Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Luxe

Éd. Garnier - Tome 20
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LUXE.

SECTION PREMIÈRE[1].

Dans un pays où tout le monde allait pieds nus, le premier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe? N’était-ce pas un homme très-sensé et très-industrieux ?

N’en est-il pas de même de celui qui eut la première chemise ? Pour celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un génie plein de ressources, et capable de gouverner un État.

Cependant ceux qui n’étaient pas accoutumés à porter des chemises blanches le prirent pour un riche efféminé qui corrompait la nation.

« Gardez-vous du luxe, disait Caton aux Romains : vous avez subjugué la province du Phase ; mais ne mangez jamais de faisans. Vous avez conquis le pays ou croît le coton ; couchez sur la dure. Vous avez volé à main armée l’or, l’argent et les pierreries de vingt nations ; ne soyez jamais assez sots pour vous en servir. Manquez de tout après avoir tout pris. Il faut que les voleurs de grand chemin soient vertueux et libres. »

Lucullus lui répondit : « Mon ami, souhaite plutôt que Crassus, Pompée, César, et moi, nous dépensions tout en luxe. Il faut bien que les grands voleurs se battent pour le partage des dépouilles. Rome doit être asservie, mais elle le sera bien plus tôt et bien plus sûrement par l’un de nous si nous faisons valoir comme toi notre argent que si nous le dépensons en superfluités et en plaisirs. Souhaite que Pompée et César s’appauvrissent assez pour n’avoir pas de quoi soudoyer des armées. »

Il n’y a pas longtemps qu’un homme de Norvége reprochait le luxe à un Hollandais. « Qu’est devenu, disait-il, cet heureux temps où un négociant, partant d’Amsterdam pour les Grandes-Indes, laissait un quartier de bœuf fumé dans sa cuisine, et le retrouvait à son retour ? Où sont vos cuillères de bois et vos fourchettes de fer ? N’est-il pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de damas ?

— Va-t’en à Batavia, lui répondit l’homme d’Amsterdam ; gagne comme moi dix tonnes d’or, et vois si l’envie ne te prendra pas d’être bien vêtu, bien nourri et bien logé. »

Depuis cette conversation on a écrit vingt volumes sur le luxe et ces livres ne l’ont ni diminué ni augmenté.

SECTION II[2].

On a déclamé contre le luxe depuis deux mille ans, en vers et en prose, et on l’a toujours aimé.

Que n’a-t-on pas dit des premiers Romains ? Quand ces brigands ravagèrent et pillèrent les moissons ; quand, pour augmenter leur pauvre village, ils détruisirent les pauvres villages des Volsques et des Samnites, c’étaient des hommes désintéressés et vertueux : ils n’avaient pu encore voler ni or, ni argent, ni pierreries, parce qu’il n’y en avait point dans les bourgs qu’ils saccagèrent. Leurs bois ni leurs marais ne produisaient ni perdrix, ni faisans, et on loue leur tempérance.

Quand de proche en proche ils eurent tout pillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à l’Euphrate, et qu’ils eurent assez d’esprit pour jouir du fruit de leurs rapines ; quand ils cultivèrent les arts, qu’ils goûtèrent tous les plaisirs, et qu’ils les firent même goûter aux vaincus, ils cessèrent alors, dit-on, d’être sages et gens de bien.

Toutes ces déclamations se réduisent à prouver qu’un voleur ne doit jamais ni manger le dîner qu’il a pris, ni porter l’habit qu’il a dérobé, ni se parer de la bague qu’il a volée. Il fallait, dit-on, jeter tout cela dans la rivière, pour vivre en honnêtes gens ; dites plutôt qu’il ne fallait pas voler. Condamnez les brigands quand ils pillent ; mais ne les traitez pas d’insensés quand ils jouissent. De bonne foi[3], lorsqu’un grand nombre de marins anglais se sont enrichis à la prise de Pondichéry et de la Havane, ont-ils eu tort d’avoir ensuite du plaisir à Londres pour prix de la peine qu’ils avaient eue au fond de l’Asie et de l’Amérique ?

Les déclamateurs voudraient qu’on enfouît les richesses qu’on aurait amassées par le sort des armes, par l’agriculture, par le commerce, et par l’industrie. Ils citent Lacédémone ; que ne citent-ils aussi la république de Saint-Marin ? Quel bien Sparte fit-elle à la Grèce ? Eut-elle jamais des Démosthène, des Sophocle, des Apelles, et des Phidias ? Le luxe d’Athènes a fait des grands hommes en tout genre ; Sparte a eu quelques capitaines, et encore en moins grand nombre que les autres villes. Mais à la bonne heure qu’une aussi petite république que Lacédémone conserve sa pauvreté[4]. On arrive à la mort aussi bien en manquant de tout qu’en jouissant de ce qui peut rendre la vie agréable. Le sauvage du Canada subsiste et atteint la vieillesse comme le citoyen d’Angleterre qui a cinquante guinées de revenu. Mais qui comparera jamais le pays des Iroquois à l’Angleterre ?

