Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Passions

Éd. Garnier - Tome 20
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PASSIONS[1].

LEUR INFLUENCE SUR LE CORPS, ET CELLE DU CORPS SUR ELLES.

Dis-moi, docteur (je n’entends pas un docteur en médecine qui sait quelque chose, qui a longtemps examiné les sinuosités du cervelet, qui a recherché si les nerfs ont un suc circulant, qui a fouillé en vain dans des matrices pour voir comment un être pensant s’y forme, et qui connaît tout ce qu’on peut connaître de notre machine ; hélas ! j’entends un docteur en théologie), je t’adjure par la raison au nom de laquelle tu frémis : dis-moi pourquoi, ayant vu faire à ta servante un mouvement de gauche à droite, et de droite à gauche, formé par le muscle glutéus et par le vaste externe, sur-le-champ ton imagination s’alluma : deux muscles érecteurs, qui partent de l’ischion, donnèrent un mouvement de perpendicule à ton phallus. Ses corps caverneux se remplirent de sang ; tu introduisis ton balanus intra vaginam de ta servante ; et ton balanus frottant suum clitorida lui donna comme à toi un plaisir d’une ou deux secondes, dont ni elle ni toi ne connaîtront jamais la cause, et dont naîtra cependant un être pensant, tout pourri du péché originel. Quel rapport, je te prie, de toute cette action avec un mouvement du muscle glutéus de ta gouvernante ? Tu auras beau relire Sanchez et Thomas d’Aquin, et Scot et Bonaventure, tu ne sauras jamais un mot de cette mécanique incompréhensible, par laquelle l’éternel architecte dirige tes idées, tes désirs, tes actions, et fait naître un petit bâtard de prêtre, prédestiné à la damnation de toute éternité.

Le lendemain matin, après avoir pris ton chocolat, ta mémoire te retrace l’image du plaisir que tu goûtas la veille, et tu recommences. Conçois-tu, mon gros automate, ce que c’est que cette mémoire qui t’est commune avec tous les animaux ? Sais-tu quelles fibres rappellent tes idées, et peignent dans ton cerveau les voluptés de la veille par un sentiment continué, qui a dormi avec toi et qui s’est réveillé avec toi ? Le docteur me répond, après Thomas d’Aquin, que tout cela est une production de son âme végétative, de son âme sensitive, et de son âme intellectuelle, qui toutes trois composent une âme, laquelle n’étant point étendue agit évidemment sur un corps étendu.

Je vois à son air embarrassé qu’il a balbutié des mots dont il n’a aucune idée ; et je lui dis enfin : Docteur, si tu conviens malgré toi que tu ne sais ce que c’est qu’une âme, et que tu as parlé toute ta vie sans t’entendre, que ne l’avoues-tu en honnête homme ? Que ne conclus-tu ce qu’il faut conclure de la prémotion physique du docteur Boursier, et de certains endroits de Malebranche, et surtout de ce sage Locke si supérieur à Malebranche ? Que ne conclus-tu, dis-je, que ton âme est une faculté que Dieu t’a donnée, sans te dire son secret, ainsi qu’il t’en a donné tant d’autres ? Apprends que plusieurs raisonneurs prétendent qu’à proprement parler il n’y a que le pouvoir inconnu du divin Demiourgos et ses lois inconnues qui opèrent tout en nous ; et qu’à parler encore mieux, nous ne saurons jamais de quoi il s’agit.

Mon homme se fâche ; le sang lui monte au visage. Il me battrait s’il était le plus fort, et s’il n’était retenu par les bienséances. Son cœur se gonfle ; la systole et la diastole se font irrégulièrement ; son cervelet est comprimé ; il tombe en apoplexie. Quel rapport y avait-il donc entre ce sang, ce cœur, ce cervelet, et une vieille opinion du docteur qui était contraire à la mienne ? Un esprit pur, intellectuel, tombe-t-il en syncope quand on n’est pas de son avis ? J’ai proféré des sons ; il a proféré des sons ; et le voilà en apoplexie, le voilà mort.

Je suis à table, moi et mon âme, en Sorbonne, au prima mensis, avec cinq ou six docteurs, socii sorbonici. On nous donne d’un mauvais vin frelaté : d’abord nos âmes sont folles ; une demi-heure après, nos âmes sont stupides, elles sont nulles ; et le lendemain, nos mêmes docteurs donnent un beau décret par lequel l’âme, ne tenant point de place et étant absolument immatérielle, est logée matériellement dans le corps calleux, pour faire leur cour au chirurgien La Peyronie[2].

Un convive est à table gaiement. On lui apporte une lettre qui lui inspire l’étonnement, la tristesse, et la crainte. Dans l’instant même les muscles de son ventre se contractent et se relâchent ; le mouvement péristaltique des intestins s’augmente ; le sphincter du rectum s’ouvre avec une petite convulsion, et mon homme, au lieu d’achever son dîner, fait une copieuse évacuation. Dis-moi donc quelle connexion secrète la nature a mise entre une idée et une selle ?

De tous ceux qu’on a trépanés, il y en a toujours plusieurs qui restent imbéciles. On a donc offensé les fibres pensantes de leur cerveau : et où sont ces fibres pensantes ? Sanchez ! ô magister De Grillandis, Tamponel, Riballier ! ô Cogé pecus, régent de seconde et recteur de l’Université, rendez-moi raison nettement de tout cela, si vous pouvez.

Comme j’écrivais ces choses au mont Krapack, pour mon instruction particulière, on m’a apporté le livre de la Médecine de l’esprit du docteur Camus, professeur en médecine de l’Université de Paris, J’ai espéré d’y voir la solution de toutes mes difficultés. Qu’y ai-je trouvé ? Rien. Ah ! monsieur Camus, vous n’avez pas fait avec esprit la Médecine de l’esprit. C’est lui qui recommande fortement le sang d’ânon, tiré derrière l’oreille, comme un spécifique contre la folie. « Cette vertu du sang d’âne, dit-il, réintègre l’âme dans ses fonctions. » Il prétend aussi qu’on guérit les fous en leur donnant la gale. Il assure de plus que pour avoir de la mémoire il faut manger du chapon, du levraut et des alouettes, et surtout se bien garder des ognons et du beurre. Cela fut imprimé en 1769[3] avec approbation et privilége du roi. Et on mettait sa santé entre les mains de maître Camus, professeur en médecine ! Pourquoi n’aurait-il pas été premier médecin du roi ? Pauvres marionnettes de l’éternel Demiourgos, qui ne savons ni pourquoi ni comment une main invisible fait mouvoir nos ressorts, et ensuite nous jette et nous entasse dans la boîte ! Répétons plus que jamais avec Aristote : Tout est qualité occulte.


  1. Addition dans l’édition de 1774, in-4o, des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  2. Chirurgien du roi.
  3. La Médecine de l’esprit, 1769, in-4°, ou deux volumes in-12, est d’Antoine Le Camus (et non Camus). Une première édition avait paru en 1753, deux volumes in-12.


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