Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Mariage

Éd. Garnier - Tome 20
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MARIAGE[1].

SECTION PREMIÈRE

J’ai rencontré un raisonneur qui disait : « Engagez vos sujets à se marier le plus tôt qu’il sera possible ; qu’ils soient exempts d’impôt la première année, et que leur impôt soit réparti sur ceux qui au même âge seront dans le célibat[2].

« Plus vous aurez d’hommes mariés, moins il y aura de crimes. Voyez les registres affreux de vos greffes criminels ; vous y trouvez cent garçons de pendus, ou de roués, contre un père de famille.

« Le mariage rend l’homme plus vertueux et plus sage. Le père de famille, prêt de commettre un crime, est souvent arrêté par sa femme, qui, ayant le sang moins brûlé que lui, est plus douce, plus compatissante, plus effrayée du vol et du meurtre, plus craintive, plus religieuse.

« Le père de famille ne veut pas rougir devant ses enfants. Il craint de leur laisser l’opprobre pour héritage.

« Mariez vos soldats, ils ne déserteront plus. Liés à leur famille, ils le seront à leur patrie. Un soldat célibataire n’est souvent qu’un vagabond à qui il serait égal de servir le roi de Naples et le roi de Maroc.

« Les guerriers romains étaient mariés ; ils combattaient pour leurs femmes et pour leurs enfants ; et ils firent esclaves les femmes et les enfants des autres nations. »

Un grand politique italien, qui d’ailleurs était fort savant dans les langues orientales, chose très-rare chez nos politiques, me disait dans ma jeunesse : « Caro figlio, souvenez-vous que les Juifs n’ont jamais eu qu’une bonne institution, celle d’avoir la virginité en horreur. Si ce petit peuple de courtiers superstitieux n’avait pas regardé le mariage comme la première loi de l’homme, s’il y avait eu chez lui des couvents de religieuses, il était perdu sans ressources. »

SECTION II[3].

Le mariage est un contrat du droit des gens, dont les catholiques romains ont fait un sacrement.

Mais le sacrement et le contrat sont deux choses bien différentes : à l’un sont attachés les effets civils, à l’autre les grâces de l’Église.

Ainsi lorsque le contrat se trouve conforme au droit des gens, il doit produire tous les effets civils. Le défaut de sacrement ne doit opérer que la privation des grâces spirituelles.

Telle a été la jurisprudence de tous les siècles et de toutes les nations, excepté des Français. Tel a été même le sentiment des Pères de l’Église les plus accrédités.

Parcourez les codes Théodosien et Justinien, vous n’y trouverez aucune loi qui ait proscrit les mariages des personnes d’une autre croyance, lors même qu’ils avaient été contractés avec des catholiques.

Il est vrai que Constance, ce fils de Constantin, aussi cruel que son père, défendit aux juifs, sous peine de mort, de se marier avec des femmes chrétiennes[4], et que Valentinien, Théodose, Arcade, firent la même défense, sous les mêmes peines, aux femmes juives. Mais ces lois n’étaient déjà plus observées sous l’empereur Marcien ; et Justinien les rejeta de son code. Elles ne furent faites d’ailleurs que contre les juifs, et jamais on ne pensa de les appliquer aux mariages des païens ou des hérétiques avec les sectateurs de la religion dominante.

Consultez saint Augustin[5], il vous dira que de son temps on ne regardait pas comme illicites les mariages des fidèles avec les infidèles, parce qu’aucun texte de l’Évangile ne les avait condamnés : « Quæ matrimonia cum infidelibus, nostris temporibus, jam non putantur esse peccata ; quoniam in Novo Testamento nihil inde præceptum est, et ideo aut licere creditum est, aut velut dubium derelictum.

Augustin dit de même que ces mariages opèrent souvent la conversion de l’époux infidèle. Il cite l’exemple de son propre père, qui embrassa la religion chrétienne parce que sa femme Monique professait le christianisme. Clotilde, par la conversion de Clovis, et Théodelinde, par celle d’Agiluphe, roi des Lombards, furent plus utiles à l’Église que si elles eussent épousé des princes orthodoxes.

