Dieu.

Si les Juifs ont contesté à Jésus-Christ la qualité de Messie & sa divinité, ils n’ont rien négligé aussi pour le rendre méprisable, pour jetter sur sa naissance, sa vie & sa mort, tout le ridicule & tout l’opprobre qu’a pû imaginer leur criminel acharnement.

De tous les ouvrages qu’a produits l’aveuglement des Juifs, il n’en est point de plus odieux & de plus extravagant que le livre ancien intitulé Sepher Toldos Jeschut, tiré de la poussière par Mr. Vagenseil dans le second tome de son ouvrage intitulé Tela ignea, &c.

C’est dans ce Sepher Toldos Jeschut, qu’on lit une histoire monstrueuse de la vie de notre Sauveur forgée avec toute la passion & la mauvaise foi possibles. Ainsi, par exemple, ils ont osé écrire qu’un nommé Panther ou Pandera habitant de Bethléem, était devenu amoureux d’une jeune femme mariée à Jokanam. Il eut de ce commerce impur un fils qui fut nommé Jesua ou Jesu. Le père de cet enfant fut obligé de s’enfuir, & se retira à Babilone. Quant au jeune Jesu, on l’envoya aux écoles ; mais, ajoute l’auteur, il eut l’insolence de lever la tête, & de se découvrir devant les sacrificateurs, au lieu de paraître devant eux la tête baissée, & le visage couvert, comme c’était la coutume ; hardiesse qui fut vivement tancée ; ce qui donna lieu d’examiner sa naissance, qui fut trouvée impure, & l’exposa bientôt à l’ignominie.

Ce détestable livre Sepher Toldos Jeschut était connu dès le second siècle ; Celse le cita avec confiance, & Origène le réfute au chapitre neuvième.

Il y a un autre livre intitulé aussi Toledos Jeschut, publié l’an 1705 par Mr. Huldric, qui suit de plus près l’Évangile de l’enfance, mais qui commet à tout moment les anachronismes les plus grossiers ; il fait naître & mourir Jésus-Christ sous le règne d’Hérode le grand ; il veut que ce soit à ce prince qu’ont été faites les plaintes sur l’adultère de Panther & de Marie mère de Jésus.

L’auteur qui prend le nom de Jonathan, qui se dit contemporain de Jésus-Christ & demeurant à Jérusalem, avance qu’Hérode consulta sur le fait de Jésus-Christ les sénateurs d’une ville dans la terre de Césarée : nous ne suivrons pas un auteur aussi absurde dans toutes ses contradictions.

Cependant c’est à la faveur de toutes ces calomnies que les Juifs s’entretiennent dans leur haine implacable contre les Chrétiens, & contre l’Évangile ; ils n’ont rien négligé pour altérer la chronologie du Vieux Testament, & pour répandre des doutes & des difficultés sur le tems de la venue de notre Sauveur.

Ahmed-ben-Cassum-al-Andacousy Maure de Grenade qui vivait sur la fin du seizième siècle, cite un ancien manuscrit arabe qui fut trouvé avec seize lames de plomb, gravées en caractères arabes, dans une grotte, près de Grenade. Don Pedro y Quinones archevêque de Grenade en a rendu lui-même témoignage ; ces lames de plomb, qu’on appelle de Grenade, ont été depuis portées à Rome, où après un examen de plusieurs années, elles ont enfin été condamnées comme apocryphes sous le pontificat d’Alexandre VII ; elles ne renferment que des histoires fabuleuses touchant la vie de Marie & de son fils.

Le nom de Messie accompagné de l’épithète de faux se donne encor à ces imposteurs qui dans divers tems ont cherché à abuser la nation juive. Il y eut de ces faux-Messies avant même la venue du véritable oint de Dieu. Le sage Gamaliel parle[3] d’un nommé Theudas, dont l’histoire se lit dans les Antiquités Judaïques de Joseph, liv. 20. chap. 2. Il se vantait de passer le Jourdain à pié sec ; il attira beaucoup de gens à sa suite ; mais les Romains étant tombés sur sa petite troupe la dissipèrent, coupèrent la tête au malheureux chef, & l’exposèrent dans Jérusalem.

Gamaliel parle aussi de Judas le Galiléen, qui est sans doute le même dont Joseph fait mention dans le 12e chap. du second livre de la guerre des Juifs. Il dit que ce faux prophète avait ramassé près de trente mille hommes ; mais l’hyperbole est le caractère de l’historien Juif.

Dès les tems apostoliques l’on vit Simon surnommé le magicien[4], qui avait su séduire les habitans de Samarie, au point qu’ils le considéraient comme la vertu de Dieu.

