Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/B

Cramer (Tome 1p. 71-93).
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BABEL



La vanité a toûjours élevé les grands monumens. Ce fut par vanité que les hommes bâtirent la belle tour de Babel. Allons, élevons une tour dont le sommet touche au ciel, & rendons notre nom célèbre, avant que nous soyons dispersés dans toute la terre. L’entreprise fut faite du tems d’un nommé Phaleg qui comptait le bon homme Noé pour son cinquième ayeul. L’architecture & tous les arts qui l’accompagnent, avaient fait, comme on voit, de grands progrès en cinq générations. St. Jérôme, le même qui a vu des faunes & des satyres, n’avait pas vû plus que moi la tour de Babel ; mais il assure qu’elle avait vingt mille pieds de hauteur. C’est bien peu de chose. L’ancien livre Jaculte écrit par un des plus doctes Juifs, démontre que sa hauteur était de quatre-vingt un mille pieds Juifs. Et il n’y a personne qui ne sache que le pied Juif était à peu près de la longueur du pied Grec. Cette dimension est bien plus vraisemblable que celle de Jérôme. Cette tour subsiste encor, mais elle n’est plus tout à fait si haute. Plusieurs voyageurs très véridiques l’ont vûe, moi qui ne l’ai point vue, je n’en parlerai pas plus que d’Adam mon grand-père, avec qui je n’ai point eu l’honneur de converser ; mais consultez le révérend père Dom Calmet. C’est un homme d’un esprit fin & d’une profonde philosophie, il vous expliquera la chose. Je ne sais pas pourquoi il est dit dans la Genèse que Babel signifie confusion, car Ba signifie père dans les langues orientales, & Bel signifie Dieu, Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte. Les anciens donnaient ce nom à toutes leurs capitales. Mais il est incontestable que Babel veut dire confusion, soit parce que les architectes furent confondus après avoir élevé leur ouvrage jusqu’à quatre-vingt & un mille pieds Juifs, soit parce que les langues se confondirent, & c’est évidemment depuis ce tems-là que les Allemands n’entendent plus les Chinois ; car il est clair, selon le savant Bochard, que le chinois est originairement la même langue que le haut allemand.

BATÊME



Baptême, mot grec qui signifie immersion. Les hommes qui se conduisent toûjours par les sens, imaginèrent aisément que ce qui lavait le corps, lavait aussi l’ame. Il y avait de grandes cuves dans les souterrains des temples d’Égypte pour les prêtres & pour les initiés. Les Indiens de tems immémorial se sont purifiés dans l’eau du Gange, & cette cérémonie est encor fort en vogue. Elle passa chez les Hébreux ; on y batisait tous les étrangers qui embrassaient la loi Judaïque, & qui ne voulaient pas se soumettre à la circoncision, les femmes surtout, à qui on ne faisait pas cette opération, & qui ne la subissaient qu’en Éthiopie, étaient baptisées ; c’était une régénération ; cela donnait une nouvelle ame, ainsi qu’en Égypte. Voyez sur cela Épiphane, Maimonide, & la Gemmare.

Jean baptisa dans le Jourdain, & même il baptisa Jésus, qui pourtant ne baptisa jamais personne, mais qui daigna consacrer cette ancienne cérémonie. Tout signe est indifférent par lui-même, & Dieu attache sa grace au signe qu’il lui plaît de choisir. Le Batême fut bientôt le premier rite & le sceau de la religion chrétienne. Cependant, les quinze premiers Évêques de Jérusalem furent tous circoncis, il n’est pas sûr qu’ils fussent baptisés.

On abusa de ce sacrement dans les premiers siècles du christianisme ; rien n’était plus commun que d’attendre l’agonie pour recevoir le Batême. L’exemple de l’Empereur Constantin en est une assez bonne preuve. Voici comme il raisonnait. Le Batême purifie tout ; je peux donc tuer ma femme, mon fils & tous mes parents, après quoi je me ferai baptiser, & j’irai au ciel, comme de fait il n’y manqua pas. Cet exemple était dangereux ; peu à peu la coutume s’abolit d’attendre la mort pour se mettre dans le bain sacré.

Les Grecs conservèrent toûjours le Batême par immersion : les Latins vers la fin du huitième siècle, ayant étendu leur religion dans les Gaules & la Germanie, & voyant que l’immersion pouvait faire périr les enfans dans des pays froids, substituèrent la simple aspersion, ce qui les fit souvent anathématiser par l’Église grecque.