Que la république de Raguse et le canton de Zug fassent des lois somptuaires : ils ont raison, il faut que le pauvre ne dépense point au delà de ses forces ; mais j’ai lu quelque part[5] :

Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s’il en perd un petit[6].

Si par le luxe vous entendez l’excès, on sait que l’excès est pernicieux en tout genre : dans l’abstinence comme dans la gourmandise ; dans l’économie comme dans la libéralité. Je ne sais comment il est arrivé que dans mes villages, où la terre est ingrate, les impôts lourds, la défense d’exporter le blé qu’on a semé intolérable, il n’y a guère pourtant de colon qui n’ait un bon habit de drap, et qui ne soit bien chaussé et bien nourri. Si ce colon laboure avec son bel habit, avec du linge blanc, les cheveux frisés et poudrés, voilà certainement le plus grand luxe, et le plus impertinent ; mais qu’un bourgeois de Paris ou de Londres paraisse au spectacle vêtu comme ce paysan, voilà la lésine la plus grossière et la plus ridicule.

Est modus in rebus, sunt certi denique fines,
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

(Hor., lib. I, sat. i, v. 106.)

Lorsqu’on inventa les ciseaux, qui ne sont certainement pas de l’antiquité la plus haute, que ne dit-on pas contre les premiers qui se rognèrent les ongles, et qui coupèrent une partie des cheveux qui leur tombaient sur le nez ? On les traita sans doute de petits-maitres et de prodigues, qui achetaient chèrement un instrument de la vanité, pour gâter l’ouvrage du Créateur. Quel péché énorme d’accourcir la corne que Dieu fait naître au bout de nos doigts ! C’était un outrage à la Divinité. Ce fut bien pis quand on inventa les chemises et les chaussons. On sait avec quelle fureur les vieux conseillers, qui n’en avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes magistrats qui donnèrent dans ce luxe funeste[7].


  1. Formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.) — Voyez aussi dans les Mélanges, année 1738, les Observations sur MM. Jean Lass, Melon et Dutot, sur le commerce, le luxe, etc.
  2. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
  3. Le pauvre d’esprit que nous avons déjà cité, ayant lu ce passage dans une mauvaise édition où il y avait un point après ce mot bonne foi, crut que l’auteur voulait dire que les voleurs jouissaient de bonne foi. Nous savons bien que ce pauvre d’esprit est méchant, mais de bonne foi il ne peut être dangereux. (Note de Voltaire.) — Cette note a été, comme celle de la p.519, t. XIX, ajoutée en 1769. (B.)
  4. Lacédémone n’évita le luxe qu’en conservant la communauté ou l’égalité des biens ; mais elle ne conserva l’un ou l’autre qu’en faisant cultiver les terres par un peuple esclave. C’était la législation du couvent de Saint-Claude, à cela près que les moines ne se permettaient pas d’assassiner ni d’assommer leurs mainmortables. L’existence de l’égalité ou de la communauté des biens suppose celle d’un peuple esclave. Les Spartiates avaient de la vertu, comme les voleurs de grand chemin, comme les inquisiteurs, comme toutes les classes d’hommes que l’habitude a familiarisés avec une espèce de crimes au point de les commettre sans remords. (K.)
  5. Dans la Défense du Mondain. Voyez tome X.
  6. Les lois somptuaires sont par leur nature une violation du droit de propriété. Si dans un petit État il n’y a point une grande inégalité de fortune, il n’y aura pas de luxe ; si cette inégalité y existe, le luxe en est le remède. Ce sont les lois somptuaires de Genève qui lui ont fait perdre la liberté. (K.)
  7. Si l’on entend par luxe tout ce qui est au delà du nécessaire, le luxe est une suite naturelle des progrès de l’espèce humaine ; et pour raisonner conséquemment, tout ennemi du luxe doit croire avec Rousseau que l’état de bonheur et de vertu pour l’homme est celui, non de sauvage, mais d’orang-outang. On sent qu’il serait absurde de regarder comme un mal des commodités dont tous les hommes jouiraient : aussi ne donne-t-on en général le nom de luxe qu’aux superfluités dont un petit nombre d’individus seulement peuvent jouir. Dans ce sens, le luxe est une suite nécessaire de la propriété, sans laquelle aucune société ne peut subsister, et d’une grande inégalité entre les fortunes, qui est la conséquence, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les bonnes lois qui peuvent le détruire. Les moralistes doivent adresser leurs sermons aux législateurs, et non aux particuliers, parce qu’il est dans l’ordre des choses possibles qu’un homme vertueux et éclairé ait le pouvoir de faire des lois raisonnables, et qu’il n’est pas dans la nature humaine que tous les riches d’un pays renoncent par vertu à se procurer à prix d’argent des jouissances de plaisir ou de vanité. (Note de Voltaire.)


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