Dans le siècle suivant l’an 178 & 179 de l’ère chrétienne, sous l’empire d’Adrien, parut le faux-Messie Barchochebas, à la tête d’une armée. L’Empereur envoya contre lui Julius Severus, qui après plusieurs rencontres enferma les révoltés dans la ville de Bither ; elle soutint un siège opiniâtre & fut emportée, Barchochebas y fut pris & mis à mort. Adrien crut ne pouvoir mieux prévenir les continuelles révoltes des Juifs qu’en leur défendant par un édit d’aller à Jérusalem ; il établit même des gardes aux portes de cette ville, pour en défendre l’entrée aux restes du peuple d’Israël.

On lit dans Socrate, historien ecclésiastique,[5], que l’an 434 il parut dans l’île de Candie un faux-Messie qui s’appelait Moïse. Il se disait l’ancien libérateur des Hébreux ressuscité pour les délivrer encor.

Un siècle après, en 530, il y eut dans la Palestine un faux-Messie nommé Julien ; il s’annonçait comme un grand conquérant, qui à la tête de sa nation détruirait par les armes tout le peuple chrétien ; séduits par ses promesses, les Juifs armés massacrèrent plusieurs Chrétiens. L’empereur Justinien envoya des troupes contre lui ; on livra bataille au faux-Christ, il fut pris & condamné au dernier supplice.

Au commencement du 8e siècle, Serenus Juif Espagnol, se porta pour Messie, prêcha, eut des disciples, & mourut comme eux dans la misère.

Il s’éleva plusieurs faux-Messies dans le douzième siècle. Il en parut un en France sous Louïs le jeune ; il fut pendu lui & ses adhérens, sans qu’on ait jamais su les noms ni du maître ni des disciples.

Le treizième siècle fut fertile en faux-Messies ; on en compte sept ou huit qui parurent en Arabie, en Perse, dans l’Espagne, en Moravie : l’un d’eux qui se nommait David el Ré passe pour avoir été un très grand magicien ; il séduisit les Juifs, & se vit à la tête d’un parti considérable ; mais ce Messie fut assassiné.

Jaque Zieglerne de Moravie, qui vivait au milieu du 16e siècle, annonçait la prochaine manifestation du Messie ; né, à ce qu’il assurait, depuis quatorze ans, il l’avait vu, disait-il, à Strasbourg, & il gardait avec soin une épée & un sceptre pour les lui mettre en main dès qu’il serait en âge d’enseigner.

L’an 1624 un autre Zieglerne confirma la prédiction du premier.

L’an 1666 Sabathai Sévi né dans Alep, se dit le Messie prédit par les Zieglernes. Il débuta par prêcher sur les grands chemins, & au milieu des campagnes ; les Turcs se moquaient de lui, pendant que ses disciples l’admiraient. Il paraît qu’il ne mit pas d’abord dans ses intérêts le gros de la nation Juive, puisque les chefs de la synagogue de Smyrne, portèrent contre lui une sentence de mort ; mais il en fut quitte pour la peur & le bannissement.

Il contracta trois mariages, & l’on prétend qu’il n’en consomma point, disant que cela était au-dessous de lui. Il s’associa un nommé Nathan-Lévi : celui-ci fit le personnage du prophête Élie, qui devait précéder le Messie. Ils se rendirent à Jérusalem, & Nathan y annonça Sabathai Sévi comme le libérateur des nations. La populace juive se déclara pour eux ; mais ceux qui avaient quelque chose à perdre les anathématisèrent.

Sévi pour fuir l’orage se retira à Constantinople, & de là à Smyrne ; Nathan-Lévi lui envoya quatre ambassadeurs qui le reconnurent & le saluèrent publiquement en qualité de Messie ; cette ambassade en imposa au peuple, & même à quelques docteurs qui déclarèrent Sabathai Sévi Messie & roi des Hébreux. Mais la synagogue de Smyrne condamna son Roi à être empalé.

Sabathai se mit sous la protection du Cadi de Smyrne, & eut bientôt pour lui tout le peuple Juif ; il fit dresser deux trônes, un pour lui, & l’autre pour son épouse favorite ; il prit le nom de Roi des Rois, & donna à Joseph Sévi son frère celui de Roi de Juda. Il promit aux Juifs la conquête de l’Empire Ottoman assurée. Il poussa même l’insolence jusqu’à faire ôter de la liturgie juive le nom de l’Empereur, & à y faire substituer le sien.

On le fit mettre en prison aux Dardanelles ; les Juifs publièrent qu’on n’épargnait sa vie, que parce que les Turcs savaient bien qu’il était immortel. Le Gouverneur des Dardanelles s’enrichit des présents que les Juifs lui prodiguèrent pour visiter leur Roi, leur Messie prisonnier, qui dans les fers conservait toute sa dignité, & se faisait baiser les pieds.

Cependant le sultan qui tenait sa cour à Andrinople, voulut faire finir cette comédie ; il fit venir Sévi & lui dit que s’il était Messie, il devait être invulnérable ; Sévi en convint. Le Grand-Seigneur le fit placer pour but aux flèches de ses icoglans ; le Messie avoua qu’il n’était point invulnérable, & protesta que Dieu ne l’envoyait que pour rendre témoignage à la sainte religion musulmane. Fustigé par les ministres de la loi, il se fit Mahométan, & il vécut & mourut également méprisé des Juifs & des Musulmans ; ce qui a si fort décrédité la profession de faux-Messie, que Sévi est le dernier qui ait paru.


