Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Impôt

Éd. Garnier - Tome 19
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IMPÔT[1].
SECTION PREMIÈRE.

On a fait tant d’ouvrages philosophiques sur la nature de l’impôt, qu’il faut bien en dire ici un petit mot. Il est vrai que rien n’est moins philosophique que cette matière ; mais elle peut rentrer dans la philosophie morale, en représentant à un surintendant des finances, ou à un tefterdar turc, qu’il n’est pas selon la morale universelle de prendre l’argent de son prochain, et que tous les receveurs, douaniers, commis des aides et gabelles, sont maudits dans l’Évangile.

Tout maudits qu’ils sont, il faut pourtant convenir qu’il est impossible qu’une société subsiste sans que chaque membre paye quelque chose pour les frais de cette société ; et puisque tout le monde doit payer, il est nécessaire qu’il y ait un receveur. On ne voit pas pourquoi ce receveur est maudit, et regardé comme un idolâtre. Il n’y a certainement nulle idolâtrie à recevoir l’argent des convives pour payer leur souper.

Dans les républiques, et dans les États qui, avec le nom de royaume, sont des républiques en effet, chaque particulier est taxé suivant ses forces et suivant les besoins de la société.

Dans les royaumes despotiques, ou, pour parler plus poliment, dans les États monarchiques, il n’en est pas tout à fait de même. On taxe la nation sans la consulter. Un agriculteur qui a douze cents livres de revenu est tout étonné qu’on lui en demande quatre cents. Il en est même plusieurs qui sont obligés de payer plus de la moitié de ce qu’ils recueillent[2].

À quoi est employé tout cet argent ? L’usage le plus honnête qu’on puisse en faire est de le donner à d’autres citoyens.

Le cultivateur demande pourquoi on lui ôte la moitié de son bien pour payer des soldats, tandis que la centième partie suffirait : on lui répond qu’outre les soldats il faut payer les arts et le luxe, que rien n’est perdu, que chez les Perses on assignait à la reine des villes et des villages pour payer sa ceinture, ses pantoufles, et ses épingles.

Il réplique qu’il ne sait point l’histoire de Perse, et qu’il est très-fâché qu’on lui prenne la moitié de son bien pour une ceinture, des épingles, et des souliers ; qu’il les fournirait à bien meilleur marché, et que c’est une véritable écorcherie.

On lui fait entendre raison en le mettant dans un cachot, et en faisant vendre ses meubles. S’il résiste aux exacteurs que le Nouveau Testament a damnés, on le fait pendre, et cela rend tous ses voisins infiniment accommodants.

Si tout cet argent n’était employé par le souverain qu’à faire venir des épiceries de l’Inde, du café de Moka, des chevaux anglais et arabes, des soies du Levant, des colifichets de la Chine, il est clair qu’en peu d’années il ne resterait pas un sou dans le royaume. Il faut donc que l’impôt serve à entretenir les manufactures, et que ce qui a été versé dans les coffres du prince retourne aux cultivateurs. Ils souffrent, ils se plaignent, les autres parties de l’État souffrent et se plaignent aussi ; mais au bout de l’année il se trouve que tout le monde a travaillé et a vécu bien ou mal.

Si par hasard l’homme agreste va dans la capitale, il voit avec des yeux étonnés une belle dame vêtue d’une robe de soie brochée d’or, traînée dans un carrosse magnifique par deux chevaux de prix, suivie de quatre laquais habillés d’un drap à vingt francs l’aune ; il s’adresse à un laquais de cette belle dame, et lui dit : « Monseigneur, où cette dame prend-elle tant d’argent pour faire une si grande dépense ? — Mon ami, lui dit le laquais, le roi lui fait une pension de quarante mille livres. — Hélas ! dit le rustre, c’est mon village qui paye cette pension. — Oui, répond le laquais ; mais la soie que tu as recueillie, et que tu as vendue, a servi à l’étoffe dont elle est habillée ; mon drap est en partie de la laine de tes moutons ; mon boulanger a fait mon pain de ton blé ; tu as vendu au marché les poulardes que nous mangeons : ainsi la pension de madame est revenue à toi et à tes camarades. »

Le paysan ne convient pas tout à fait des axiomes de ce laquais philosophe : cependant une preuve qu’il y a quelque chose de vrai dans sa réponse, c’est que le village subsiste, et qu’on y fait des enfants, qui tout en se plaignant feront aussi des enfants qui se plaindront encore.


SECTION II[3].

Si on était obligé d’avoir tous les édits des impôts, et tous les livres faits contre eux, ce serait l’impôt le plus rude de tous. On sait bien que les taxes sont nécessaires, et que la malédiction prononcée dans l’Évangile contre les publicains ne doit regarder que ceux qui abusent de leur emploi pour vexer le peuple. Peut-être le copiste oublia-t-il un mot, comme l’épithète de pravus. On aurait pu dire pravus publicanus ; ce mot était d’autant plus nécessaire que cette malédiction générale est une contradiction formelle avec les paroles qu’on met dans la bouche de Jésus-Christ : Rendez à César ce qui est à César. Certainement celui qui recueille les droits de César ne doit pas être en horreur ; c’eût été insulter l’ordre des chevaliers romains, et l’empereur lui-même : rien n’aurait été plus malavisé.

Dans tous les pays policés les impôts sont très-forts, parce que les charges de l’État sont très-pesantes. En Espagne, les objets de commerce qu’on envoie à Cadix, et de là en Amérique, payent plus de trente pour cent avant qu’on ait fait votre compte.

En Angleterre, tout impôt sur l’importation est très-considérable : cependant on le paye sans murmure ; on se fait même une gloire de le payer. Un négociant se vante de faire entrer quatre à cinq mille guinées par an dans le trésor public.

