Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Jephté

Éd. Garnier - Tome 19
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JEPHTÉ[1].
SECTION PREMIÈRE.

Il est évident, par le texte du livre des Juges, que Jephté promit de sacrifier la première personne qui sortirait de sa maison pour venir le féliciter de sa victoire contre les Ammonites. Sa fille unique vint au-devant de lui ; il déchira ses vêtements, et il l’immola après lui avoir permis d’aller pleurer sur les montagnes le malheur de mourir vierge. Les filles juives célébrèrent longtemps cette aventure, en pleurant la fille de Jephté pendant quatre jours[2].

En quelque temps que cette histoire ait été écrite, qu’elle soit imitée de l’histoire grecque d’Agamemnon et d’Idoménée, ou qu’elle en soit le modèle, qu’elle soit antérieure ou postérieure à de pareilles histoires assyriennes, ce n’est pas ce que j’examine ; je m’en tiens au texte : Jephté voua sa fille en holocauste, et accomplit son vœu.

Il était expressément ordonné par la loi juive d’immoler les hommes voués au Seigneur. « Tout homme voué ne sera point racheté, mais sera mis à mort sans rémission. » La Vulgate traduit : « Non redimetur, sed morte morietur[3]. »

C’est en vertu de cette loi que Samuel coupa en morceaux le roi Agag, à qui, comme nous l’avons déjà dit[4], Saül avait pardonné ; et c’est même pour avoir épargné Agag que Saül fut réprouvé du Seigneur, et perdit son royaume.

Voilà donc les sacrifices de sang humain clairement établis ; il n’y a aucun point d’histoire mieux constaté : on ne peut juger d’une nation que par ses archives, et par ce qu’elle rapporte d’elle-même.

SECTION II.

Il y a donc des gens à qui rien ne coûte, qui falsifient un passage de l’Écriture aussi hardiment que s’ils en rapportaient les propres mots ; et qui, sur leur mensonge, qu’ils ne peuvent méconnaître, espèrent qu’ils tromperont les hommes. Et s’il y a aujourd’hui de tels fripons, il est à présumer qu’avant l’invention de l’imprimerie il y en avait cent fois davantage.

Un des plus impudents falsificateurs a été l’auteur d’un infâme libelle intitulé Dictionnaire antiphilosophique[5], et justement intitulé. Les lecteurs me diront : Ne te fâche pas tant ; que t’importe un mauvais livre ? — Messieurs, il s’agit de Jephté ; il s’agit de victimes humaines : c’est du sang des hommes sacrifiés à Dieu que je veux vous entretenir.

L’auteur, quel qu’il soit, traduit ainsi le trente-neuvième verset du chap. ii de l’Histoire de Jephté :

« Elle retourna dans la maison de son père, qui fit la consécration qu’il avait promise par son vœu ; et sa fille resta dans l’état de virginité. »

Oui, falsificateur de Bible, j’en suis fâché, mais vous avez menti au Saint-Esprit, et vous devez savoir que cela ne se pardonne pas.

Il y a dans la Vulgate : « Et reversa est ad patrem suum, et fecit ei sicut voverat quæ ignorabat virum. Exinde mos increbuit in Israël, et consuetudo servata est, ut post anni circulum conveniant in unum filiæ Israël, et plangant filiam Jephte Galaaditæ, diebus quatuor. — Elle revint à son père, et il lui fit comme il avait voué, à elle qui n’avait point connu d’homme. Et de là est venu l’usage, et la coutume s’est conservée, que les filles d’Israël s’assemblent tous les ans pour pleurer la fille de Jephté le Galaadite, pendant quatre jours. »

Or, dites-nous, homme antiphilosophe, si on pleure tous les ans pendant quatre jours une fille pour avoir été consacrée ?

Dites-nous s’il y avait des religieuses chez un peuple qui regardait la virginité comme un opprobre ?

Dites-nous ce que signifie : Il lui fit comme il avait voué, fecit ei sicut voverat ? Qu’avait voué Jephté ? qu’avait-il promis par serment ? D’égorger sa fille, de l’immoler en holocauste, et il l’égorgea.

Lisez la dissertation de Calmet sur la témérité du vœu de Jephté et sur son accomplissement ; lisez la loi qu’il cite, cette loi terrible du Lévitique, au chapitre xxvii, qui ordonne que tout ce qui sera dévoué au Seigneur ne sera point racheté, mais mourra de mort ; « non redimetur, sed morte morietur ».

Voyez les exemples en foule attester cette vérité épouvantable ; voyez les Amalécites et les Chananéens ; voyez le roi d’Arad et tous les siens soumis à ce dévouement ; voyez le prêtre Samuel égorger de ses mains le roi Agag, et le couper en morceaux comme un boucher débite un bœuf dans sa boucherie. Et puis corrompez, falsifiez, niez l’Écriture sainte, pour soutenir votre paradoxe ; insultez à ceux qui la révèrent, quelque chose étonnante qu’ils y trouvent. Donnez un démenti à l’historien Josèphe, qui la transcrit, et qui dit positivement que Jephté immola sa fille. Entassez injure sur mensonge, et calomnie sur ignorance : les sages en riront ; et ils sont aujourd’hui en grand nombre, ces sages. Oh ! si vous saviez comme ils méprisent les Routh[6] quand ils corrompent la sainte Écriture, et qu’ils se vantent d’avoir disputé avec le président de Montesquieu à sa dernière heure, et de l’avoir convaincu qu’il faut penser comme les frères jésuites !



  1. Dans les premières éditions du Dictionnaire philosophique, 1764, et même dans la Raison par alphabet (1769), l’article Jephté était composé de ce qui forme aujourd’hui la première section. Dans le tome VII des Questions sur l’Encyclopédie, 1771, l’article Jephté consistait en ce qui est aujourd’hui la seconde section. Cette seconde section est la défense de la première contre les attaques du Dictionnaire antiphilosophique. (B.)
  2. Voyez chapitre xi des Juges, v. 40. (Note de Voltaire.)
  3. Lévitique, chapitre xxvii, v. 29. (Id.)
  4. Voyez une des notes du XVIe chant de la Pucelle, tome IX, page 259.
  5. Par Chaudon : voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XVII.
  6. Sur le jésuite Routh, voyez ci-après, page 503.


Jéova

Jephté

Jésuites, ou orgueil