Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Libelle

Éd. Garnier - Tome 19



LIBELLE[1].

On nomme libelles de petits livres d’injures. Ces livres sont petits parce que les auteurs, ayant peu de raisons à donner, n’écrivant point pour instruire, et voulant être lus, sont forcés d’être courts. Ils y mettent très-rarement leurs noms, parce que les assassins craignent d’être saisis avec des armes défendues.

Il y a les libelles politiques. Les temps de la Ligue et de la Fronde en regorgèrent. Chaque dispute en Angleterre en produit des centaines. On en fit contre Louis XIV de quoi fournir une vaste bibliothèque.

Nous avons les libelles théologiques depuis environ seize cents ans : c’est bien pis ; ce sont des injures sacrées des halles. Voyez seulement comment saint Jérôme traite Rufin et Vigilantius. Mais, depuis lui, les disputeurs ont bien enchéri. Les derniers libelles ont été ceux des molinistes contre les jansénistes ; on les compte par milliers. De tous ces fatras, il ne reste aujourd’hui que les seules Lettres provinciales.

Les gens de lettres pourraient le disputer aux théologiens. Boileau et Fontenelle, qui s’attaquèrent à coups d’épigrammes, disaient tous deux que les libelles dont ils avaient été gourmés n’auraient pas tenu dans leurs chambres. Tout cela tombe comme les feuilles en automne. Il y a eu des gens qui ont traité de libelles toutes les injures qu’on dit par écrit à son prochain.

Selon eux, les pouilles que les prophètes chantèrent quelquefois aux rois d’Israël étaient des libelles diffamatoires pour faire soulever les peuples contre eux. Mais comme la populace n’a jamais lu dans aucun pays du monde, il est à croire que ces satires, qu’on débitait sous le manteau, ne faisaient pas grand mal. C’est en parlant au peuple assemblé qu’on excite des séditions bien plutôt qu’en écrivant. C’est pourquoi la première chose que fit, à son avénement, la reine d’Angleterre Élisabeth, chef de l’Église anglicane et défenseur de la foi, ce fut d’ordonner qu’on ne prêchât de six mois sans sa permission expresse.

L’Anti-Caton de César était un libelle ; mais César fit plus de mal à Caton par la bataille de Pharsale et par celle de Tapsa que par ses diatribes.

Les Philippiques de Cicéron sont des libelles ; mais les proscriptions des triumvirs furent des libelles plus terribles.

Saint Cyrille, saint Grégoire de Nazianze, firent des libelles contre le grand empereur Julien ; mais ils eurent la générosité de ne les publier qu’après sa mort.

Rien ne ressemble plus à des libelles que certains manifestes de souverains. Les secrétaires du cabinet de Moustapha, empereur des Osmanlis, ont fait un libelle de leur déclaration de guerre[2].

Dieu les en a punis, eux et leur commettant. Le même esprit qui anima César, Cicéron, et les secrétaires de Moustapha, domine dans tous les polissons qui font des libelles dans leurs greniers. Natura est semper sibi consona[3]. Qui croirait que les âmes de Garasse, du cocher de Vertamon, de Nonotte, de Paulian, de Fréron, de Langleviel dit La Beaumelle, fussent, à cet égard, de la même trempe que les âmes de César, de Cicéron, de saint Cyrille, et du secrétaire de l’empereur des Osmanlis ? Rien n’est pourtant plus vrai.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Contre la Russie.
  3. Ces paroles sont de Newton ; voyez, le chapitre ii des Oreilles du comte de Chesterfleld.