On demanda à St. Cyprien évêque de Carthage, si ceux-là étaient réellement baptisés, qui s’étaient fait seulement arroser tout le corps ? il répond dans sa 76e lettre, que plusieurs Églises ne croyaient pas que ces arrosés fussent chrétiens ; que pour lui il pense qu’ils sont chrétiens, mais qu’ils ont une grace infiniment moindre que ceux qui ont été plongés trois fois selon l’usage.

On était initié chez les chrétiens dès qu’on avait été plongé ; avant ce tems on n’était que catéchumène. Il fallait pour être initié avoir des répondants, des cautions, qu’on appelait d’un nom qui répond à parrains, afin que l’Église s’assurât de la fidélité des nouveaux chrétiens, & que les mystères ne fussent point divulgués. C’est pourquoi dans les premiers siècles, les gentils furent généralement aussi mal instruits des mystères des chrétiens, que ceux-ci l’étaient des mystères d’Isis & d’Éleusine.

Cyrille d’Alexandrie, dans son écrit contre l’empereur Julien, s’exprime ainsi ; Je parlerais du Batême si je ne craignais que mon discours ne parvînt à ceux qui ne sont pas initiés.

Dès le second siècle, on commença à batiser des enfans ; il était naturel que les chrétiens désirassent que leurs enfans, qui auraient été damnés sans ce sacrement, en fussent pourvûs. On conclut enfin qu’il fallait le leur administrer au bout de huit jours, parce que chez les Juifs c’était à cet âge qu’ils étaient circoncis. L’Église Grecque est encor dans cet usage. Cependant au troisième siècle la coutume l’emporta de ne se faire batiser qu’à la mort.

Ceux qui mouraient dans la première semaine étaient damnés, selon les Pères de l’Église les plus rigoureux. Mais Pierre Chrisologue au cinquième siècle, imagina les limbes, espèce d’enfer mitigé, & proprement bord d’enfer, faubourg d’enfer, où vont les petits enfans morts sans Batême, & où étaient les patriarches avant la descente de Jésus-Christ aux enfers. De sorte que l’opinion que Jésus-Christ était descendu aux limbes, & non aux enfers, a prévalu depuis.

Il a été agité, si un chrétien dans les déserts d’Arabie pouvait être baptisé avec du sable ; on a répondu que non : si on pouvait baptiser avec de l’eau-rose, & on a décidé qu’il fallait de l’eau pure, que cependant on pouvait se servir d’eau bourbeuse. On voit aisément que toute cette discipline a dépendu de la prudence des premiers pasteurs qui l’ont établie.


Idée des unitaires rigides sur le Batême.

« Il est évident pour quiconque veut raisonner sans préjugé, que le batême n’est ni une marque de grace conférée, ni un sceau d’alliance, mais une simple marque de profession.

« Que le batême n’est nécessaire, ni de nécessité de précepte, ni de nécessité de moyen.

« Qu’il n’a point été institué par Jésus-Christ, & que le chrétien peut s’en passer sans qu’il puisse en résulter pour lui aucun inconvénient.

« Qu’on ne doit pas baptiser les enfans ni les adultes, ni en général aucun homme.

« Que le baptême pouvait être d’usage dans la naissance du christianisme à ceux qui sortaient du paganisme, pour rendre publique leur profession de foi, & en être la marque authentique, mais qu’à présent il est absolument inutile & tout à fait indifférent. »

(Tiré du Dictionnaire encyclopédique à l’article des Unitaires.)

Addition importante.

L’Empereur Julien le philosophe dans son immortelle Satire des Césars, met ces paroles dans la bouche de Constance fils de Constantin : « Quiconque se sent coupable de viol, de meurtre, de rapine, de sacrilège, & de tous les crimes les plus abominables, dès que je l’aurai lavé avec cette eau, il sera net & pur. »

C’est en effet cette fatale doctrine qui engagea tous les Empereurs chrétiens & tous les grands de l’empire à différer leur batême jusqu’à la mort. On croyait avoir trouvé le secret de vivre criminel & de mourir vertueux.

(Tiré de Mr. Boulanger.)
Autre addition.