Consultez la déclaration du pape Benoît XIV, du 4 novembre 1741, vous y lirez ces propres mots : « Quod vero spectat ad ea conjugia quæ,... absque forma a Tridentino statuta, contrahuntur a catholicis cum hæreticis, sive catholicus vir hæreticam feminam in matrimonium ducat, sive catholica femina hæretico viro nubat ;... si forte aliquod hujus generis matrimonium. Tridentini forma non servata, ibidem contractum jam sit, aut in posterurm... contrahi contingat, declarat sanctitas sua matrimonium hujus modi, alio non concurrente..... impedimento, validum habendum esse,... sciens..... (conjux catholicus) se istius matrimonii vinculo perpetuo ligatum iri. »

Par quel étonnant contraste les lois françaises sont-elles sur cette matière plus sévères que celles de l’Église ? La première loi qui ait établi ce rigorisme en France est l’édit de Louis XIV, du mois de novembre 1680. Cet édit mérite d’être rapporté :

« Louis, etc. Les canons des conciles ayant condamné les mariages des catholiques avec les hérétiques comme un scandale public et une profanation du sacrement, nous avons estimé d’autant plus nécessaire de les empêcher à l’avenir que nous avons reconnu que la tolérance de ces mariages expose les catholiques à une tentation continuelle de sa perversion, etc. À ces causes, etc., voulons et nous plaît qu’à l’avenir nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine, ne puissent, sous quelque prétexte que ce soit, contracter mariage avec ceux de la religion prétendue réformée, déclarant tels mariages non valablement contractés, et les enfants qui en viendront illégitimes. »

Il est bien singulier que l’on se soit fondé sur les lois de l’Église pour annuler des mariages que l’Église n’annula jamais. Vous voyez dans cet édit le sacrement confondu avec le contrat civil : c’est cette confusion qui a été la source des étranges lois de France sur le mariage.

Saint Augustin approuvait les mariages des orthodoxes avec les hérétiques, parce qu’il espérait que l’époux fidèle convertirait l’autre ; et Louis XIV les condamne dans la crainte que l’hétérodoxe ne pervertisse le fidèle !

Il existe en Franche-Comté une loi plus cruelle : c’est un édit de l’archiduc Albert et de son épouse Isabelle, du 20 décembre 1599, qui fait défense aux catholiques de se mariera des hérétiques, à peine de confiscation de corps et de biens[6].

Le même édit prononce la même peine contre ceux qui seront convaincus d’avoir mangé du mouton le vendredi ou le samedi. Quelles lois et quels législateurs !

À quels maîtres, grand Dieu, livrez-vous l’univers !

SECTION III[7].

Si nos lois réprouvent les mariages des catholiques avec les personnes d’une religion différente, accordent-elles au moins les effets civils aux mariages des Français protestants avec des Français de la même secte ?

On compte aujourd’hui dans le royaume un million de protestants[8], et cependant la validité de leur mariage est encore un problème dans les tribunaux.

C’est encore ici un des cas où notre jurisprudence se trouve en contradiction avec les décisions de l’Église, et avec elle-même.

Dans la déclaration papale citée dans la précédente section, Benoît XIV décide que les mariages des protestants, contractés suivant leurs rites, ne sont pas moins valables que s’ils avaient été faits suivant les formes établies par le concile de Trente, et que l’époux qui devient catholique ne peut rompre ce lien pour en former un autre avec une personne de sa nouvelle religion[9].

Barach-Levi, juif de naissance, et originaire d’Haguenau, s’y était marié avec Mendel-Cerf, de la même ville et de la même religion.

Ce juif vint à Paris en 1752, et se fit baptiser. Le 13 mai 1754, il envoya sommer sa femme à Haguenau de venir le joindre à Paris. Dans une autre sommation il consentit que cette femme, en venant le joindre, continuât de vivre dans la secte juive.

À ces sommations Mendel-Cerf répondit qu’elle ne voulait point retourner avec lui, et qu’elle requérait de lui envoyer, suivant les formes du judaïsme, un libelle de divorce, pour qu’elle pût se remarier à un autre juif.

Cette réponse ne contentait pas Levi ; il n’envoya point de libelle de divorce, mais il fit assigner sa femme devant l’official de Strasbourg, qui, par une sentence du 7 novembre 1754, le déclara libre de se marier en face de l’Église avec une femme catholique.

Muni de cette sentence, le juif christianisé vient dans le diocèse de Soissons, et y contracte des promesses de mariage avec une fille de Villeneuve[10]. Le curé refuse de publier les bans. Levi lui fait signifier les sommations qu’il avait faites à sa femme, et la sentence de l’official de Strasbourg, et un certificat du secrétaire de l’évêché de la même ville, qui attestait que dans tous les temps il avait été permis, dans le diocèse, aux juifs baptisés de se remarier à des catholiques, et que cet usage avait été constamment reconnu par le conseil souverain de Colmar.

Mais ces pièces ne parurent point suffisantes au curé de Villeneuve. Levi fut obligé de l’assigner devant l’official de Soissons.

