Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Maître

Éd. Garnier - Tome 20
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MAÎTRE.

SECTION PREMIÈRE[1].

« Que je suis malheureux d’être né ! disait Ardassan Ougli, jeune icoglan du grand padisha des Turcs. Encore si je ne dépendais que du grand padisha ; mais je suis soumis au chef de mon oda, au capigi bachi ; et quand je veux recevoir ma paye, il faut que je me prosterne devant un commis du tefterdar, qui m’en retranche la moitié. Je n’avais pas sept ans que l’on me coupa, malgré moi, en cérémonie, le bout de mon prépuce, et j’en fus malade quinze jours. Le derviche qui nous fait la prière est mon maître : un iman est encore plus mon maître ; le mollah l’est encore plus que l’iman. Le cadi est un autre maître ; le cadilesquier l’est davantage ; le muphti l’est beaucoup plus que tous ceux-là ensemble. Le kiaka du grand-vizir peut d’un mot me faire jeter dans le canal, et le grand vizir enfin me faire serrer le cou à son plaisir, et empailler la peau de ma tête, sans que personne y prenne seulement garde.

« Que de maîtres, Grand Dieu ! quand j’aurais autant de corps et autant d’âmes que j’ai de devoirs à remplir, je n’y pourrais pas suffire. Ô Allah ! que ne m’as-tu fait chat-huant ! je vivrais libre dans mon trou, et je mangerais des souris à mon aise sans maître et sans valets. C’est assurément la vraie destinée de l’homme ; il n’a des maîtres que depuis qu’il est perverti. Nul homme n’était fait pour servir continuellement un autre homme. Chacun aurait charitablement aidé son prochain si les choses étaient dans l’ordre. Le clairvoyant aurait conduit l’aveugle, le dispos aurait servi de béquilles au cul-de-jatte. Ce monde aurait été le paradis de Mahomet ; et il est l’enfer qui se trouve précisément sous le pont aigu. »

Ainsi parlait Ardassan Ougli, après avoir reçu les étrivières de la part d’un de ses maîtres.

Ardassan Ougli, au bout de quelques années, devint bacha à trois queues. Il fit une fortune prodigieuse, et il crut fermement que tous les hommes, excepté le Grand Turc et le grand-vizir, étaient nés pour le servir, et toutes les femmes pour lui donner du plaisir selon ses volontés.

SECTION II[2].

Comment un homme a-t-il pu devenir le maître d’un autre homme, et par quelle espèce de magie incompréhensible a-t-il pu devenir le maître de plusieurs autres hommes ? On a écrit sur ce phénomène un grand nombre de bons volumes ; mais je donne la préférence à une fable indienne, parce qu’elle est courte, et que les fables ont tout dit.

Adimo, le père de tous les Indiens, eut deux fils et deux filles de sa femme Procriti. L’aîné était un géant vigoureux, le cadet était un petit bossu, les deux filles étaient jolies. Dès que le géant sentit sa force, il coucha avec ses deux sœurs, et se fit servir par le petit bossu. De ses deux sœurs, l’une fut sa cuisinière, l’autre sa jardinière. Quand le géant voulait dormir, il commençait par enchaîner à un arbre son petit frère le bossu ; et lorsque celui-ci s’enfuyait, il le rattrapait en quatre enjambées, et lui donnait vingt coups de nerf de bœuf.

Le bossu devint soumis et le meilleur sujet du monde. Le géant, satisfait de le voir remplir ses devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de ses sœurs dont il était dégoûté. Les enfants qui vinrent de ce mariage ne furent pas tout à fait bossus ; mais ils eurent la taille assez contrefaite. Ils furent élevés dans la crainte de Dieu et du géant. Ils reçurent une excellente éducation ; on leur apprit que leur grand-oncle était géant de droit divin, qu’il pouvait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait ; que s’il avait quelque jolie nièce, ou arrière-nièce, c’était pour lui seul sans difficulté, et que personne ne pouvait coucher avec elle que quand il n’en voudrait plus.

Le géant étant mort, son fils, qui n’était pas à beaucoup près si fort ni si grand que lui, crut cependant être géant comme son père de droit divin. Il prétendit faire travailler pour lui tous les hommes, et coucher avec toutes les filles. La famille se ligua contre lui, il fut assommé, et on se mit en république.

Les Siamois, au contraire, prétendaient que la famille avait commencé par être républicaine, et que le géant n’était venu qu’après un grand nombre d’années et de dissensions ; mais tous les auteurs de Bénarès et de Siam conviennent que les hommes vécurent une infinité de siècles avant d’avoir l’esprit de faire des lois ; et ils le prouvent par une raison sans réplique : c’est qu’aujourd’hui même où tout le monde se pique d’avoir de l’esprit, on n’a pas trouvé encore le moyen de faire une vingtaine de lois passablement bonnes.

C’est encore, par exemple, une question insoluble dans l’Inde si les républiques ont été établies avant ou après les monarchies, si la confusion a dû paraître aux hommes plus horrible que le despotisme. J’ignore ce qui est arrivé dans l’ordre des temps ; mais, dans celui de la nature, il faut convenir que, les hommes naissant tous égaux, la violence et l’habileté ont fait les premiers maîtres ; les lois ont fait les derniers.



  1. Formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)
  2. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1766. (B.)