Quelle étrange idée tirée de la lessive qu’un pot d’eau nettoie tous les crimes ! aujourd’hui qu’on batise tous les enfans, parce qu’une idée non moins absurde les supposa tous criminels, les voilà tous sauvés jusqu’à ce qu’ils aient l’âge de raison & qu’ils puissent devenir coupables. Égorgez-les donc au plus vîte pour leur assurer le paradis. Cette conséquence est si juste qu’il y a eu une secte dévote qui s’en allait empoisonnant ou tuant tous les petits enfans nouvellement baptisés. Ces dévots raisonnaient parfaitement. Ils disaient : « Nous faisons à ces petits innocens le plus grand bien possible. Nous les empêchons d’être méchants & malheureux dans cette vie, & nous leur donnons la vie éternelle. »

(de Mr. l’abbé Nicaise.)

BEAU, BEAUTÉ



Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon ? il vous répondra que c’est la femelle avec deux gros yeux ronds, sortans de sa petite tête, une gueule large & plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté.

Interrogez le diable, il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes & une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias ; il leur faut quelque chose de conforme à l’archétipe du beau en essence, au to kalon.

J’assistais un jour à une tragédie auprès d’un philosophe ; Que cela est beau ! disait-il. Que trouvez-vous là de beau ? lui dis-je ; C’est, dit-il, que l’auteur a atteint son but. Le lendemain il prit une médecine qui lui fit du bien. Elle a atteint son but, lui dis-je ; voilà une belle médecine ! Il comprit qu’on ne peut dire qu’une médecine est belle, & que pour donner à quelque chose le nom de beauté, il faut qu’elle vous cause de l’admiration & du plaisir. Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux sentimens, & que c’était là le to kalon, le beau.

Nous fîmes un voyage en Angleterre : on y joüa la même pièce, parfaitement traduite ; elle fit bâiller tous les spectateurs. Oh, oh, dit-il, le to kalon n’est pas le même pour les Anglais & pour les Français. Il conclut après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif, comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome ; & ce qui est de mode à Paris ne l’est pas à Pékin ; & il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau.


BÊTES



Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines, privées de connaissance & de sentiment, qui font toûjours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, &c !

Quoi, cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, & en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois, n’en sait-il pas plus au bout de ce tems, qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin à qui tu apprends un air, le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un tems considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend & qu’il se corrige ?

Est-ce parce que je te parle, que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien, je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction & celui du plaisir, que j’ai de la mémoire & de la connaissance.

Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, & qui lui témoigne sa joye par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.

Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, & ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mézaraïques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste ; la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.

Mais les maîtres de l’école demandent ce que c’est que l’ame des bêtes ? Je n’entends pas cette question. Un arbre a la faculté de recevoir dans ses fibres sa sève qui circule, de déployer les boutons de ses feuilles & de ses fruits ; me demanderez-vous ce que c’est que l’ame de cet arbre ? il a reçû ces dons ; l’animal a reçu ceux du sentiment, de la mémoire, d’un certain nombre d’idées. Qui a fait tous ces dons ? qui a donné toutes ces facultés ? celui qui fait croître l’herbe des champs, & qui fait graviter la terre vers le soleil.

Les ames des bêtes sont des formes substantielles, a dit Aristote, & après Aristote l’école Arabe, & après l’école Arabe, l’école Angélique, & après l’école Angélique la Sorbonne, & après la Sorbonne personne au monde.

Les ames des bêtes sont matérielles, crient d’autres philosophes. Ceux-là n’ont pas fait plus de fortune que les autres. On leur a en vain demandé ce que c’est qu’une ame matérielle ; il faut qu’ils conviennent que c’est de la matière qui a sensation ; mais qui lui a donné cette sensation ? c’est une ame matérielle, c’est-à-dire que c’est de la matière qui donne de la sensation à de la matière, ils ne sortent pas de ce cercle.