MÉTAMORPHOSE,
MÉTEMPSICOSE.



N’est-il pas bien naturel que toutes les métamorphoses dont la terre est couverte, aient fait imaginer dans l’Orient où on a imaginé tout, que nos âmes passaient d’un corps à un autre ; un point presque imperceptible devient un ver, ce ver devient papillon ; un gland se transforme en chêne, un œuf en oiseau ; l’eau devient nuage & tonnerre ; le bois se change en feu & en cendre ; tout paraît enfin métamorphosé dans la nature. On attribua bientôt aux âmes qu’on regardait comme des figures légères, ce qu’on voyait sensiblement dans des corps plus grossiers. L’idée de la métempsicose est peut-être le plus ancien dogme de l’univers connu, & il règne encor dans une grande partie de l’Inde & de la Chine.

Il est encor très naturel que toutes les métamorphoses dont nous sommes les témoins, aient produit ces anciennes fables qu’Ovide a recueillies dans son admirable ouvrage. Les Juifs même ont eu aussi leurs métamorphoses. Si Niobé fut changée en marbre, Hedith femme de Loth fut changée en statue de sel. Si Euridice resta dans les enfers pour avoir regardé derrière elle, c’est aussi pour la même indiscrétion que cette femme de Loth fut privée de la nature humaine. Le bourg qu’habitaient Baucis & Philémon en Phrygie est changé en un lac, la même chose arrive à Sodome. Les filles d’Anius changeaient l’eau en huile, nous avons dans l’Écriture une métamorphose à peu près semblable, mais plus vraie & plus sacrée. Cadmus fut changé en serpent ; la verge d’Aaron devint serpent aussi.

Les dieux se changeaient très souvent en hommes, les Juifs n’ont jamais vu les anges que sous la forme humaine : les anges mangèrent chez Abraham. Paul dans son Épître aux Corinthiens dit que l’ange de Sathan lui a donné des soufflets : Angelos Sathana me colaphisei.

MIRACLES.



Un miracle selon l’énergie du mot est une chose admirable. En ce cas tout est miracle. L’ordre prodigieux de la nature, la rotation de cent millions de globes autour d’un million de soleils, l’activité de la lumière, la vie des animaux, sont des miracles perpétuels.

Selon les idées reçues nous appelons miracle la violation de ces loix divines & éternelles. Qu’il y ait une éclipse de soleil pendant la pleine lune, qu’un mort fasse à pied deux lieuës de chemin en portant sa tête entre ses bras, nous appelons cela un miracle.

Plusieurs physiciens soutiennent qu’en ce sens il n’y a point de miracles, & voici leurs argumens.

Un miracle est la violation des loix mathématiques, divines, immuables, éternelles. Par ce seul exposé, un miracle est une contradiction dans les termes. Une loi ne peut être à la fois immuable & violée ; mais une loi, leur dit-on, étant établie par Dieu même, ne peut-elle être suspendue par son auteur ? Ils ont la hardiesse de répondre que non, & qu’il est impossible que l’Être infiniment sage ait fait des loix pour les violer. Il ne pouvait, disent-ils, déranger sa machine que pour la faire mieux aller ; or il est clair qu’étant Dieu il a fait cette immense machine aussi bonne qu’il l’a pû ; s’il a vu qu’il y aurait quelque imperfection résultante de la nature de la matière, il y a pourvu dès le commencement, ainsi il n’y changera jamais rien.

De plus Dieu ne peut rien faire sans raison ; or quelle raison le porterait à défigurer pour quelque tems son propre ouvrage ?

C’est en faveur des hommes, leur dit-on. C’est donc au moins en faveur de tous les hommes, répondent-ils ; car il est impossible de concevoir que la nature divine travaille pour quelques hommes en particulier, & non pas pour tout le genre humain ; encor même le genre humain est bien peu de chose ; il est beaucoup moindre qu’une petite fourmilière en comparaison de tous les êtres qui remplissent l’immensité. Or n’est-ce pas la plus absurde des folies d’imaginer que l’Être infini intervertisse en faveur de trois ou quatre centaines de fourmis, sur ce petit amas de fange, le jeu éternel de ces ressorts immenses qui font mouvoir tout l’univers.

Mais supposons que Dieu ait voulu distinguer un petit nombre d’hommes par des faveurs particulières, faudra-t-il qu’il change ce qu’il a établi pour tous les tems & pour tous les lieux ? Il n’a certes aucun besoin de ce changement, de cette inconstance, pour favoriser ses créatures ; ses faveurs sont dans ses loix mêmes. Il a tout prévu, tout arrangé pour elles, toutes obéissent irrévocablement à la force qu’il a imprimée pour jamais dans la nature.

