Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Abraham

Cramer (Tome 1p. 11-16).
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ABRAHAM.



Abraham est un de ces noms célèbres dans l’Asie mineure, & dans l’Arabie, comme Thaut chez les Égyptiens, le premier Zoroastre dans la Perse, Hercule en Grèce, Orphée dans la Thrace, Odin chez les nations septentrionales, & tant d’autres plus connus par leur célébrité, que par une histoire bien avérée. Je ne parle ici que de l’histoire profâne ; car pour celle des Juifs nos maîtres & nos ennemis, que nous croyons & que nous détestons, comme l’histoire de ce peuple a été visiblement écrite par le Saint-Esprit lui-même, nous avons pour elle les sentimens que nous devons avoir. Nous ne nous adressons ici qu’aux Arabes ; ils se vantent de descendre d’Abraham par Ismaël ; ils croient que ce patriarche bâtit la Mecque, & qu’il mourut dans cette ville. Le fait est que la race d’Ismaël a été infiniment plus favorisée de Dieu que la race de Jacob. L’une & l’autre race a produit à la vérité des voleurs ; mais les voleurs Arabes ont été prodigieusement supérieurs aux voleurs Juifs. Les descendants de Jacob ne conquirent qu’un très petit pays qu’ils ont perdu ; & les descendants d’Ismaël ont conquis une partie de l’Asie, de l’Europe & de l’Afrique, ont établi un empire plus vaste que celui des Romains, & ont chassé les Juifs de leurs cavernes, qu’ils appellaient la terre de promission.

À ne juger des choses que par les exemples de nos histoires modernes, il serait assez difficile qu’Abraham eût été le père de deux nations si différentes ; on nous dit qu’il était né en Caldée, & qu’il était fils d’un pauvre potier, qui gagnait sa vie à faire des petites idoles de terre. Il n’est guère vraisemblable que le fils de ce potier soit allé fonder la Mecque à quatre cents lieuës de là sous le tropique, en passant par des déserts impraticables. S’il fut un conquérant, il s’adressa sans doute au beau pays de l’Assyrie ; & s’il ne fut qu’un pauvre homme, comme on nous le dépeint, il n’a pas fondé des royaumes hors de chez lui.

La Genèse rapporte qu’il avait soixante & quinze ans lorsqu’il sortit du pays d’Aran après la mort de son père Tharé le potier. Mais la même Genèse dit aussi que Tharé ayant engendré Abraham à soixante & dix ans, ce Tharé vécut jusqu’à deux cent cinq ans, & qu’Abraham ne partit d’Aran qu’après la mort de son père. À ce compte il est clair par la Genèse même qu’Abraham était âgé de cent trente-cinq ans quand il quitta la Mésopotamie. Il alla d’un pays qu’on nomme idolâtre dans un autre pays idolâtre nommé Sichem en Palestine. Pourquoi y alla-t-il ? Pourquoi quitta-t-il les bords fertiles de l’Euphrate pour une contrée aussi éloignée, aussi stérile & pierreuse que celle de Sichem ? La langue Caldéenne devait être fort différente de celle de Sichem, ce n’était point un lieu de commerce ; Sichem est éloigné de la Caldée de plus de cent lieuës : il faut passer des déserts pour y arriver : mais Dieu voulait qu’il fît ce voyage ; il voulait lui montrer la terre que devaient occuper ses descendants plusieurs siècles après lui. L’esprit humain comprend avec peine les raisons d’un tel voyage.

À peine est-il arrivé dans le petit pays montagneux de Sichem, que la famine l’en fait sortir. Il va en Égypte avec sa femme chercher de quoi vivre. Il y a deux cents lieuës de Sichem à Memphis ; est-il naturel qu’on aille demander du blé si loin & dans un pays dont on n’entend point la langue ? voilà d’étranges voyages entrepris à l’âge de près de cent quarante années.

Il amène à Memphis sa femme Sara, qui était extrêmement jeune & presque enfant en comparaison de lui, car elle n’avait que soixante-cinq ans. Comme elle était très belle, il résolut de tirer parti de sa beauté ; Feignez que vous êtes ma sœur, lui dit-il, afin qu’on me fasse du bien à cause de vous. Il devait bien plutôt lui dire, Feignez que vous êtes ma fille. Le roi devint amoureux de la jeune Sara, & donna au prétendu frère beaucoup de brebis, de bœufs, d’ânes, d’ânesses, de chameaux, de serviteurs, de servantes : ce qui prouve que l’Égypte dès lors était un royaume très puissant & très policé, par conséquent très ancien, & qu’on récompensait magnifiquement les frères qui venaient offrir leurs sœurs aux rois de Memphis.