Écoutez d’autres Bêtes raisonnant sur les Bêtes ; leur ame est un être spirituel qui meurt avec le corps : mais quelle preuve en avez-vous ? quelle idée avez-vous de cet être spirituel, qui, à la vérité, a du sentiment, de la mémoire, & sa mesure d’idées & de combinaisons, mais qui ne pourra jamais savoir ce que sait un enfant de six ans. Sur quel fondement imaginez-vous que cet être qui n’est pas corps périt avec le corps ? les plus grandes Bêtes sont ceux qui ont avancé que cette ame n’est ni corps ni esprit. Voilà un beau systême. Nous ne pouvons entendre par esprit que quelque chose d’inconnu qui n’est pas corps. Ainsi le systême de ces messieurs, revient à ceci, que l’ame des bêtes est une substance qui n’est ni corps ni quelque chose qui n’est point corps.

D’où peuvent procéder tant d’erreurs contradictoires ? de l’habitude où les hommes ont toûjours été d’examiner ce qu’est une chose, avant de savoir si elle existe. On appelle la languette, la soupape d’un soufflet, l’ame du soufflet. Qu’est-ce que cette ame ? c’est un nom que j’ai donné à cette soupape qui baisse, laisse entrer l’air, se relève, & le pousse par un tuyau, quand je fais mouvoir le soufflet.

Il n’y a point là une ame distincte de la machine. Mais qui fait mouvoir le soufflet des animaux ? Je vous l’ai déjà dit, celui qui fait mouvoir les astres. Le philosophe qui a dit, Deus est anima brutorum, avait raison : mais il devait aller plus loin.


BIEN.
SOUVERAIN BIEN.



L’Antiquité a beaucoup disputé sur le souverain bien ; autant aurait-il valu demander ce que c’est que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, &c.

Chacun met son bien où il peut, & en a autant qu’il peut à sa façon.

Quid dem, quid non dem, renuis tu quod jubet alter…
Castor gaudet equis, ovo prognatus eodem Pugnis…

Le plus grand bien est celui qui vous délecte avec tant de force, qu’il vous met dans l’impuissance totale de sentir autre chose, comme le plus grand mal est celui qui va jusqu’à nous priver de tout sentiment. Voilà les deux extrêmes de la nature humaine, & ces deux moments sont courts.

Il n’y a ni extrêmes délices, ni extrêmes tourments qui puissent durer toute la vie : le souverain bien & le souverain mal sont des chimères.

Nous avons la belle fable de Crantor ; il fait comparaître aux jeux Olimpiques la richesse, la volupté, la santé, la vertu ; chacune demande la pomme : la richesse dit, C’est moi qui suis le souverain bien, car avec moi on achète tous les biens : la volupté dit, La pomme m’appartient, car on ne demande la richesse que pour m’avoir : la santé assure que sans elle il n’y a point de volupté, & que la richesse est inutile : enfin la vertu représente qu’elle est au-dessus des trois autres, parce qu’avec de l’or, des plaisirs & de la santé, on peut se rendre très misérable si on se conduit mal. La vertu eut la pomme.

La fable est très ingénieuse, mais elle ne résout point la question absurde du souverain bien. La vertu n’est pas un bien, c’est un devoir, elle est d’un genre différent, d’un ordre supérieur ; elle n’a rien à voir aux sensations douloureuses, ou agréables. L’homme vertueux avec la pierre & la goutte, sans appui, sans amis, privé du nécessaire, persécuté, enchaîné par un tyran voluptueux qui se porte bien, est très malheureux ; & le persécuteur insolent qui caresse une nouvelle maîtresse sur son lit de pourpre est très heureux. Dites que le sage persécuté est préférable à son insolent persécuteur, dites que vous aimez l’un, & que vous détestez l’autre ; mais avoüez que le sage dans les fers enrage. Si le sage n’en convient pas, il vous trompe, c’est un charlatan.


TOUT EST BIEN



Ce fut un beau bruit dans les écoles, & même parmi les gens qui raisonnent, quand Leibnitz en paraphrasant Platon bâtit son édifice du meilleur des mondes possibles, & qu’il imagina que tout allait au mieux. Il affirma dans le nord de l’Allemagne que Dieu ne pouvait faire qu’un seul monde. Platon lui avait au moins laissé la liberté d’en faire cinq : par la raison qu’il n’y a que cinq corps solides réguliers, le tétraèdre, ou la pyramide à trois faces, avec la baze égale, le cube, l’hexaèdre, le dodécaèdre, l’icosaèdre. Mais comme notre monde n’est de la forme d’aucun des cinq corps de Platon, il devait permettre à Dieu une sixième manière.