Pourquoi Dieu ferait-il un miracle ? Pour venir à bout d’un certain dessein sur quelques êtres vivans ! Il dirait donc, Je n’ai pu parvenir, par la fabrique de l’univers, par mes décrets divins, par mes loix éternelles, à remplir un certain dessein : je vais changer mes éternelles idées, mes loix immuables, pour tâcher d’exécuter ce que je n’ai pu faire par elles. Ce serait un aveu de sa faiblesse, & non de sa puissance. Ce serait, ce semble, dans lui la plus inconcevable contradiction. Ainsi donc, oser supposer à Dieu des miracles, c’est réellement l’insulter (si des hommes peuvent insulter Dieu.) C’est lui dire, Vous êtes un être faible & inconséquent. Il est donc absurde de croire des miracles, c’est déshonorer en quelque sorte la Divinité.

On presse ces philosophes : on leur dit, Vous avez beau exalter l’immutabilité de l’Être suprême, l’éternité de ses loix, la régularité de ses mondes infinis : notre petit tas de boue a été tout couvert de miracles ; les histoires sont aussi remplies de prodiges que d’événements naturels. Les filles du grand prêtre Anius changeaient tout ce qu’elles voulaient en bled, en vin, ou en huile ; Athalide fille de Mercure ressuscita plusieurs fois ; Esculape ressuscita Hipolite ; Hercule arracha Alceste à la mort ; Herès revint au monde après avoir passé quinze jours dans les enfers. Romulus & Rémus naquirent d’un dieu & d’une vestale ; le Palladium tomba du ciel dans la ville de Troye ; la chevelure de Bérénice devint un assemblage d’étoiles ; la cabane de Baucis & de Philémon fut changée en un superbe temple ; la tête d’Orphée rendait des oracles après sa mort ; les murailles de Thèbes se construisirent d’elles-mêmes au son de la flûte, en présence des Grecs ; les guérisons faites dans le temple d’Esculape, étaient innombrables ; & nous avons encor des monumens chargés du nom des témoins oculaires des miracles d’Esculape.

Nommez-moi un peuple, chez lequel il ne se soit pas opéré des prodiges incroyables, surtout dans des tems où l’on savait à peine lire & écrire.

Les philosophes ne répondent à ces objections qu’en riant & en levant les épaules ; mais les philosophes chrétiens disent ; Nous croyons aux miracles opérés dans notre sainte religion ; nous les croyons par la foi, & non par notre raison que nous nous gardons bien d’écouter ; car lorsque la foi parle, on sait assez que la raison ne doit pas dire un seul mot ; nous avons une croyance ferme & entière dans les miracles de Jésus-Christ, & des apôtres ; mais permettez-nous de douter un peu de plusieurs autres ; souffrez, par exemple, que nous suspendions notre jugement sur ce que rapporte un homme simple auquel on a donné le nom de grand. Il assure qu’un petit moine était si fort accoutumé à faire des miracles, que le prieur lui défendit enfin d’exercer son talent. Le petit moine obéït ; mais ayant vu un pauvre couvreur qui tombait du haut d’un toit, il balança entre le désir de lui sauver la vie, & la sainte obédience. Il ordonna seulement au couvreur de rester en l’air jusqu’à nouvel ordre, & courut vîte conter à son prieur l’état des choses. Le Prieur lui donna l’absolution du péché qu’il avait commis en commençant un miracle sans permission, & lui permit de l’achever, pourvu qu’il s’en tînt là, & qu’il n’y revînt plus. On accorde aux philosophes qu’il faut un peu se défier de cette histoire.

Mais comment oseriez-vous nier, leur dit-on, que St. Gervais & St. Protais aient apparu en songe à St. Ambroise, qu’ils lui aient enseigné l’endroit où étaient leurs reliques ? que St. Ambroise les ait déterrées, & qu’elles aient guéri un aveugle ? St. Augustin était alors à Milan ; c’est lui qui rapporte ce miracle immenso populo teste, dit-il dans sa Cité de Dieu livre 22. Voilà un miracle des mieux constatés. Les philosophes disent qu’ils n’en croient rien, que Gervais & Protais n’apparaissent à personne, qu’il importe fort peu au genre humain qu’on sache où sont les restes de leurs carcasses ; qu’ils n’ont pas plus de foi à cet aveugle, qu’à celui de Vespasien ; que c’est un miracle inutile ; que Dieu ne fait rien d’inutile ; & ils se tiennent fermes dans leurs principes. Mon respect pour St. Gervais & St. Protais ne me permet pas d’être de l’avis de ces philosophes ; je rends compte seulement de leur incrédulité. Ils font grand cas du passage de Lucien qui se trouve dans la mort de Peregrinus. « Quand un joueur de gobelets adroit se fait chrétien, il est sûr de faire fortune. » Mais comme Lucien est un auteur profane, il ne doit avoir aucune autorité parmi nous.

