Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Locke

Éd. Garnier - Tome 19
◄  Livres Locke Loi naturelle   ►



LOCKE.

SECTION PREMIÈRE[1].
SECTION II.

Il n’y a point de philosophe qui n’essuie beaucoup d’outrages et de calomnies. Pour un homme qui est capable d’y répondre par des raisons, il y en a cent qui n’ont que des injures à dire, et chacun paye dans sa monnaie. J’entends tous les jours rebattre à mes oreilles : « Locke nie l’immortalité de l’âme, Locke détruit la morale ; » et, ce qu’il y a de surprenant (si quelque chose pouvait surprendre), c’est que de tous ceux qui font le procès à la morale de Locke, il y en a très-peu qui l’aient lu, encore moins qui l’aient entendu, et nul à qui on ne doive souhaiter les vertus qu’avait cet homme si digne du nom de sage et de juste.

On lit volontiers Malebranche à Paris : il s’est fait quantité d’éditions de son roman métaphysique ; mais j’ai remarqué qu’on ne lit guère que les chapitres qui regardent les erreurs des sens et de l’imagination. Il y a très-peu de lecteurs qui examinent les choses abstraites de ce livre. Ceux qui connaissent la nation française m’en croiront aisément quand j’assurerai que si le P. Malebranche avait supposé les erreurs des sens et de l’imagination comme des erreurs connues des philosophes, et était entré tout d’un coup en matière, il n’aurait fait aucun sectateur, et qu’à peine il eût trouvé des lecteurs. Il a étonné la raison de ceux à qui il a plu par son style. On l’a cru dans les choses qu’on n’entendait point, parce qu’il avait commencé par avoir raison dans les choses qu’on entendait ; il a séduit parce qu’il était agréable, comme Descartes parce qu’il était hardi. Locke n’était que sage ; aussi a-t-il fallu vingt années pour débiter à Paris la première édition, faite en Hollande, de son livre sur l’Entendement humain. Jamais homme n’a été jusqu’à présent moins lu et plus condamné parmi nous que Locke. Les échos de la calomnie et de l’ignorance répètent tous les jours : « Locke ne croyait point l’âme immortelle, donc il n’avait point de probité. » Je laisse à d’autres le soin de confondre l’horreur de ce mensonge ; je me borne ici à montrer l’impertinence de cette conclusion. Le dogme de l’immortalité de l’âme a été très-longtemps ignoré dans toute la terre. Les premiers Juifs l’ignoraient : n’y avait-il point d’honnête homme parmi eux ? La loi judaïque, qui n’enseignait rien touchant la nature et l’immortalité de l’âme, n’enseignait-elle pas la vertu ? Quand même nous ne serions pas assurés aujourd’hui par la foi que nous sommes immortels, quand nous aurions une démonstration que tout périt avec nos corps, nous n’en devrions pas moins adorer le Dieu qui nous a faits, et suivre la raison qu’il nous a donnée. Dût notre vie et notre existence ne durer qu’un seul jour, il est sûr que pour passer ce jour heureusement il faudrait être vertueux ; et il est sûr qu’en tous pays et en tous temps, être vertueux n’est autre chose que de « faire aux autres ce que nous voulons qu’on nous fasse ». C’est cette vertu véritable, la fille de la raison et non de la crainte, qui a conduit tant de sages dans l’antiquité ; c’est elle qui, dans nos jours, a réglé la vie d’un Descartes, ce précurseur de la physique ; d’un Newton, l’interprète de la nature ; d’un Locke, qui seul a appris à l’esprit humain à se bien connaître ; d’un Bayle, ce juge impartial et éclairé, aussi estimable que calomnié : car, il faut le dire à l’honneur des lettres, la philosophie fait un cœur droit, comme la géométrie fait l’esprit juste. Mais non-seulement Locke était vertueux, non-seulement il croyait l’âme immortelle, mais il n’a jamais affirmé que la matière pense ; il a dit seulement que la matière peut penser, si Dieu le veut, et que c’est une absurdité téméraire de nier que Dieu en ait le pouvoir.