Laissons-là le divin Platon. Leibnitz, qui était assurément meilleur géomètre que lui, & plus profond métaphysicien, rendit donc le service au genre humain de lui faire voir que nous devons être très contens, & que Dieu ne pouvait pas davantage pour nous : qu’il avait nécessairement choisi entre tous les partis possibles, le meilleur, sans contredit.

Que deviendra le péché originel ? lui criait-on. Il deviendra ce qu’il pourra, disaient Leibnitz & ses amis : mais en public il écrivait que le péché originel entrait nécessairement dans le meilleur des mondes.

Quoi ! être chassé d’un lieu de délices, où l’on aurait vécu à jamais, si on n’avait pas mangé une pomme ? Quoi ! faire dans la misère, des enfans misérables qui souffriront tout, qui feront tout souffrir aux autres ? quoi ! éprouver toutes les maladies, sentir tous les chagrins, mourir dans la douleur, & pour rafraîchissement être brûlé dans l’éternité des siècles ; ce partage est-il bien ce qu’il y avait de meilleur ? Cela n’est pas trop bon pour nous ; & en quoi cela peut-il être bon pour Dieu ?

Leibnitz sentait qu’il n’y avait rien à répondre ; aussi fit-il de gros livres dans lesquels il ne s’entendait pas.

Nier qu’il y ait du mal, cela peut être dit en riant par un Lucullus qui se porte bien, & qui fait un bon dîner avec ses amis & sa maîtresse dans le salon d’Apollon ; mais, qu’il mette la tête à la fenêtre, il verra des malheureux, qu’il ait la fièvre, il le sera lui-même.

Je n’aime point à citer ; c’est d’ordinaire une besogne épineuse ; on néglige ce qui précède & ce qui suit l’endroit qu’on cite, & on s’expose à mille querelles ; il faut pourtant que je cite Lactance, Père de l’Église, qui dans son chap. 13. de la colère de Dieu, fait parler ainsi Épicure. « Ou Dieu veut ôter le mal de ce monde, & ne le peut : ou il le peut, & ne le veut pas ; ou il ne le peut, ni ne le veut ; ou enfin il le veut & le peut. S’il le veut & ne le peut pas, c’est impuissance, ce qui est contraire à la nature de Dieu ; s’il le peut & ne le veut pas, c’est méchanceté, & cela est non moins contraire à sa nature ; s’il ne le veut ni ne le peut, c’est à la fois méchanceté & impuissance ; s’il le veut & le peut (ce qui seul de ces parties convient à Dieu), d’où vient donc le mal sur la terre ? »

L’argument est pressant, aussi Lactance y répond fort mal, en disant que Dieu veut le mal, mais qu’il nous a donné la sagesse avec laquelle on acquiert le bien. Il faut avouer que cette réponse est bien faible en comparaison de l’objection ; car elle suppose que Dieu ne pouvait donner la sagesse qu’en produisant le mal ; & puis, nous avons une plaisante sagesse !

L’origine du mal a toûjours été un abîme dont personne n’a pû voir le fond. C’est ce qui réduisit tant d’anciens philosophes & des législateurs à recourir à deux principes, l’un bon, l’autre mauvais. Tiphon était le mauvais principe chez les Égyptiens, Arimane chez les Perses. Les manichéens adoptèrent, comme on sait, cette théologie ; mais comme ces gens-là n’avaient jamais parlé ni au bon, ni au mauvais principe, il ne faut pas les en croire sur leur parole.

Parmi les absurdités dont ce monde regorge, & qu’on peut mettre au nombre de nos maux, ce n’est pas une absurdité légère, que d’avoir supposé deux êtres tout-puissants, se battant à qui des deux mettrait plus du sien dans ce monde, & faisant un traité comme les deux médecins de Molière : passez-moi l’émétique, & je vous passerai la saignée.

Basilide, après les Platoniciens, prétendit, dès le premier siècle de l’Église, que Dieu avait donné notre monde à faire à ses derniers anges ; & que ceux-ci n’étant pas habiles, firent les choses telles que nous les voyons. Cette fable théologique tombe en poussière par l’objection terrible, qu’il n’est pas dans la nature d’un Dieu tout-puissant & tout sage, de faire bâtir un monde par des architectes qui n’y entendent rien.