Ces philosophes ne peuvent se résoudre à croire les miracles opérés dans le second siècle ; des témoins oculaires ont beau écrire que l’Évêque de Smyrne St. Polycarpe, ayant été condamné à être brûlé & étant jeté dans les flammes, ils entendirent une voix du ciel qui criait, Courage, Polycarpe, sois fort, montre-toi homme ; qu’alors les flammes du bûcher s’écartèrent de son corps, & formèrent un pavillon de feu au-dessus de sa tête, & que du milieu du bûcher il sortit une colombe ; enfin on fut obligé de trancher la tête de Polycarpe. À quoi bon ce miracle ? disent les incrédules ; pourquoi les flammes ont-elles perdu leur nature, & pourquoi la hache de l’exécuteur n’a-t-elle pas perdu la sienne ? D’où vient que tant de martyrs sont sortis sains & saufs de l’huile bouillante, & n’ont pu résister au tranchant du glaive ? On répond que c’est la volonté de Dieu. Mais les philosophes voudraient avoir vu tout cela de leurs yeux avant de le croire.

Ceux qui fortifient leurs raisonnements par la science vous diront que les Pères de l’Église ont avoué souvent eux-mêmes qu’il ne se faisait plus de miracles de leur tems. St. Chrysostome dit expressément : « Les dons extraordinaires de l’esprit étaient donnés même aux indignes, parce qu’alors l’Église avait besoin de miracles ; mais aujourd’hui ils ne sont pas même donnés aux dignes, parce que l’Église n’en a plus de besoin. » Ensuite il avoue qu’il n’y a plus personne qui ressuscite les morts, ni même qui guérisse les malades.

St. Augustin lui-même, malgré le miracle de Gervais & de Protais, dit dans sa Cité de Dieu : « Pourquoi ces miracles qui se faisaient autrefois ne se font-ils plus aujourd’hui ? » Et il en donne la même raison : « Cur, inquiunt, nunc illa miracula quæ prædicatis facta esse, non fiunt ? Possem quidem dicere, necessaria priùs fuisse, quàm crederet mundus, ad hoc ut crederet mundus. »

On objecte aux philosophes que St. Augustin, malgré cet aveu, parle pourtant d’un vieux savetier d’Hippone, qui ayant perdu son habit alla prier à la chapelle des vingt martyrs, qu’en retournant il trouva un poisson dans le corps duquel il y avait un anneau d’or, & que le cuisinier qui fit cuire le poisson, dit au savetier, Voilà ce que les vingt martyrs vous donnent.

À cela les philosophes répondent qu’il n’y a rien dans cette histoire qui contredise les loix de la nature, que la physique n’est point du tout blessée qu’un poisson ait avalé un anneau d’or, & qu’un cuisinier ait donné cet anneau à un savetier, qu’il n’y a là aucun miracle.

Si on fait souvenir ces philosophes que selon St. Jérôme, dans sa vie de l’ermite Paul, cet ermite eut plusieurs conversations avec des satyres, & avec des faunes, qu’un corbeau lui apporta tous les jours pendant trente ans la moitié d’un pain pour son dîner, & un pain tout entier le jour que St. Antoine vint le voir ; ils pourront répondre encor, que tout cela n’est pas absolument contre la physique ; que des satyres & des faunes peuvent avoir existé, & qu’en tout cas si ce conte est une puérilité, cela n’a rien de commun avec les vrais miracles du Sauveur & de ses Apôtres. Plusieurs bons chrétiens ont combattu l’histoire de St. Simeon Stilite, écrite par Théodoret ; beaucoup de miracles qui passent pour authentiques dans l’Église Grecque, ont été révoqués en doute par plusieurs Latins ; de même que des miracles Latins ont été suspects à l’Église Grecque ; les Protestans sont venus ensuite, qui ont fort maltraité les miracles de l’une & l’autre Église.

Un savant jésuite[6] qui a prêché longtems dans les Indes, se plaint de ce que ni ses confrères, ni lui, n’ont jamais pu faire de miracle. Xavier se lamente dans plusieurs de ses lettres de n’avoir point le don des langues ; il dit qu’il n’est chez les Japonois que comme une statue muette ; cependant les Jésuites ont écrit qu’il avait ressuscité huit morts, c’est beaucoup ; mais il faut aussi considérer qu’il les ressuscitait à six mille lieuës d’ici. Il s’est trouvé depuis des gens qui ont prétendu que l’abolissement des Jésuites en France, est un beaucoup plus grand miracle que ceux de Xavier & d’Ignace.

Quoi qu’il en soit, tous les Chrétiens conviennent que les miracles de Jésus-Christ & des Apôtres sont d’une vérité incontestable ; mais qu’on peut douter à toute force, de quelques miracles faits dans nos derniers tems, & qui n’ont pas eu une autenticité certaine.

On souhaiterait, par exemple, pour qu’un miracle fût bien constaté, qu’il fût fait en présence de l’Académie des Sciences de Paris, ou de la Société Royale de Londres, & de la Faculté de médecine, assistées d’un détachement du régiment des Gardes, pour contenir la foule du peuple, qui pourrait par son indiscrétion empêcher l’opération du miracle.

