Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Tonnerre

Éd. Garnier - Tome 20
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TONNERRE[1].
SECTION PREMIÈRE.

Vidi et crudeles dantem Salmonea pœnas,
Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi, etc.

(Virg., Æn., liv. VI, v. 585.)

À d’éternels tourments je te vis condamnée,
Superbe impiété du tyran Salmonée.
Rival de Jupiter, il crut lui ressembler,
Il imita la foudre, et ne put l’égaler ;
De la foudre des dieux il fut frappé lui-même, etc.

Ceux qui ont inventé et perfectionné l’artillerie sont bien d’autres Salmonées. Un canon de vingt-quatre livres de balle peut faire et a fait souvent plus de ravage que cent coups de tonnerre ; cependant aucun canonnier n’a été jusqu’à présent foudroyé par Jupiter pour avoir voulu imiter ce qui se passe dans l’atmosphère.

Nous avons vu[2] que Polyphème, dans une pièce d’Euripide, se vante de faire plus de bruit que le tonnerre de Jupiter, quand il a bien soupé. Boileau, plus honnête que Polyphème, dit dans sa première satire (vers 161) :

Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne...

Je ne sais pourquoi il est si étonné de l’autre monde, puisque toute l’antiquité y avait cru. Étonne n’était pas le mot propre, c’était alarme. Il croit que c’est Dieu qui tonne ; mais il tonne comme il grêle, comme il envoie la pluie et le beau temps, comme il opère tout, comme il fait tout ; ce n’est point parce qu’il est facile qu’il envoie le tonnerre et la pluie. Les anciens peignaient Jupiter prenant le tonnerre, composé de trois flèches brûlantes, dans la patte de son aigle, et le lançant sur ceux à qui il en voulait. La saine raison n’est pas d’accord avec ces idées poétiques.

Le tonnerre est, comme tout le reste, l’effet nécessaire des lois de la nature, prescrites par son auteur ; il n’est qu’un grand phénomène électrique : Franklin le force à descendre tranquillement sur la terre ; il tombe sur le professeur Richman comme sur les rochers et sur les églises ; et s’il foudroya Ajax Oïlée, ce n’est pas assurément parce que Minerve était irritée contre lui.

S’il était tombé sur Cartouche ou sur l’abbé Desfontaines, on n’aurait pas manqué de dire : Voilà comme Dieu punit les voleurs et les sodomites. Mais c’est un préjugé utile de faire craindre le ciel aux pervers.

Aussi tous nos poëtes tragiques, quand ils veulent rimer à poudre ou à résoudre, se servent-ils immanquablement de la foudre, et font gronder le tonnerre s’il s’agit de rimer à terre.

Thésée, dans Phèdre, dit à son fils (acte IV, sc. ii) :

Monstre qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.

Sévère, dans Polyeucte, sans même avoir besoin de rimer, dès qu’il apprend que sa maîtresse est mariée, dit à son ami Fabian (acte. II, scène ire) :

Soutiens-moi, Fabian, ce coup de foudre est grand.

Pour diminuer l’horrible idée d’un coup de tonnerre qui n’a nulle ressemblance à une nouvelle mariée, il ajoute que ce coup de tonnerre

Le frappe d’autant plus, que plus il le surprend.

Il dit ailleurs au même Fabian (acte IV, scène vi) :

Qu’est ceci, Fabian ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir, et le réduit en poudre ?

Un espoir réduit en poudre devait étonner le parterre.

Lusignan, dans Zaïre, prie Dieu

Que la foudre en éclats ne tombe que sur lui[3].

Agénor[4], en parlant de sa sœur, commence par dire que

Pour lui livrer la guerre
Sa vertu lui suffit au défaut du tonnerre.

L’Atrée du même auteur dit, en parlant de son frère :

Mon cœur, qui sans pitié lui déclare la guerre,
Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre[5].

Si Thyeste fait un songe, il vous dit que

... Ce songe a fini par un coup de tonnerre[6].

Si Tydée consulte les dieux dans l’antre d’un temple, l’antre ne lui répond qu’à grands coups de tonnerre.

Enfin j’ai vu partout le tonnerre et la foudre
Mettre les vers en cendre et les rimes en poudre.

Il faudrait tacher de tonner moins souvent.

Je n’ai jamais bien compris la fable de Jupiter et des Tonnerres dans La Fontaine (VIII, xx) :

Vulcain remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.

