Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Rare

Éd. Garnier - Tome 20
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RARE[1].

Rare en physique est opposé à dense. En morale, il est opposé à commun.

Ce dernier rare est ce qui excite l’admiration. On n’admire jamais ce qui est commun, on en jouit.

Un curieux se préfère au reste des chétifs mortels, quand il a dans son cabinet une médaille rare qui n’est bonne à rien, un livre rare que personne n’a le courage de lire, une vieille estampe d’Albert Dure[2] mal dessinée et mal empreinte ; il triomphe s’il a dans son jardin un arbre rabougri venu d’Amérique. Ce curieux n’a point de goût ; il n’a que de la vanité. Il a ouï dire que le beau est rare ; mais il devrait savoir que tout rare n’est point beau.

Le beau est rare dans tous les ouvrages de la nature, et dans ceux de l’art.

Quoiqu’on ait dit bien du mal des femmes, je maintiens qu’il est plus rare de trouver des femmes parfaitement belles que de passablement bonnes.

Vous rencontrerez dans les campagnes dix mille femmes attachées à leur ménage, laborieuses, sobres, nourrissant, élevant, instruisant leurs enfants ; et vous en trouverez à peine une que vous puissiez montrer aux spectacles de Paris, de Londres, de Naples, ou dans les jardins publics, et qu’on puisse regarder comme une beauté.

De même, dans les ouvrages de l’art, vous avez dix mille barbouillages contre un chef-d’œuvre.

Si tout était beau et bon, il est clair qu’on n’admirerait plus rien ; on jouirait. Mais aurait-on du plaisir en jouissant ? C’est une grande question.

Pourquoi les beaux morceaux du Cid, des Horaces, de Cinna, eurent-ils un succès si prodigieux ? C’est que dans la profonde nuit où l’on était plongé, on vit briller tout à coup une lumière nouvelle que l’on n’attendait pas : c’est que ce beau était la chose du monde la plus rare.

Les bosquets de Versailles étaient une beauté unique dans le monde, comme l’étaient alors certains morceaux de Corneille. Saint-Pierre de Rome est unique, et on vient du bout du monde s’extasier en le voyant.

Mais supposons que toutes les églises de l’Europe égalent Saint-Pierre de Rome, que toutes les statues soient des Vénus de Médicis, que toutes les tragédies soient aussi belles que l’Iphigénie de Racine, tous les ouvrages de poésie aussi bien faits que l’Art poétique de Boileau, toutes les comédies aussi bonnes que le Tartuffe, et ainsi en tout genre ; aurez-vous alors autant de plaisir à jouir des chefs-d’œuvre rendus communs, qu’ils vous en faisaient goûter quand ils étaient rares ? Je dis hardiment que non ; et je crois qu’alors l’ancienne école a raison, elle qui l’a si rarement : Ab assuetis non fit passio, habitude ne fait point passion.

Mais, mon cher lecteur, en sera-t-il de même dans les œuvres de la nature ? Serez-vous dégoûté si toutes les filles sont belles comme Hélène ; et vous, mesdames, si tous les garçons sont des Pâris ? Supposons que tous les vins soient excellents, aurez-vous moins d’envie de boire ? Si les perdreaux, les faisandeaux, les gelinottes, sont communs en tout temps, aurez-vous moins d’appétit ? Je dis encore hardiment que non, malgré l’axiome de l’école, habitude ne fait point passion ; et la raison, vous la savez, c’est que tous les plaisirs que la nature nous donne sont des besoins toujours renaissants, des jouissances nécessaires, et que les plaisirs des arts ne sont pas nécessaires. Il n’est pas nécessaire à l’homme d’avoir des bosquets où l’eau jaillisse jusqu’à cent pieds de la bouche d’une figure de marbre, et d’aller au sortir de ces bosquets voir une belle tragédie. Mais les deux sexes sont toujours nécessaires l’un à l’autre. La table et le lit sont nécessaires. L’habitude d’être alternativement sur ces deux trônes ne vous dégoûtera jamais.

Quand les petits Savoyards montrèrent pour la première fois la rareté, la curiosité, rien n’était plus rare en effet. C’était un chef-d’œuvre d’optique inventé, dit-on, par Kircher ; mais cela n’était pas nécessaire, et il n’y a plus de fortune à espérer dans ce grand art.

On admira dans Paris un rhinocéros, il y a quelques années. S’il y avait dans une province dix mille rhinocéros, on ne courrait après eux que pour les tuer. Mais qu’il y ait cent mille belles femmes, on courra toujours après elles pour les.... honorer.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Albert Dürer.


Raison

Rare

Ravaillac