Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Politique

Éd. Garnier - Tome 20
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POLITIQUE[1].

La politique de l’homme consiste d’abord à tâcher d’égaler les animaux, à qui la nature a donné la nourriture, le vêtement et le couvert.

Ces commencements sont longs et difficiles.

Comment se procurer le bien-être et se mettre à l’abri du mal ? C’est là tout l’homme.

Ce mal est partout. Les quatre éléments conspirent à le former. La stérilité d’un quart du globe, les maladies, la multitude d’animaux ennemis, tout nous oblige de travailler sans cesse à écarter le mal.

Nul homme ne peut seul se garantir du mal, et se procurer le bien : il faut des secours. La société est donc aussi ancienne que le monde.

Cette société est tantôt trop nombreuse, tantôt trop rare. Les révolutions de ce globe ont détruit souvent des races entières d’hommes et d’autres animaux dans plusieurs pays, et les ont multipliées dans d’autres.

Pour multiplier une espèce il faut un climat et un terrain tolérables ; et avec ces avantages on peut encore être réduit à marcher tout nu, à souffrir la faim, à manquer de tout, à périr de misère.

Les hommes ne sont pas comme les castors, les abeilles, les vers à soie : ils n’ont pas un instinct sûr qui leur procure le nécessaire.

Sur cent mâles il s’en trouve à peine un qui ait du génie ; sur cinq cents femelles à peine une.

Ce n’est qu’avec du génie qu’on invente les arts, qui procurent à la longue un peu de ce bien-être, unique objet de toute politique.

Pour essayer ces arts, il faut des secours, des mains qui vous aident, des entendements assez ouverts pour vous comprendre, et assez dociles pour vous obéir. Avant de trouver et d’assembler tout cela, des milliers de siècles s’écoulent dans l’ignorance et dans la barbarie ; des milliers de tentatives avortent. Enfin un art est ébauché, et il faut encore des milliers de siècles pour le perfectionner.

POLITIQUE DU DEHORS.

Quand la métallurgie est trouvée par une nation, il est indubitable qu’elle battra ses voisins et en fera des esclaves.

Vous avez des flèches et des sabres, et vous êtes nés dans un climat qui vous a rendus robustes ; nous sommes faibles, nous n’avons que des massues et des pierres : vous nous tuez ; et si vous nous laissez la vie, c’est pour labourer vos champs, pour bâtir vos maisons ; nous vous chantons quelques airs grossiers quand vous vous ennuyez, si nous avons de la voix, ou nous soufflons dans quelques tuyaux pour obtenir de vous des vêtements et du pain. Nos femmes et nos filles sont-elles jolies, vous les prenez pour vous. Monseigneur votre fils profite de cette politique établie ; il ajoute de nouvelles découvertes à cet art naissant. Ses serviteurs coupent les testicules à mes enfants ; il les honore de la garde de ses épouses et de ses maîtresses, Telle a été et telle est encore la politique, le grand art de faire servir les hommes à son bien-être, dans la plus grande partie de l’Asie.

Quelques peuplades ayant ainsi asservi plusieurs autres peuplades, les victorieuses se battent avec le fer pour le partage des dépouilles. Chaque petite nation nourrit et soudoie des soldats. Pour encourager ces soldats et pour les contenir, chacune a ses dieux, ses oracles, ses prédictions ; chacune nourrit et soudoie des devins et des sacrificateurs bouchers. Ces devins commencent par deviner en faveur des chefs de nation, ensuite ils devinent pour eux-mêmes, et partagent le gouvernement. Le plus fort et le plus habile subjugue à la fin les autres après des siècles de carnages qui font frémir, et de friponneries qui font rire : c’est là le complément de la politique.

Pendant que ces scènes de brigandages et de fraudes se passent dans une partie du globe, d’autres peuplades, retirées dans les cavernes des montagnes, ou dans des cantons entourés de marais inaccessibles, ou dans quelques petites contrées habitables au milieu des déserts de sable, ou des presqu’îles, ou des îles, se défendent contre les tyrans du continent. Tous les hommes enfin ayant à peu près les mêmes armes, le sang coule d’un bout du monde à l’autre.