Je veux encore supposer qu’il ait dit et que d’autres aient dit comme lui qu’en effet Dieu a donné la pensée à la matière ; s’ensuit-il de là que l’âme soit mortelle ? L’école crie qu’un composé retient la nature de ce dont il est composé, que la matière est périssable et divisible, qu’ainsi l’âme serait périssable et divisible comme elle. Tout cela est également faux.

Il est faux que, si Dieu voulait faire penser la matière, la pensée fût un composé de la matière: car la pensée serait un don de Dieu ajouté à l’être inconnu qu’on nomme matière, de même que Dieu lui a ajouté l’attraction des forces centripètes et le mouvement, attributs indépendants de la divisibilité.

Il est faux que, même dans le système des écoles, la matière soit divisible à l’infini. Nous considérons, il est vrai, la divisibilité à l’infini en géométrie ; mais cette science n’a d’objet que nos idées, et, en supposant des lignes sans largeur et des points sans étendue, nous supposons aussi une infinité de cercles passant entre une tangente et un cercle donné.

Mais quand nous venons à examiner la nature telle qu’elle est, alors la divisibilité à l’infini s’évanouit. La matière, il est vrai, reste à jamais divisible par la pensée, mais elle est nécessairement indivisée ; et cette même géométrie, qui me démontre que ma pensée divisera éternellement la matière, me démontre aussi qu’il y a dans la matière des parties indivisées parfaitement solides, et en voici la démonstration.

Puisque l’on doit supposer des pores à chaque ordre d’éléments dans lesquels on imagine la matière divisée à l’infini, ce qui restera de matière solide sera donc exprimé par le produit d’une suite infinie de termes plus petits chacun que l’autre ; or un tel produit est nécessairement égal à zéro : donc si la matière était physiquement divisible à l’infini, il n’y aurait point de matière. Cela fait voir en passant que M. de Malezieu, dans ses Éléments de géométrie pour M. le duc de Bourgogne, a bien tort de se récrier sur la prétendue incompatibilité qui se trouve entre des unités et des parties divisibles à l’infini ; il se trompe en cela doublement : il se trompe en ce qu’il ne considère pas qu’une unité est l’objet de notre pensée, et la divisibilité un autre objet de notre pensée, lesquels ne sont point incompatibles, car je puis faire une unité d’une centaine, et je puis faire une centaine d’une unité ; et il se trompe encore en ce qu’il ne considère pas la différence qui est entre la matière divisible par la pensée, et la matière divisible en effet.

Qu’est-ce que je prouve de tout ceci ?

Qu’il y a des parties de matières impérissables et indivisibles ; que Dieu tout-puissant, leur créateur, pourra, quand il voudra, joindre la pensée à une de ces parties, et la conserver à jamais. Je ne dis pas que ma raison m’apprend que Dieu en a usé ainsi ; je dis seulement qu’elle m’apprend qu’il le peut. Je dis avec le sage Locke que ce n’est pas à nous, qui ne sommes que d’hier, à oser mettre des bornes à la puissance du Créateur, de l’Être infini, du seul Être nécessaire et immuable.

M. Locke dit qu’il est impossible à la raison de prouver la spiritualité de l’âme : j’ajoute qu’il n’y a personne sur la terre qui ne soit convaincu de cette vérité.

Il est indubitable que si un homme était bien persuadé qu’il sera plus libre et plus heureux en sortant de sa maison, il la quitterait tout à l’heure ; or on ne peut croire que l’âme est spirituelle sans la croire en prison dans le corps, où elle est d’ordinaire, sinon malheureuse, au moins inquiète et ennuyée : on doit donc être charmé de sortir de sa prison ; mais quel est l’homme charmé de mourir par ce motif ?

Quod si immortailis nostra foret mens,
Non jam se moriens dissolvi conquereretur ;
Sed magis ire foras, vestemque relinquere, ut anguis,
Gauderet, prælonga senet aut cornua cervus.

(Lucrèce, III, 611-614.)

Il faut tâcher de savoir, non ce que les hommes ont dit sur cette matière, mais ce que notre raison peut nous découvrir, indépendamment des opinions des hommes.



  1. Dans les éditions de Kehl, cette première section se composait d’une partie de la treizième des Lettres philosophiques (voyez les Mélanges, année 1734). (B.)


Livres

Locke

Loi naturelle