On demandait un jour à un philosophe, ce qu’il dirait, s’il voyait le soleil s’arrêter, c’est-à-dire, si le mouvement de la terre autour de cet astre cessait ; si tous les morts ressuscitaient, & si toutes les montagnes allaient se jeter de compagnie dans la mer, le tout pour prouver quelque vérité importante, comme par exemple, la grace versatile ? Ce que je dirais, répondit le philosophe, je me ferais Manichéen ; je dirais qu’il y a un principe qui défait ce que l’autre a fait.


MORALE.



Je viens de lire ces mots dans une déclamation en quatorze volumes, intitulée Histoire du bas Empire.

Les Chrétiens avaient une morale ; mais les Payens n’en avaient point.

Ah Mr. le Beau auteur de ces quatorze volumes où avez-vous pris cette sottise ? eh qu’est-ce donc que la morale de Socrate, de Zaleucus, de Curondas, de Cicéron, d’Épictète, de Marc-Antonin ?

Il n’y a qu’une morale, M. le Beau, comme il n’y a qu’une géométrie. Mais, me dira-t-on, la plus grande partie des hommes ignore la géométrie. Oui ; mais dès qu’on s’y applique un peu, tout le monde est d’accord. Les agriculteurs, les manœuvres, les artistes n’ont point fait de cours de morale ; ils n’ont lu ni de finibus, de Cicéron, ni les Éthiques d’Aristote ; mais sitôt qu’ils réfléchissent, ils sont sans le savoir les disciples de Cicéron ; le teinturier Indien, le berger Tartare, & le matelot d’Angleterre connaissent le juste & l’injuste. Confucius n’a point inventé un systême de morale, comme on bâtit un systême de physique. Il l’a trouvé dans le cœur de tous les hommes.

Cette morale était dans le cœur du préteur Festus quand les Juifs le pressèrent de faire mourir Paul qui avait amené des étrangers dans leur temple. Sachez, leur dit-il, que jamais les Romains ne condamnent personne sans l’entendre.

Si les Juifs manquaient de morale ou manquaient à la morale, les Romains la connaissaient & lui rendaient gloire.

La morale n’est point dans la superstition, elle n’est point dans les cérémonies, elle n’a rien de commun avec les dogmes. On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont différens, & que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. Nos superstitions ne sont que ténèbres. Lecteur, réfléchissez. Étendez cette vérité ; tirez vos conséquences.


MOYSE.



En vain plusieurs savants ont cru que le Pentateuque ne peut avoir été écrit par Moïse[7] Ils disent que par l’Écriture même il est avéré que le premier exemplaire connu fut trouvé du tems du Roi Josias, & que cet unique exemplaire fut apporté au Roi par le secrétaire Saphan. Or entre Moïse & cette avanture du secrétaire Saphan, il y a 1167 années par le comput hébraïque. Car Dieu apparut à Moïse dans le buisson ardent l’an du monde 2213, & le secrétaire Saphan publia le livre de la loi l’an du monde 3380. Ce livre trouvé sous Josias fut inconnu jusqu’au retour de la captivité de Babilone, & il est dit que ce fut Esdras, inspiré de Dieu, qui mit en lumière toutes les saintes Écritures.

Mais que ce soit Esdras ou un autre, qui ait rédigé ce livre, cela est absolument indifférent dès que le livre est inspiré. Il n’est point dit dans le Pentateuque que Moïse en soit l’auteur ; il serait donc permis de l’attribuer à un autre homme, à qui l’Esprit divin l’aura dicté. Si l’Église n’avait pas d’ailleurs décidé que le livre est de Moïse.

Quelques contradicteurs ajoutent qu’aucun prophète n’a cité les livres du Pentateuque, qu’il n’en est question ni dans les Psaumes, ni dans les livres attribués à Salomon, ni dans Jérémie, ni dans Isaïe, ni enfin dans aucun livre canonique des Juifs. Les mots qui répondent à ceux de Genèse, Exode, Nombres, Lévitique, Deutéronome, ne se trouvent dans aucun autre écrit, reconnu par eux pour authentique.

D’autres plus hardis ont fait les questions suivantes.

1o En quelle langue Moïse aurait-il écrit dans un désert sauvage ? Ce ne pouvait être qu’en égyptien. Car par ce livre même on voit que Moïse & tout son peuple était né en Égypte. Il est probable qu’ils ne parlaient pas d’autre langue. Les Égyptiens ne se servaient pas encor du papiros ; on gravait des hiéroglyphes sur le marbre ou sur le bois. Il est même dit que les tables des commandements furent gravées sur la pierre. Il aurait donc fallu graver cinq volumes sur des pierres polies, ce qui demandait des efforts & un tems prodigieux.