Simon qui a senti l’objection, la prévient en disant, que l’ange qui présidait à l’atelier est damné pour avoir si mal fait son ouvrage ; mais la brûlure de cet ange ne nous guérit pas.

L’avanture de Pandore chez les Grecs, ne répond pas mieux à l’objection. La boëte où se trouvent tous les maux, & au fond de laquelle reste l’espérance, est à la vérité une allégorie charmante ; mais cette Pandore ne fut faite par Vulcain que pour se venger de Prométhée, qui avait fait un homme avec de la bouë.

Les Indiens n’ont pas mieux rencontré ; Dieu ayant créé l’homme, il lui donna une drogue qui lui assurait une santé permanente ; l’homme chargea son âne de la drogue, l’âne eut soif, le serpent lui enseigna une fontaine, & pendant que l’âne buvait, le serpent prit la drogue pour lui.

Les Syriens imaginèrent que l’homme & la femme ayant été créés dans le quatrième ciel, ils s’avisèrent de manger d’une galette, au lieu de l’ambroisie qui était leur mêts naturel. L’ambroisie s’exhalait par les pores, mais après avoir mangé de la galette, il fallait aller à la selle. L’homme & la femme prièrent un ange de leur enseigner où était la garderobe. Voyez-vous, leur dit l’ange, cette petite planète, grande comme rien, qui est à quelque soixante millions de lieües d’ici, c’est là le privé de l’univers, allez-y au plus vite : ils y allèrent, on les y laissa ; & c’est depuis ce tems que notre monde fut ce qu’il est.

On demandera toûjours aux Syriens, pourquoi Dieu permit que l’homme mangeât la galette, & qu’il nous en arrivât une foule de maux si épouvantables ?

Je passe vite de ce quatrième ciel à Mylord Bolingbroke, pour ne pas m’ennuyer. Cet homme, qui avait sans doute un grand génie, donna au célèbre Pope son plan du tout est bien, qu’on retrouve en effet mot pour mot dans les œuvres posthumes de Mylord Bolingbroke, & que Mylord Shaftsbury avait auparavant inséré dans ses caractéristiques. Lisez dans Shaftsbury le chapitre des moralistes, vous y verrez ces paroles.

« On a beaucoup à répondre à ces plaintes des défauts de la nature. Comment est-elle sortie si impuissante & si défectueuse des mains d’un être parfait ? mais je nie qu’elle soit défectueuse… sa beauté résulte des contrariétés, & la concorde universelle naît d’un combat perpétuel… Il faut que chaque être soit immolé à d’autres ; les végétaux aux animaux, les animaux à la terre… & les loix du pouvoir central & de la gravitation, qui donnent aux corps célestes leur poids & leur mouvement, ne seront point dérangées pour l’amour d’un chétif animal, qui tout protégé qu’il est par ces mêmes loix, sera bientôt par elles réduit en poussière. »

Bolingbroke, Shaftsbury, & Pope, leur metteur en œuvre, ne résolvent pas mieux la question que les autres : leur tout est bien, ne veut dire autre chose, sinon que le tout est dirigé par des loix immuables ; qui ne le sait pas ? vous ne nous apprenez rien quand vous remarquez après tous les petits enfans, que les mouches sont nées pour être mangées par des araignées, les araignées par les hirondelles, les hirondelles par les pies-grièches, les pies-grièches par les aigles, les aigles pour être tués par les hommes, les hommes pour se tuer les uns les autres, & pour être mangés par les vers, & ensuite par les diables, au moins mille sur un.

Voilà un ordre net & constant parmi les animaux de toute espèce ; il y a de l’ordre partout. Quand une pierre se forme dans ma vessie, c’est une mécanique admirable, des sucs pierreux passent petit à petit dans mon sang, ils se filtrent dans les reins, passent par les urètres, se déposent dans ma vessie, s’y assemblent par une excellente attraction Newtonienne ; le caillou se forme, se grossit, je souffre des maux mille fois pires que la mort, par le plus bel arrangement du monde ; un chirurgien ayant perfectionné l’art inventé par Tubal-Caïn, vient m’enfoncer un fer aigu & tranchant dans le périnée, saisit ma pierre avec ses pincettes, elle se brise sous ses efforts par un mécanisme nécessaire ; & par le même mécanisme je meurs dans des tourments affreux ; tout cela est bien, tout cela est la suite évidente des principes physiques inaltérables, j’en tombe d’accord, & je le savais comme vous.

