Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Somnambules et songes

Éd. Garnier - Tome 20
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SOMNAMBULES, ET SONGES.

SECTION PREMIÈRE[1].

J’ai vu un somnambule, mais il se contentait de se lever, de s’habiller, de faire la révérence, de danser le menuet assez proprement ; après quoi il se déshabillait, se recouchait, et continuait de dormir.

Cela n’approche pas du somnambule de l’Encyclopédie. C’était un jeune séminariste qui se relevait pour composer un sermon en dormant, l’écrivait correctement, le relisait d’un bout à l’autre, ou du moins croyait le relire, y faisait des corrections, raturait des lignes, en substituait d’autres, remettait à sa place un mot oublié ; composait de la musique, la notait exactement, après avoir réglé son papier avec sa canne, et plaçait les paroles sous les notes sans se tromper, etc., etc.

Il est dit qu’un archevêque de Bordeaux a été témoin de toutes ces opérations, et de beaucoup d’autres aussi étonnantes. Il serait à souhaiter que ce prélat eût donné lui-même son attestation signée de ses grands-vicaires, ou du moins de monsieur son secrétaire.

Mais supposons que ce somnambule ait fait tout ce qu’on lui attribue, je lui ferai toujours les mêmes questions que je ferais à un simple songeur. Je lui dirais : Vous avez songé plus fortement qu’un autre, mais c’est par le même principe ; cet autre n’a eu que la fièvre, et vous avez eu le transport au cerveau. Mais enfin, vous avez reçu l’un et l’autre des idées, des sensations auxquelles vous ne vous attendiez nullement ; vous avez fait tout ce que vous n’aviez nulle envie de faire.

De deux dormeurs l’un n’a pas une seule idée, l’autre en reçoit une foule ; l’un est insensible comme un marbre, l’autre éprouve des désirs et des jouissances. Un amant fait en rêvant une chanson pour sa maîtresse, qui dans son délire croit lui écrire une lettre tendre, et qui en récite tout haut les paroles.

Scribit amatori meretrix ; dat adultera munus...
In noctis spatio miserorum vulnera durant.

(Pétrone, ch. civ, vers 14 et 16.)

S’est-il passé autre chose dans votre machine, pendant ce rêve si puissant sur vous, que ce qui se passe tous les jours dans votre machine éveillée ?

Vous, monsieur le séminariste, né avec le don de l’imitation, vous avez écouté cent sermons, votre cerveau s’est monté à en faire ; vous en avez écrit en veillant, poussé par le talent d’imiter ; vous en écrivez de même en dormant. Comment s’est-il pu faire que vous soyez devenu prédicateur en rêve, vous étant couché sans aucune volonté de prêcher ? Ressouvenez-vous bien de la première fois que vous mîtes par écrit l’esquisse d’un sermon pendant la veille. Vous n’y pensiez pas le quart d’heure d’auparavant ; vous étiez dans votre chambre, livré à une rêverie vague sans aucune idée déterminée ; votre mémoire vous rappelle, sans que votre volonté s’en mêle, le souvenir d’une certaine fête : cette fête vous rappelle qu’on prêche ce jour-là ; vous vous souvenez d’un texte, ce texte fournit un exorde ; vous avez auprès de vous encre et papier, vous écrivez des choses que vous ne pensiez pas devoir jamais écrire.

Voilà précisément ce qui vous est arrivé dans votre acte de noctambule.

Vous avez cru dans l’une et l’autre opération ne faire que ce que vous vouliez ; et vous avez été dirigé sans le savoir par tout ce qui a précédé l’écriture de ce sermon.

De même lorsque, en sortant de vêpres, vous vous êtes enfermé dans votre cellule pour méditer, vous n’aviez nul dessein de vous occuper de votre voisine : cependant son image s’est peinte à vous quand vous n’y pensiez pas ; votre imagination s’est allumée sans que vous ayez songé à un éteignoir ; vous savez ce qui s’en est ensuivi.

Vous avez éprouvé la même aventure pendant votre sommeil.

Quelle part avez-vous eue à toutes ces modifications de votre individu ? La même que vous avez à la course de votre sang dans vos artères et dans vos veines, à l’arrosement de vos vaisseaux lymphatiques, au battement de votre cœur et de votre cerveau.

J’ai lu l’article Songe dans le Dictionnaire encyclopédique, et je n’y ai rien compris. Mais quand je recherche la cause de mes idées et de mes actions dans le sommeil et dans la veille, je n’y comprends pas davantage.

Je sais bien qu’un raisonneur qui voudrait me prouver que quand je veille, et que je ne suis ni frénétique ni ivre, je suis alors un animal agent, ne laisserait pas de m’embarrasser.

Mais je l’embarrasserais bien davantage en lui prouvant que, quand il dort, il est entièrement patient, pur automate.

Or dites-moi ce que c’est qu’un animal qui est absolument machine la moitié de sa vie, et qui change de nature deux fois en vingt-quatre heures.


SECTION II[2].

SECTION III.
DES SONGES[3].

Somnia, quæ mentes ludunt volitantibus umbris,
Non delubra deum nec ab æthere numina mittunt.
Sed sibi quisque facit.

(Pétrone, ch. civ, vers 1-3.)