2o Est-il vraisemblable que dans un désert, où le peuple juif n’avait ni cordonnier, ni tailleur, & où le Dieu de l’univers était obligé de faire un miracle continuel pour conserver les vieux habits & les vieux souliers des Juifs, il se soit trouvé des hommes assez habiles pour graver les cinq livres du Pentateuque sur le marbre ou sur le bois ? On dira qu’on trouva bien des ouvriers qui firent un veau d’or en une nuit, & qui réduisirent ensuite l’or en poudre, opération impossible à la chymie ordinaire non encor inventée ; qui construisirent le tabernacle, qui l’ornèrent de trente-quatre colonnes d’airain avec des chapiteaux d’argent, qui ourdirent & qui brodèrent des voiles de lin, d’hyacinthe, de pourpre, & d’écarlate ; mais cela même fortifie l’opinion des contradicteurs. Ils répondent qu’il n’est pas possible que dans un désert où l’on manquait de tout, on ait fait des ouvrages si recherchés ; qu’il aurait fallu commencer par faire des souliers & des tuniques ; que ceux qui manquent du nécessaire, ne donnent point dans le luxe ; & que c’est une contradiction évidente de dire qu’il y ait eu des fondeurs, des graveurs, des brodeurs, quand on n’avait ni habits, ni pain.

3o Si Moïse avait écrit le premier chapitre de la Genèse, aurait-il été défendu à tous les jeunes gens de lire ce premier chapitre ? Aurait-on porté si peu de respect au législateur ? Si c’était Moïse qui eût dit que Dieu punit l’iniquité des pères jusqu’à la quatrième génération, Ézéchiel aurait-il osé dire le contraire ?

4o Si Moïse avait écrit le Lévitique, aurait-il pu se contredire dans le Deutéronome ? Le Lévitique défend d’épouser la femme de son frère, le Deutéronome l’ordonne.

5o Moïse aurait-il parlé dans son livre de villes qui n’existaient pas de son tems ? aurait-il dit que des villes qui étaient pour lui à l’orient du Jourdain, étaient à l’occident ?

6o Aurait-il assigné quarante-huit villes aux Lévites dans un pays où il n’y a jamais eu dix villes, & dans un désert où il a toûjours erré sans avoir une maison ?

7o Aurait-il prescrit des règles pour les Rois Juifs, tandis que non seulement il n’y avait point de Rois chez ce peuple, mais qu’ils étaient en horreur, & qu’il n’était pas probable qu’il y en eût jamais ? Quoi ! Moïse aurait donné des préceptes pour la conduite des Rois, qui ne vinrent qu’environ cinq cents années après lui, & il n’aurait rien dit pour les juges & les pontifes qui lui succédèrent ? Cette réflexion ne conduit-elle pas à croire que le Pentateuque a été composé du tems des Rois, & que les cérémonies instituées par Moïse n’avaient été qu’une tradition ?

8o Se pourrait-il faire qu’il eût dit aux Juifs, Je vous ai fait sortir au nombre de six cent mille combattants de la terre d’Égypte, sous la protection de votre Dieu ? Les Juifs ne lui auraient-ils pas répondu, Il faut que vous ayez été bien timide pour ne nous pas mener contre le Pharaon d’Égypte ; il ne pouvait pas nous opposer une armée de deux cent mille hommes. Jamais l’Égypte n’a eu tant de soldats sur pied ; nous l’aurions vaincu sans peine, nous serions les maîtres de son pays ? Quoi ! le Dieu qui vous parle a égorgé pour nous faire plaisir tous les premiers-nés d’Égypte, & s’il y a dans ce pays-là trois cent mille familles, cela fait trois cent mille hommes morts en une nuit pour nous venger ; & vous n’avez pas secondé votre Dieu ? & vous ne nous avez pas donné ce pays fertile que rien ne pouvait défendre ? vous nous avez fait sortir de l’Égypte en larrons & en lâches, pour nous faire périr dans des déserts, entre les précipices & les montagnes ? Vous pouviez nous conduire au moins par le droit chemin dans cette terre de Canaan sur laquelle nous n’avons nul droit, & que vous nous avez promise, & dans laquelle nous n’avons pû encor entrer ?

Il était naturel que de la terre de Gessen nous marchassions vers Tyr & Sidon le long de la Méditerranée ; mais vous nous faites passer l’isthme de Suez presque tout entier ; vous nous faites rentrer en Égypte, remonter jusque par delà Memphis, & nous nous trouvons à Béel Sephon, au bord de la mer Rouge, tournant le dos à la terre de Canaan, ayant marché quatre-vingts lieues dans cette Égypte que nous voulions éviter, & enfin près de périr entre la mer & l’armée de Pharaon !

Si vous aviez voulu nous livrer à nos ennemis, auriez-vous pris une autre route & d’autres mesures ? Dieu nous a sauvés par un miracle, dites-vous ; la mer s’est ouverte pour nous laisser passer ; mais après une telle faveur fallait-il nous faire mourir de faim & de fatigue dans les déserts horribles d’Éthan, de Cadés-Barné, de Mara, d’Élim, d’Oreb & de Sinaï ? Tous nos pères ont péri dans ces solitudes affreuses, & vous nous venez dire au bout de quarante ans que Dieu a eu un soin particulier de nos pères !

