Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Fausseté des vertus humaines

Cramer (Tome 1p. 286-287).

FAUSSETÉ
DES VERTUS HUMAINES.



Quand le duc de la Rochefoucault eut écrit ses pensées sur l’amour-propre, & qu’il eut mis à découvert ce ressort de l’homme, un monsieur Esprit, de l’oratoire, écrivit un livre captieux, intitulé, De la fausseté des vertus humaines. Cet Esprit dit qu’il n’y a point de vertu ; mais par grace il termine chaque chapitre en renvoyant à la charité chrétienne. Ainsi selon le Sieur Esprit, ni Caton, ni Aristide, ni Marc-Aurèle, ni Épictète, n’étaient des gens de bien : mais on n’en peut trouver que chez les Chrétiens. Parmi les Chrétiens il n’y a de vertu que chez les Catholiques ; parmi les Catholiques, il fallait encor en excepter les Jésuites, ennemis des oratoriens ; partant la vertu ne se trouvait guère que chez les ennemis des jésuites.

Ce Mr. Esprit commence par dire, que la prudence n’est pas une vertu ; & sa raison est qu’elle est souvent trompée. C’est comme si on disait que César n’était pas un grand capitaine, parce qu’il fut battu à Dirrachium.

Si Mr. Esprit avait été philosophe, il n’aurait pas examiné la prudence comme une vertu, mais comme un talent, comme une qualité utile, heureuse ; car un scélérat peut être très prudent, & j’en ai connu de cette espèce. Ô la rage de prétendre que

Nul n’aura de vertu que nous & nos amis !

Qu’est-ce que la vertu, mon ami ? C’est de faire du bien. Fai-nous-en, & cela suffit. Alors nous te ferons grace du motif. Quoi ! selon toi, il n’y aura nulle différence entre le président de Thou, & Ravaillac ? entre Cicéron & ce Popilius auquel il avait sauvé la vie, & qui lui coupa la tête pour de l’argent ? & tu déclareras Épictète & Porphyre des coquins, pour n’avoir pas suivi nos dogmes ? Une telle insolence révolte. Je n’en dirai pas davantage, car je me mettrais en colère.