On ne peut pas toujours tuer ; on fait la paix avec son voisin, jusqu’à ce qu’on se croie assez fort pour recommencer la guerre. Ceux qui savent écrire rédigent ces traités de paix. Les chefs de chaque peuple, pour mieux tromper leurs ennemis, attestent les dieux qu’ils se sont faits ; on invente les serments : l’un vous promet au nom de Sammonocodom, l’autre au nom de Jupiter, de vivre toujours avec vous en bonne harmonie ; et à la première occasion ils vous égorgent au nom de Jupiter et de Sammonocodom.

Dans les temps les plus raffinés, le lion d’Ésope fait un traité avec trois animaux ses voisins. Il s’agit de partager une proie en quatre parts égales. Le lion, pour de bonnes raisons qu’il déduira en temps et lieu, prend d’abord trois parts pour lui seul, et menace d’étrangler quiconque osera toucher à la quatrième. C’est là le sublime de la politique.

POLITIQUE DU DEDANS.

Il s’agit d’avoir dans votre pays le plus de pouvoir, le plus d’honneurs et le plus de plaisirs que vous pourrez. Pour y parvenir il faut beaucoup d’argent.

Cela est très-difficile dans une démocratie ; chaque citoyen est votre rival. Une démocratie ne peut subsister que dans un petit coin de terre. Vous aurez beau être riche par votre commerce secret, ou par celui de votre grand-père, votre fortune vous fera des jaloux et très-peu de créatures. Si dans quelque démocratie une maison riche gouverne, ce ne sera pas pour longtemps.

Dans une aristocratie on peut plus aisément se procurer honneurs, plaisirs, pouvoir et argent ; mais il y faut une grande discrétion. Si on abuse trop, les révolutions sont à craindre.

Ainsi dans la démocratie tous les citoyens sont égaux. Ce gouvernement est aujourd’hui rare et chétif, quoique naturel et sage.

Dans l’aristocratie l’inégalité, la supériorité se fait sentir ; mais moins elle est arrogante, plus elle assure son bien-être.

Reste la monarchie : c’est là que tous les hommes sont faits pour un seul. Il accumule tous les honneurs dont il veut se décorer, goûte tous les plaisirs dont il veut jouir, exerce un pouvoir absolu ; et tout cela, pourvu qu’il ait beaucoup d’argent. S’il en manque, il sera malheureux au dedans comme au dehors ; il perdra bientôt pouvoir, plaisirs, honneurs, et peut-être la vie.

Tant que cet homme a de l’argent, non-seulement il jouit, mais ses parents, ses principaux serviteurs, jouissent aussi ; et une foule de mercenaires travaillent toute l’année pour eux dans la vaine espérance de goûter un jour dans leurs chaumières le repos que leur sultan et leurs bachas semblent goûter dans leurs sérails. Mais voici à peu près ce qui arrive.

Un gros et gras cultivateur possédait autrefois un vaste terrain de champs, prés, vignes, vergers, forêts. Cent manœuvres cultivaient pour lui ; il dînait avec sa famille, buvait et s’endormait. Ses principaux domestiques, qui le volaient, dînaient après lui, et mangeaient presque tout. Les manœuvres venaient, et faisaient très-maigre chère. Ils murmurèrent, ils se plaignirent, ils perdirent patience ; enfin ils mangèrent le dîner du maître, et le chassèrent de sa maison. Le maître dit que ces coquins-là étaient des enfants rebelles qui battaient leur père. Les manœuvres dirent qu’ils avaient suivi la loi sacrée de la nature, que l’autre avait violée. On s’en rapporta enfin à un devin du voisinage qui passait pour un homme inspiré. Ce saint homme prend la métairie pour lui, et fait mourir de faim les domestiques et l’ancien maître, jusqu’à ce qu’il soit chassé à son tour. C’est la politique du dedans.

C’est ce qu’on a vu plus d’une fois ; et quelques effets de cette politique subsistent encore dans toute leur force. Il faut espérer que dans dix ou douze mille siècles, quand les hommes seront plus éclairés, les grands possesseurs des terres, devenus plus politiques, traiteront mieux leurs manœuvres, et ne se laisseront pas subjuguer par des devins et des sorciers.


  1. Cet article a paru pour la première fois en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)


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