Mais comment, tous les sens étant morts dans le sommeil, y en a-t-il un interne qui est vivant ? Comment vos yeux ne voyant plus, vos oreilles n’entendant rien, voyez-vous cependant et entendez-vous dans vos rêves ? Le chien est à la chasse en songe, il aboie, il suit sa proie, il est à la curée. Le poëte fait des vers en dormant. Le mathématicien voit des figures ; le métaphysicien raisonne bien ou mal : on en a des exemples frappants.

Sont-ce les seuls organes de la machine qui agissent ? Est-ce l’âme pure qui, soustraite à l’empire des sens, jouit de ses droits en liberté ?

Si les organes seuls produisent les rêves de la nuit, pourquoi ne produiront-ils pas seuls les idées du jour ? Si l’âme pure, tranquille dans le repos des sens, agissant par elle-même, est l’unique cause, le sujet unique de toutes les idées que vous avez en dormant, pourquoi toutes ces idées sont-elles presque toujours irrégulières, déraisonnables, incohérentes ? Quoi ! c’est dans le temps où cette âme est le moins troublée qu’il y a plus de trouble dans toutes ses imaginations ! Elle est en liberté, et elle est folle ! Si elle était née avec des idées métaphysiques (comme l’ont dit tant d’écrivains qui rêvaient les yeux ouverts), ses idées pures et lumineuses de l’être, de l’infini, de tous les premiers principes, devraient se réveiller en elle avec la plus grande énergie quand son corps est endormi : on ne serait jamais bon philosophe qu’en songe.

Quelque système que vous embrassiez, quelques vains efforts que vous fassiez pour vous prouver que la mémoire remue votre cerveau, et que votre cerveau remue votre âme, il faut que vous conveniez que toutes vos idées vous viennent dans le sommeil sans vous et malgré vous : votre volonté n’y a aucune part. Il est donc certain que vous pouvez penser sept ou huit heures de suite, sans avoir la moindre envie de penser, et sans même être sûr que vous pensez. Pesez cela, et tâchez de deviner ce que c’est que le composé de l’animal.

Les songes ont toujours été un grand objet de superstition ; rien n’était plus naturel. Un homme vivement touché de la maladie de sa maîtresse songe qu’il la voit mourante ; elle meurt le lendemain : donc les dieux lui ont prédit sa mort.

Un général d’armée rêve qu’il gagne une bataille ; il la gagne en effet : les dieux l’ont averti qu’il serait vainqueur.

On ne tient compte que des rêves qui ont été accomplis ; on oublie les autres. Les songes font une grande partie de l’histoire ancienne, aussi bien que les oracles.

La Vulgate traduit ainsi la fin du verset 26 du ch. xix du Lévitique : « Vous n’observerez point les songes. » Mais le mot songe n’est point dans l’hébreu ; et il serait assez étrange qu’on réprouvât l’observation des songes dans le même livre où il est dit que Joseph devint le bienfaiteur de l’Égypte et de sa famille pour avoir expliqué trois songes.

L’explication des rêves était une chose si commune qu’on ne se bornait pas à cette intelligence ; il fallait encore deviner quelquefois ce qu’un autre homme avait rêvé. Nabuchodonosor, ayant oublié un songe qu’il avait fait, ordonna à ses mages de le deviner, et les menaça de mort s’ils n’en venaient pas à bout ; mais le Juif Daniel, qui était de l’école des mages, leur sauva la vie en devinant quel était le songe du roi, et en l’interprétant. Cette histoire et beaucoup d’autres pourraient servir à prouver que la loi des Juifs ne défendait pas l’onéiromantie, c’est-à-dire la science des songes.

SECTION IV.
À Lausanne, 23 octobre 1757.

Dans un de mes rêves, je soupais avec M. Touron, qui faisait les paroles et la musique des vers qu’il nous chantait. Je lui lis ces quatre vers dans mon songe :

Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents !
Que tes vers sont doux et coulants !
Tu les fais comme tu les chantes.

Dans un autre rêve je récitai le premier chant de la Henriade tout autrement qu’il n’est. Hier, je rêvai qu’on nous disait des vers à souper. Quelqu’un prétendait qu’il y avait trop d’esprit ; je lui répondais que les vers étaient une fête qu’on donnait à l’âme, et qu’il fallait des ornements dans les fêtes.

J’ai donc, en rêvant, dit des choses que j’aurais dites à peine dans la veille ; j’ai donc eu des pensées réfléchies malgré moi, et sans y avoir la moindre part. Je n’avais ni volonté, ni liberté ; et cependant je combinais des idées avec sagacité, et même avec quelque génie. Que suis-je donc sinon une machine ?



  1. Cette section formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. En 1774, Voltaire mit à la suite une Lettre qu’il avait écrite, le 20 juin 1764, aux auteurs de la Gazette littéraire, et qu’on trouvera à sa date (Mélanges, année 1764), parmi les Articles extraits de la Gazette littéraire. (B.)
  2. Dans les éditions de Kehl, et autres, la seconde section se composait de la Lettre aux auteurs de la Gazette littéraire, dont il a été parlé dans la note de la page 431.
  3. Dans le Dictionnaire philosophique de 1764, l’article Songes était composé de cette seule section. (B.)


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