L’un jamais ne se fourvoie,
Et c’est celui que toujours
L’Olympe en corps nous envoie.
L’autre s’écarte en son cours,
Ce n’est qu’aux monts qu’il en coûte ;
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.

Avait-on donné à La Fontaine le sujet de cette mauvaise fable, qu’il mit en mauvais vers si éloignés de son genre ? Voulait-on dire que les ministres de Louis XIV étaient inflexibles, et que le roi pardonnait[7] ?

Crébillon, dans ses discours académiques en vers étranges, dit que le cardinal de Fleury est un sage dépositaire,

Usant en citoyen du pouvoir arbitraire,
Aigle de Jupiter, mais ami de la paix,
Il gouverne la foudre, et ne tonne jamais.

Il dit que le maréchal de Villars

Fit voir qu’à Malplaquet il n’avait survécu
Que pour rendre à Denain sa valeur plus célèbre,
Et qu’un foudre de moins Eugène était vaincu.

Ainsi l’aigle Fleury gouvernait le tonnerre sans tonner, et Eugène le tonnerre était vaincu ; voilà bien des tonnerres.

SECTION II[8].

Horace, tantôt le débauché et tantôt le moral, a dit (liv. Ier, ode IIIe, vers 38) :

Cœlum ipsum petimus stultitia...

Nous portons jusqu’au ciel notre folie.

On peut dire aujourd’hui : Nous portons jusqu’au ciel notre sagesse, si pourtant il est permis d’appeler ciel cet amas bleu et blanc d’exhalaisons qui forme les vents, la pluie, la neige, la grêle et le tonnerre. Nous avons décomposé la foudre, comme Newton a détissu la lumière. Nous avons reconnu que ces foudres, portés autrefois par l’aigle de Jupiter, ne sont en effet que du feu électrique ; qu’enfin on peut soutirer le tonnerre, le conduire, le diviser, s’en rendre le maître, comme nous faisons passer les rayons de lumière par un prisme, comme nous donnons cours aux eaux qui tombent du ciel, c’est-à-dire de la hauteur d’une demi-lieue de notre atmosphère. On plante un haut sapin ébranché, dont la cime est revêtue d’un cône de fer. Les nuées qui forment le tonnerre sont électriques ; leur électricité se communique à ce cône, et un fil d’archal qui lui est attaché conduit la matière du tonnerre où l’on veut. Un physicien ingénieux appelle cette expérience l’inoculation du tonnerre.

Il est vrai que l’inoculation de la petite vérole, qui a conservé tant de mortels, en a fait périr quelques-uns, auxquels on avait donné la petite vérole inconsidérément ; de même l’inoculation du tonnerre mal faite serait dangereuse. Il y a des grands seigneurs dont il ne faut approcher qu’avec d’extrêmes précautions. Le tonnerre est de ce nombre. On sait que le professeur de mathématiques Richman fut tué à Pétersbourg, en 1753, par la foudre, qu’il avait attirée dans sa chambre ; arte sua periit. Comme il était philosophe, un professeur théologien ne manqua pas d’imprimer qu’il avait été foudroyé comme Salmonée pour avoir usurpé les droits de Dieu, et pour avoir voulu lancer le tonnerre.

Mais si le physicien avait dirigé le fil d’archal hors de la maison, et non pas dans sa chambre bien fermée, il n’aurait point eu le sort de Salmonée, d’Ajax Oïlée, de l’empereur Carus, du fils d’un ministre d’État en France, et de plusieurs moines dans les Pyrénées.

Placez votre conducteur à quelque distance de la maison, jamais dans votre chambre, et vous n’avez rien à craindre.

Mais dans une ville les maisons se touchent ; choisissez les places, les carrefours, les jardins, les parvis des églises, les cimetières, supposé que vous ayez conservé l’abominable usage d’avoir des charniers dans vos villes.



  1. Les deux sections de cet article datent de 1772, Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie. (B.)
  2. Tome XVII, page 233.
  3. Acte II, scène iii.
  4. Ce n’est pas Agénor : c’est Bélus qui, dans la Sémiramis de Crébillon, I, i, débite ces vers.
  5. Atrée et Thyeste, I, iii.
  6. Électre, II, i.
  7. Cette fable vient des anciens Étrusques. Voyez Sénèque, Questions naturelles, livre II, chapitres xli, xlvi. (K.)
  8. Voyez la note 1 de la page 526.


Tolérance

Tonnerre

Tophet