Si nous étions insensibles, il n’y aurait rien à dire à cette physique. Mais ce n’est pas cela dont il s’agit ; nous vous demandons s’il n’y a point de maux sensibles, & d’où ils viennent ? Il n’y a point de maux, dit Pope dans sa quatrième épitre sur le tout est bien ; s’il y a des maux particuliers, ils composent le bien général.

Voilà un singulier bien général, composé de la pierre, de la goutte, de tous les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, & de la damnation.

La chûte de l’homme est l’emplâtre que nous mettons à toutes ces maladies particulières du corps & de l’ame, que vous appelez santé générale ; mais Shaftsbury & Bolingbroke se moquent du péché originel ; Pope n’en parle point ; il est clair que leur systême sape la religion chrétienne par ses fondements, & n’explique rien du tout.

Cependant, ce systême a été approuvé depuis peu par plusieurs théologiens, qui admettent volontiers les contraires ; à la bonne heure, il ne faut envier à personne la consolation de raisonner comme il peut sur le déluge de maux qui nous inonde. Il est juste d’accorder aux malades désespérés, de manger de ce qu’ils veulent. On a été jusqu’à prétendre que ce systême est consolant. Dieu, dit Pope, voit d’un même œil périr le héros & le moineau, un atôme, ou mille planètes précipitées dans la ruine, une boule de savon, ou un monde se former.

Voilà, je vous l’avouë, une plaisante consolation ; ne trouvez-vous pas un grand lénitif dans l’ordonnance de Mylord Shaftsbury, qui dit que Dieu n’ira pas déranger ses loix éternelles pour un animal aussi chétif que l’homme ? Il faut avoüer du moins que ce chétif animal a droit de crier humblement, & de chercher à comprendre en criant, pourquoi ces loix éternelles ne sont pas faites pour le bien-être de chaque individu ?

Ce systême du tout est bien, ne représente l’auteur de toute la nature, que comme un roi puissant & mal-faisant, qui ne s’embarrasse pas qu’il en coûte la vie à quatre ou cinq cent mille hommes, & que les autres traînent leurs jours dans la disette & dans les larmes, pourvû qu’il vienne à bout de ses desseins.

Loin donc que l’opinion du meilleur des mondes possibles console, elle est désespérante pour les philosophes qui l’embrassent. La question du bien & du mal, demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent : ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes. Pour le peuple non pensant, il ressemble assez à des poissons qu’on a transportés d’une rivière dans un réservoir ; ils ne se doutent pas qu’ils sont là pour être mangés le carême ; aussi ne savons-nous rien du tout par nous-mêmes des causes de notre destinée.

Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges romains quand ils n’entendaient pas une cause, N. L. non liquet, Cela n’est pas clair.


BORNES DE L’ESPRIT
HUMAIN



Elles sont partout, pauvre docteur. Veux-tu savoir comment ton bras & ton pied obéïssent à ta volonté, & comment ton foie n’y obéït pas ? cherches-tu comment la pensée se forme dans ton chétif entendement, & cet enfant dans l’uterus de cette femme ? Je te donne du tems pour me répondre ; qu’est-ce que la matière ? tes pareils ont écrit dix mille volumes sur cet article ; ils ont trouvé quelques qualités de cette substance : les enfans les connaissent comme toi : mais cette substance, qu’est-ce au fond ? & qu’est-ce que tu as nommé esprit, du mot latin qui veut dire souffle, ne pouvant faire mieux parce que tu n’en as pas d’idée ?

Regarde ce grain de bled que je jette en terre, & dis-moi comment il se relève pour produire un tuyau chargé d’un épi. Apprends-moi comment la même terre produit une pomme au haut de cet arbre, & une châtaigne à l’arbre voisin ; je pourrais te faire un in-folio de questions, auxquelles tu ne devrais répondre que par quatre mots, Je n’en sais rien.

Et cependant tu as pris tes degrés, & tu es fourré, & ton bonnet l’est aussi, & on t’appelle maître. Et cet orgueilleux imbécille, revêtu d’un petit emploi, dans une petite ville, croit avoir acquis le droit de juger & de condamner ce qu’il n’entend pas.

La devise de Montagne était, Que sais-je ? & la tienne est, Que ne sais-je pas ?