Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Littérature

Éd. Garnier - Tome 19
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LITTÉRATURE[1].

Littérature ; ce mot est un de ces termes vagues si fréquents dans toutes les langues : tel est celui de philosophie, par lequel on désigne tantôt les recherches d’un métaphysicien, tantôt les démonstrations d’un géomètre, ou la sagesse d’un homme détrompé du monde, etc. Tel est le mot d’esprit, prodigué indifféremment, et qui a toujours besoin d’une explication qui en limite le sens ; et tels sont tous les termes généraux, dont l’acception précise n’est déterminée en aucune langue que par les objets auxquels on les applique.

La littérature est précisément ce qu’était la grammaire chez les Grecs et chez les Romains ; le mot de lettre ne signifiait d’abord que gramma. Mais comme les lettres de l’alphabet sont le fondement de toutes les connaissances, on appela avec le temps grammairiens, non-seulement ceux qui enseignèrent la langue, mais ceux qui s’appliquèrent à la philologie, à l’étude des poëtes et des orateurs, aux scolies, aux discussions des faits historiques.

On donna, par exemple, le nom de grammairien à Athénée, qui vivait sous Marc-Aurèle, auteur du Banquet des Philosophes, ramas, agréable alors, de citations et de faits vrais ou faux. Aulus Gellius, qu’on appelle communément Aulu-Gelle, et qui vivait sous Adrien, est compté parmi les grammairiens à cause de ses Nuits Attiques, dans lesquelles on trouve une grande variété de critiques et de recherches ; les Saturnales de Macrobe, au ive siècle, ouvrage d’une érudition instructive et agréable, furent appelées encore l’ouvrage d’un bon grammairien.

La littérature, qui est cette grammaire d’Aulu-Gelle, d’Athénée, de Macrobe, désigne dans toute l’Europe une connaissance des ouvrages de goût, une teinture d’histoire, de poésie, d’éloquence, de critique.

Un homme qui possède les auteurs anciens, qui a comparé leurs traductions et leurs commentaires, a une plus grande littérature que celui qui, avec plus de goût, s’est borné aux bons auteurs de son pays, et qui n’a eu pour précepteur qu’un plaisir facile.

La littérature n’est point un art particulier : c’est une lumière acquise sur les beaux-arts, lumière souvent trompeuse. Homère était un génie, Zoïle un littérateur. Corneille était un génie ; un journaliste qui rend compte de ses chefs-d’œuvre est un homme de littérature. On ne distingue point les ouvrages d’un poëte, d’un orateur, d’un historien, par ce terme vague de littérature, quoique leurs auteurs puissent étaler une connaissance très-variée, et posséder tout ce qu’on entend par le mot de lettres. Racine, Roileau, Bossuet, Fénelon, qui avaient plus de littérature que leurs critiques, seraient très-mal à propos appelés des gens de lettres, des littérateurs ; de même qu’on ne se bornerait pas à dire que Newton et Locke sont des gens d’esprit.

On peut avoir de la littérature sans être ce qu’on appelle un savant. Quiconque a lu avec fruit les principaux auteurs latins dans sa langue maternelle a de la littérature ; mais le savoir demande des études plus vastes et plus approfondies. Ce ne serait pas assez de dire que le Dictionnaire de Bayle est un recueil de littérature ; ce ne serait pas même assez de dire que c’est un ouvrage très-savant, parce que le caractère distinctif et supérieur de ce livre est une dialectique profonde, et que s’il n’était pas un dictionnaire de raisonnement encore plus que de faits et d’observations, la plupart assez inutiles, il n’aurait pas cette réputation si justement acquise et qu’il conservera toujours. Il forme des littérateurs, et il est au-dessus d’eux.

On appelle la belle littérature celle qui s’attache aux objets qui ont de la beauté, à la poésie, à l’éloquence, à l’histoire bien écrite. La simple critique, la polymathie, les diverses interprétations des auteurs, les sentiments des anciens philosophes, la chronologie, ne sont point de la belle littérature, parce que ces recherches sont sans beauté. Les hommes étant convenus de nommer beau tout objet qui inspire sans effort des sentiments agréables, ce qui n’est qu’exact, difficile et utile, ne peut prétendre à la beauté, Ainsi on ne dit point une belle scolie, une belle critique, une belle discussion, comme on dit un beau morceau de Virgile, d’Horace, de Cicéron, de Bossuet, de Racine, de Pascal. Une dissertation bien faite, aussi élégante qu’exacte, et qui répand des fleurs sur un sujet épineux, peut encore être appelée un beau morceau de littérature, quoique dans un rang très-subordonné aux ouvrages de génie.

Parmi les arts libéraux, qu’on appelle les beaux-arts par cette raison-là même qu’ils cessent presque d’être des arts dès qu’ils n’ont point de beauté, dès qu’ils manquent le grand but de plaire, il y en a beaucoup qui ne sont point l’objet de la littérature : tels sont la peinture, l’architecture, la musique, etc. ; ces arts, par eux-mêmes, n’ont point de rapports aux lettres, à l’art d’exprimer des pensées ; ainsi le mot ouvrage de littérature ne convient point à un livre qui enseigne l’architecture ou la musique, les fortifications, la castramétation, etc. : c’est un ouvrage technique ; mais lorsqu’on écrit l’histoire de ces arts...


  1. J’ai, le premier, publié ce fragment en 1819, d’après un manuscrit de la main de Wagnière, avec des corrections de la main de Voltaire. (B.)


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