Voilà ce que ces Juifs murmurateurs, ces enfans injustes des Juifs vagabonds, morts dans les déserts, auraient pu dire à Moïse, s’il leur avait lu l’Exode & la Genèse. Et que n’auraient-ils pas dû dire & faire à l’article du veau d’or ? Quoi ! vous osez nous conter que votre frère fit un veau pour nos pères, quand vous étiez avec Dieu sur la montagne ; vous qui tantôt nous dites que vous avez parlé à Dieu face à face & tantôt que vous n’avez pu le voir que par derrière ! Mais enfin, vous étiez avec ce Dieu, & votre frère jette en fonte un veau d’or en un seul jour, & nous le donne pour l’adorer ; & au lieu de punir votre indigne frère, vous le faites notre pontife, & vous ordonnez à vos lévites d’égorger vingt-trois mille hommes de votre peuple ; nos pères l’auraient-ils souffert ? se seraient-ils laissé assommer comme des victimes par des prêtres sanguinaires ? Vous nous dites que non content de cette boucherie incroyable, vous avez fait encor massacrer vingt-quatre mille de vos pauvres suivants, parce que l’un d’eux avait couché avec une Madianite ; tandis que vous-même avez épousé une Madianite ; & vous ajoutez que vous êtes le plus doux de tous les hommes. Encore quelques actions de cette douceur, & il ne serait plus resté personne.

Non, si vous aviez été capable d’une telle cruauté, si vous aviez pu l’exercer, vous seriez le plus barbare de tous les hommes, & tous les supplices ne suffiraient pas pour expier un si étrange crime.

Ce sont là, à peu près, les objections que font les savants à ceux qui pensent que Moïse est l’auteur du Pentateuque. Mais on leur répond que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes ; que Dieu a éprouvé, conduit & abandonné son peuple par une sagesse qui nous est inconnue ; que les Juifs eux-mêmes depuis plus de deux mille ans ont cru que Moïse est l’auteur de ces livres ; que l’Église qui a succédé à la Synagogue, & qui est infaillible comme elle, a décidé ce point de controverse, & que les savants doivent se taire, quand l’Église parle.



  1. iv. Reg. viii. 12. 13. 14.
  2. Quæst. 1. 2. 4. 23. &c.
  3. Act. Apost., c. v. 34. 35. 36.
  4. Act. Apost. c. 8. 9.
  5. Socr. Hist. eccl. l. 2. chap. 38.
  6. Ospiniam, page 230.
  7. Est-il bien vrai qu’il y ait eu un Moïse ? Si un homme qui commandait à la nature entière eût existé chez les Égyptiens, de si prodigieux événements n’auraient-ils pas fait la partie principale de l’histoire d’Égypte ? Sanchoniaton, Manéton, Megastène, Hérodote n’en auraient-ils pas parlé ? Joseph l’historien a recueilli tous les témoignages possibles en faveur des Juifs ; il n’ose dire qu’aucun des auteurs qu’il cite, ait dit un seul mot des miracles de Moïse. Quoi ! le Nil aura été changé en sang ; un ange aura égorgé tous les premiers-nés dans l’Égypte ; la mer se sera ouverte, ses eaux auront été suspendues à droite & à gauche, & nul auteur n’en aura parlé ! & les nations auront oublié ces prodiges, & il n’y aura aucun petit peuple d’esclaves barbares qui nous aura conté ces histoires des milliers d’années après l’événement ?

    Quel est donc ce Moïse inconnu à la terre entière jusqu’au tems où un Ptolomée eut, dit-on, la curiosité de faire traduire en grec les écrits des Juifs ? Il y avait un grand nombre de siècles que les fables orientales attribuaient à Bacchus tout ce que les Juifs ont dit de Moïse. Bacchus avait passé la mer Rouge à pied sec, Bacchus avait changé les eaux en sang, Bacchus avait journellement opéré des miracles avec sa verge ; tous ces faits étaient chantés dans les orgies de Bacchus avant qu’on eût le moindre commerce avec les Juifs, avant qu’on sût seulement si ce pauvre peuple avait des livres. N’est-il pas de la plus extrême vraisemblance que ce peuple si nouveau, si longtems errant, si tard connu, établi si tard en Palestine, prît avec la langue phénicienne les fables phéniciennes, sur lesquelles il enchérit encor ainsi que font tous les imitateurs grossiers ? Un peuple si pauvre, si ignorant, si étranger dans tous les arts, pouvait-il faire autre chose que de copier ses voisins ? Ne sait-on pas que jusqu’au nom d’Adonaï, d’Idaho, d’Éloï, ou Éloa, qui signifia Dieu chez la nation juive, tout était phénicien ?