La jeune Sara avait quatre-vingt-dix ans quand Dieu lui promit qu’Abraham, qui en avait alors cent soixante, lui ferait un enfant dans l’année.

Abraham, qui aimait à voyager, alla dans le désert horrible de Cadés avec sa femme grosse, toûjours jeune & toûjours jolie. Un roi de ce désert ne manqua pas d’être amoureux de Sara comme le roi d’Égypte l’avait été. Le père des croyants fit le même mensonge qu’en Égypte : il donna sa femme pour sa sœur, & eut encor de cette affaire des brebis, des bœufs, des serviteurs & des servantes. On peut dire que cet Abraham devint fort riche du chef de sa femme. Les commentateurs ont fait un nombre prodigieux de volumes pour justifier la conduite d’Abraham, & pour concilier la chronologie. Il faut donc renvoyer le lecteur à ces commentaires. Ils sont tous composés par des esprits fins & délicats, excellents métaphysiciens, gens sans préjugé, & point du tout pédants.

Au reste ce nom Bram, Abram, était fameux dans l’Inde & dans la Perse : plusieurs doctes prétendent même que c’était le même législateur que les Grecs appelèrent Zoroastre. D’autres disent que c’était le Brama des Indiens : ce qui n’est pas démontré.

Mais ce qui paraît fort raisonnable à beaucoup de savants, c’est que cet Abraham était Caldéen ou Persan : les Juifs dans la suite des tems se vantèrent d’en être descendus, comme les Francs descendent d’Hector, & les Bretons de Tubal. Il est constant que la nation Juive était une horde très moderne ; qu’elle ne s’établit vers la Phénicie que très tard ; qu’elle était entourée de peuples anciens ; qu’elle adopta leur langue ; qu’elle prit d’eux jusqu’au nom d’Israël, lequel est Caldéen, suivant le témoignage même du Juif Flavien Joseph. On sait qu’elle prit jusqu’aux noms des anges chez les Babyloniens ; qu’enfin elle n’appela Dieu du nom d’Éloï, ou Éloa, d’Adonaï, de Jehova ou Hiao que d’après les Phéniciens.

Elle ne connut probablement le nom d’Abraham ou d’Ibrahim que par les Babyloniens ; car l’ancienne religion de toutes les contrées depuis l’Euphrate jusqu’à l’Oxus était appelée Kish Ibrahim, Millat Ibrahim. C’est ce que toutes les recherches faites sur les lieux par le savant Hide nous confirment.

Les Juifs firent donc de l’histoire & de la fable ancienne, ce que leurs fripiers font de leurs vieux habits, ils les retournent & les vendent comme neufs le plus chèrement qu’ils peuvent.

C’est un singulier exemple de la stupidité humaine que nous ayons si longtems regardé les Juifs comme une nation qui avait tout enseigné aux autres, tandis que leur historien Joseph avoue lui-même le contraire.

Il est difficile de percer dans les ténèbres de l’antiquité ; mais il est évident que tous les royaumes de l’Asie étaient très florissants avant que la horde vagabonde des Arabes appelés Juifs, possédât un petit coin de terre en propre, avant qu’elle eût une ville, des loix & une religion fixe. Lors donc qu’on voit un ancien rite, une ancienne opinion établie en Égypte ou en Asie, & chez les Juifs, il est bien naturel de penser que le petit peuple nouveau, ignorant, grossier, toûjours privé des arts, a copié, comme il a pu, la nation antique, florissante & industrieuse.

C’est sur ce principe qu’il faut juger la Judée, la Biscaye, Cornouailles, Bergame, le pays d’Arlequin &c. : certainement la triomphante Rome n’imita rien de la Biscaye, de Cornouailles, ni de Bergame ; & il faut être ou un grand ignorant, ou un grand fripon, pour dire que les Juifs enseignèrent les Grecs.

(Article tiré de Mr. Freret.)