Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Vertu

Éd. Garnier - Tome 20



VERTU.
SECTION PREMIÈRE[1].

On dit de Marcus Brutus qu’avant de se tuer il prononça ces paroles : Ô vertu ! j’ai cru que tu étais quelque chose ; mais tu n’es qu’un vain fantôme ! »

Tu avais raison, Brutus, si tu mettais la vertu à être chef de parti et l’assassin de ton bienfaiteur, de ton père Jules César ; mais si tu avais fait consister la vertu à ne faire que du bien à ceux qui dépendaient de toi, tu ne l’aurais pas appelée fantôme, et tu ne te serais pas tué de désespoir.

« Je suis très-vertueux, dit cet excrément de théologie, car j’ai les quatre vertus cardinales, et les trois théologales. » Un honnête homme lui demande : « Qu’est-ce que vertu cardinale ? » L’autre répond : « C’est force, prudence, tempérance, et justice. »

l’honnête homme.

Si tu es juste, tu as tout dit ; ta force, ta prudence, ta tempérance, sont des qualités utiles. Si tu les as, tant mieux pour toi ; mais si tu es juste, tant mieux pour les autres. Ce n’est pas encore assez d’être juste, il faut être bienfaisant : voilà ce qui est véritablement cardinal. Et tes théologales, qui sont-elles ?

l’excrément.

Foi, espérance, charité.

l’honnête homme.

Est-ce vertu de croire ? Ou ce que tu crois te semble vrai, et en cas il n’y a nul mérite à le croire ; ou il le semble faux, et alors il est impossible que tu le croies.

L’espérance ne saurait être plus vertu que la crainte : on craint et on espère, selon qu’on nous promet ou qu’on nous menace. Pour la charité, n’est-ce pas ce que les Grecs et les Romains entendaient par humanité, amour du prochain ? Cet amour n’est rien s’il n’est agissant : la bienfaisance est donc la seule vraie vertu.

l’excrément.

Quelque sot ! vraiment oui, j’irai me donner bien du tourment pour servir les hommes, et il ne m’en reviendrait rien ! chaque peine mérite salaire. Je ne prétends pas faire la moindre action honnête, à moins que je ne sois sûr du paradis.

Quis enim virtutem amplectitur ipsam
Præmia si tollas ?

(Juvénal, sat. X, vers 141.)

Qui pourra suivre la vertu
Si vous ôtez la récompense ?

l’honnête homme.

Ah, maître ! c’est-à-dire que si vous n’espériez pas le paradis, et si vous ne redoutiez pas l’enfer, vous ne feriez jamais aucune bonne œuvre. Vous me citez des vers de Juvénal pour me prouver que vous n’avez que votre intérêt en vue. En voici de Racine, qui pourront vous faire voir au moins qu’on peut trouver dès ce monde sa récompense en attendant mieux.

Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
Partout en ce moment on me bénit, on m’aime !
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !
Tels étaient vos plaisirs.

(Racine, Britannicus, acte IV, scène ii.)

Croyez-moi, maître, il y a deux choses qui méritent d’être aimées pour elles-mêmes : Dieu et la vertu.

l’excrément.

Ah, monsieur ! vous êtes féneloniste.

l’honnête homme.

Oui, maître.

l’excrément.

J’irai vous dénoncer à l’official de Meaux.

l’honnête homme.

Va, dénonce. »

SECTION II[2].

Qu’est-ce que vertu ? Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral ; je suis en danger, tu me secours ; on me trompe, tu me dis la vérité ; on me néglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis ; je t’appellerai sans difficulté vertueux. Mais que deviendront les vertus cardinales et théologales ? Quelques-unes resteront dans les écoles.

Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes : tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite. Tu as la foi et l’espérance, et je t’en félicite encore davantage : elles te procureront la vie éternelle. Tes vertus théologales sont des dons célestes ; tes cardinales sont d’excellentes qualités qui servent à te conduire ; mais elles ne sont point vertus par rapport à ton prochain. Le prudent se fait du bien, le vertueux en fait aux hommes. Saint Paul a eu raison de le dire que la charité l’emporte sur la foi, sur l’espérance.

Mais quoi, n’admettra-t-on de vertus que celles qui sont utiles au prochain ? Eh ! comment puis-je en admettre d’autres ? Nous vivons en société ; il n’y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revêtu d’un cilice : eh bien, il sera saint ; mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu’il est seul, il n’est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n’est rien pour nous. Si saint Bruno a mis la paix dans les familles, s’il a secouru l’indigence, il a été vertueux ; s’il a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n’a nulle part à ce commerce ne doit point être compté. Si ce saint était dans le monde, il ferait du bien sans doute ; mais tant qu’il n’y sera pas, le monde aura raison de ne lui pas donner le nom de vertueux : il sera bon pour lui, et non pour nous.

Mais, me dites-vous, si un solitaire est gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, il est vicieux : il est donc vertueux s’il a les qualités contraires. C’est de quoi je ne puis convenir : c’est un très-vilain homme s’il a les défauts dont vous parlez ; mais il n’est point vicieux, méchant, punissable par rapport à la société, à qui ses infamies ne font aucun mal. Il est à présumer que s’il rentre dans la société il y fera du mal, qu’il y sera très-vicieux ; et il est même bien plus probable que ce sera un méchant homme qu’il n’est sûr que l’autre solitaire tempérant et chaste sera un homme de bien : car dans la société les défauts augmentent, et les bonnes qualités diminuent.

On fait une objection bien plus forte ; Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là.

Quelques théologiens disent que le divin empereur Antonin n’était pas vertueux ; que c’était un stoïcien entêté, qui, non content de commander aux hommes, voulait encore être estimé d’eux ; qu’il rapportait à lui-même le bien qu’il faisait au genre humain ; qu’il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfaisant par vanité, et qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus ; je m’écrie alors : Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons !


  1. Faisait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)