Cet official ne pensa pas, comme celui de Strasbourg, que le mariage de Levi avec Mendel-Cerf fût nul ou dissoluble. Par sa sentence du 5 février 1756, il déclara le juif non recevable. Celui-ci appela de cette sentence au parlement de Paris, où il n’eut pour contradicteur que le ministère public ; mais, par arrêt du 2 janvier 1758, la sentence fut confirmée ; et il fut défendu de nouveau à Levi de contracter aucun mariage pendant la vie de Mendel-Cerf.

Voilà donc un mariage contracté entre des Français juifs suivant les rites juifs, déclaré valable par la première cour du royaume.

Mais quelques années après, la même question fut jugée différemment dans un autre parlement, au sujet d’un mariage contracté entre deux Français protestants qui avaient été mariés en présence de leurs parents par un ministre de leur communion. L’époux protestant avait changé de religion comme l’époux juif ; et après avoir passé à un second mariage avec une catholique, le parlement de Grenoble confirma ce second mariage, et déclara nul le premier.

Si de la jurisprudence nous passons à la législation, nous la trouverons obscure sur cette matière importante comme sur tant d’autres.

Par un arrêt du conseil du 15 septembre 1685, il fut dit que « les protestants[11] pourraient se faire marier, pourvu toutefois que ce fût en présence du principal officier de justice, et que les publications qui devaient précéder ces mariages se feraient au siége royal le plus prochain du lieu de la demeure de chacun des protestants qui se voudraient marier, et seulement à l’audience ».

Cet arrêt ne fut point révoqué par l’édit qui, trois semaines après, supprima l’édit de Nantes.

Mais depuis la déclaration du 14 mai 1724, minutée par le cardinal de Fleury, les juges n’ont plus voulu présider aux mariages des protestants, ni permettre dans leurs audiences la publication de leurs bans.

L’article xv de cette loi veut que les formes prescrites par les canons soient observées dans les mariages, tant des nouveaux convertis que de tous les autres sujets du roi.

On a cru que cette expression générale, tous les autres sujets, comprenait les protestants comme les catholiques ; et sur cette interprétation on a annulé les mariages des protestants qui n’avaient pas été revêtus des formes canoniques.

Cependant il semble que les mariages des protestants ayant été autorisés autrefois par une loi expresse, il faudrait aujourd’hui, pour les annuler, une loi expresse qui portât cette peine. D’ailleurs, le terme de nouveaux convertis, mentionné dans la déclaration, paraît indiquer que le terme qui suit n’est relatif qu’aux catholiques. Enfin, quand la loi civile est obscure ou équivoque, les juges ne doivent-ils pas juger suivant le droit naturel et le droit des gens ?

Ne résulte-t-il pas de ce qu’on vient de lire que souvent les lois ont besoin d’être réformées, et les princes, de consulter un conseil plus instruit, de n’avoir point de ministre prêtre, et de se défier beaucoup des courtisans en soutane qui ont le titre de leurs confesseurs ?


  1. Les trois sections de cet article datent de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie. (B.)
  2. Au temps de Voltaire, les nouveaux mariés étaient déjà exempts de la collecte du sel pendant un an. (G. A.)
  3. Voyez la note 3 de la page précédente.
  4. Cod. Théod., lit. de Judœis, loi VI. (Note de Voltaire.)
  5. Lib. de fide et operib., cap. xix., n. 35. (Note de Voltaire.)
  6. Anciennes ordonnances de la Franche-Comté, livre V, titre xviii. (Note de Voltaire.)
  7. Voyez la note 3, pape 26.
  8. Cela est exagéré. (Note de Voltaire.)
  9. « Quod attinet ad matrinionia ab hæreticis inter se... celebrata, non servata forma per Tridentinum præscripta... quæque in posterum contrahentur, dummodo non aliud obstiterit canonicum impedimentum.... sanctitas sua statuit pro validis habenda esse ; adeoque si contingat utrumque conjugem ad catholicæ Ecclesiæ sinum se recipere, eodem quo antea conjugali vinculo ipsos omnino teneri, etiam si mutuus consensus coram parocho catholico non renovetur. » (Note de Voltaire.)
  10. Villeneuve-sur-Bellot, diocèse de Soissons, élection de Coulommiers. (B.)
  11. N’est-il pas bien plaisant qu’en France le conseil même ait donné aux protestants le nom de religionnaires, comme si eux seuls avaient eu de la religion, et que les autres n’eussent été que des papistes gouvernés par des arrêts et par des bulles ? (Note de Voltaire.)