Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Grace

Cramer (Tome 1p. 322-325).
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GRACE.



Sacrés consulteurs de Rome moderne, illustres & infaillibles théologiens, personne n’a plus de respect que moi pour vos divines décisions ; mais si Paul Émile, Scipion, Caton, Cicéron, César, Titus, Trajan, Marc-Aurèle, revenaient dans cette Rome qu’ils mirent autrefois en quelque crédit, vous m’avouerez qu’ils seraient un peu étonnés de vos décisions sur la grace. Que diraient-ils, s’ils entendaient parler de la grace de santé selon St. Thomas, & de la grace médicinale selon Cajetan ; de la grace extérieure, & intérieure, de la gratuite, de la sanctifiante, de l’actuelle, de l’habituelle, de la coopérante, de l’efficace qui quelquefois est sans effet, de la suffisante qui quelquefois ne suffit pas, de la versatile, & de la congrue ? en bonne foi, y comprendraient-ils plus que vous & moi ?

Quel besoin auraient ces pauvres gens, de vos sublimes instructions ? Il me semble que je les entends dire ;

Mes Révérends Pères, vous êtes de terribles génies : nous pensions sottement que l’Être éternel ne se conduit jamais par des loix particulières comme les vils humains, mais par ses loix générales, éternelles comme lui. Personne n’a jamais imaginé parmi nous, que Dieu fût semblable à un maître insensé qui donne un pécule à un esclave, & refuse la nourriture à l’autre ; qui ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cu-de jatte d’être son courrier.

Tout est grace de la part de Dieu ; il a fait au globe que nous habitons la grace de le former ; aux arbres, la grace de les faire croître ; aux animaux celle de les nourrir ; mais dira-t-on que si un loup trouve dans son chemin un agneau pour son souper, & qu’un autre loup meure de faim, Dieu a fait à ce premier loup une grace particulière ? S’est-il occupé par une grace prévenante à faire croître un chêne, préférablement à un autre chêne à qui la sève a manqué ? Si dans toute la nature, tous les êtres sont soumis aux loix générales, comment une seule espèce d’animaux n’y serait-elle pas soumise ?

Pourquoi le maître absolu de tout, aurait-il été plus occupé à diriger l’intérieur d’un seul homme, qu’à conduire le reste de la nature entière ? Par quelle bizarrerie changerait-il quelque chose dans le cœur d’un Courlandais ou d’un Biscayen, pendant qu’il ne change rien aux loix qu’il a imposées à tous les astres ?

Quelle pitié de supposer qu’il fait, défait, refait continuellement des sentimens dans nous ! & quelle audace de nous croire exceptés de tous les êtres ! Encore n’est-ce que pour ceux qui se confessent, que tous ces changements sont imaginés. Un Savoyard, un Bergamasque aura le lundi la grace de faire dire une messe pour douze sous ; le mardi il ira au cabaret, & la grace lui manquera ; le mercredi il aura une grace coopérante qui le conduira à confesse ; mais il n’aura point la grace efficace de la contrition parfaite ; le jeudi ce sera une grace suffisante qui ne lui suffira point, comme on l’a déjà dit. Dieu travaillera continuellement dans la tête de ce Bergamasque, tantôt avec force, tantôt faiblement, & le reste de la terre ne lui sera de rien ! il ne daignera pas se mêler de l’intérieur des Indiens & des Chinois ! S’il vous reste un grain de raison, mes Révérends Pères, ne trouvez-vous pas ce systême prodigieusement ridicule ?

Malheureux, voyez ce chêne qui porte sa tête aux nuës, & ce roseau qui rempe à ses piés ; vous ne dites pas que la grace efficace a été donnée au chêne, & a manqué au roseau. Levez les yeux au ciel, voyez l’éternel Démiurgos créant des millions de mondes qui gravitent tous les uns vers les autres, par des loix générales & éternelles. Voyez la même lumière se réfléchir du soleil à Saturne, & de Saturne à nous ; & dans cet accord de tant d’astres emportés par un cours rapide, dans cette obéissance générale de toute la nature, osez croire, si vous pouvez, que Dieu s’occupe de donner une grace versatile à sœur Thérèse & une grace concomitante à sœur Agnès !

Atome, à qui un sot atome a dit que l’Éternel a des loix particulières pour quelques atomes de ton voisinage, qu’il donne sa grace à celui-là, & la refuse à celui-ci ; que tel qui n’avait pas la grace hier, l’aura demain ; ne répète pas cette sottise. Dieu a fait l’univers, & ne va point créer des vents nouveaux pour remuer quelques brins de paille dans un coin de cet univers. Les théologiens sont comme les combattants chez Homère, qui croyaient que les dieux s’armaient tantôt contre eux, tantôt en leur faveur. Si Homère n’était pas considéré comme poëte, il le serait comme blasphémateur.

C’est Marc-Aurèle qui parle, ce n’est pas moi ; car Dieu qui vous inspire, me fait la grace de croire tout ce que vous dites, tout ce que vous avez dit, & tout ce que vous direz.