Plus un pays est riche, plus les impôts y sont lourds. Des spéculateurs voudraient que l’impôt ne tombât que sur les productions de la campagne. Mais quoi ! j’aurai semé un champ de lin qui m’aura rapporté deux cents écus, et un gros manufacturier aura gagné deux cent mille écus en faisant convertir mon lin en dentelles ; ce manufacturier ne payera rien, et ma terre payera tout, parce que tout vient de la terre ! La femme de ce manufacturier fournira la reine et les princesses de beau point d’Alençon ; elle aura de la protection ; son fils deviendra intendant de justice, police et finance, et augmentera ma taille dans ma misérable vieillesse ! Ah ! messieurs les spéculateurs, vous calculez mal ; vous êtes injustes[4].

Le point capital serait qu’un peuple entier ne fût point dépouillé par une armée d’alguazils, pour qu’une vingtaine de sangsues de la cour ou de la ville s’abreuvât de son sang.

Le duc de Sully raconte, dans ses Économies politiques, qu’en 1585 il y avait juste vingt seigneurs intéressés au bail des fermes, à qui les adjudicataires donnaient trois millions deux cent quarante-huit mille écus.

C’était encore pis sous Charles IX et sous François Ier ; ce fut encore pis sous Louis XIII ; il n’y eut pas moins de déprédation dans la minorité de Louis XIV. La France, malgré tant de blessures, est en vie. Oui ; mais si elle ne les avait pas reçues, elle serait en meilleure sauté. Il en est ainsi de plusieurs autres États.

SECTION III[5].

Il est juste que ceux qui jouissent des avantages de l’État en supportent les charges. Les ecclésiastiques et les moines, qui possèdent de grands biens, devraient par cette raison contribuer aux impôts en tout pays comme les autres citoyens.

Dans des temps que nous appelons barbares, les grands bénéfices et les abbayes ont été taxés en France au tiers de leurs revenus[6].

Par une ordonnance de l’an 1188, Philippe-Auguste imposa le dixième des revenus de tous les bénéfices.

Philippe le Bel fit payer le cinquième, ensuite le cinquantième, et enfin le vingtième de tous les biens du clergé.

Le roi Jean, par une ordonnance du 12 mars 1355, taxa au dixième des revenus de leurs bénéfices et de leurs patrimoines les évêques, les abbés, les chapitres, et généralement tous les ecclésiastiques[7].

Le même prince confirma cette taxe par deux autres ordonnances, l’une du 3 mars, l’autre du 28 décembre 1358[8].

Dans les lettres patentes de Charles V, du 22 juin 1372, il est statué que les gens d’Église payeront les tailles et les autres impositions réelles et personnelles[9].

Ces lettres patentes furent renouvelées par Charles VI en 1390.

Comment ces lois ont-elles été abolies, tandis que l’on a conservé tant de coutumes monstrueuses et d’ordonnances sanguinaires ?

Le clergé paye à la vérité une taxe sous le nom de don gratuit ; et, comme l’on sait, c’est principalement la partie la plus utile et la plus pauvre de l’Église, les curés, qui payent cette taxe. Mais pourquoi cette différence et cette inégalité de contributions entre les citoyens d’un même état ? Pourquoi ceux qui jouissent des plus grandes prérogatives, et qui sont quelquefois inutiles au bien public, payent-ils moins que le laboureur, qui est si nécessaire ?

La république de Venise vient de donner des règlements sur cette matière, qui paraissent faits pour servir d’exemple aux autres États de l’Europe.

SECTION IV[10].

Non-seulement les gens d’Église se prétendent exempts d’impôts ; ils ont encore trouvé le moyen, dans plusieurs provinces, de mettre des taxes sur le peuple, et de se les faire payer comme un droit légitime.

Dans quelques pays, les moines s’y étant emparés des dîmes, au préjudice des curés, les paysans ont été obligés de se taxer eux-mêmes pour fournir à la subsistance de leurs pasteurs ; et ainsi, dans plusieurs villages, surtout en Franche-Comté, outre la dîme que les paroissiens payent à des moines ou à des chapitres, ils payent encore par feu trois ou quatre mesures de blé à leurs curés.

On appelle cette taxe droit de moisson dans quelques provinces, et boisselage dans d’autres.

Il est juste sans doute que les curés soient bien payés ; mais il vaudrait beaucoup mieux leur rendre une partie de la dîme que les moines leur ont enlevée, que de surcharger de pauvres paysans.

Depuis que le roi de France a fixé les portions congrues par son édit du mois de mai 1768, et qu’il a chargé les décimateurs de les payer, il semble que les paysans ne devraient plus être tenus de payer une seconde dîme à leurs curés : taxe à laquelle ils ne s’étaient obligés que volontairement, et dans le temps où le crédit et la violence des moines avaient ôté aux pasteurs tous les moyens de subsister.

Le roi a aboli cette seconde dîme dans le Poitou par des lettres patentes du mois de juillet 1769, enregistrées au parlement de Paris le 11 du même mois.

Il serait bien digne de la justice et de la bienfaisance de Sa Majesté de faire une loi semblable pour les autres provinces qui se trouvent dans le même cas que celle du Poitou, comme la Franche-Comté, etc.

(Par M. Christin, avocat de Besançon[11].)


  1. La première section parut, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. Ce qui forme aujourd’hui les sections ii, iii, iv, était les sections i, ii, iii, dans l’édition de 1771. (B.)
  2. Avouons que s’il y a quelques républiques où l’on fasse semblant de consulter la nation, il n’y en a peut-être pas une seule où elle soit réellement consultée.

    Avouons encore qu’en Angleterre, à l’exemption près de tout impôt personnel, il y a dans les taxes autant de disproportion, de gênes, de faux frais, de poursuites violentes, que dans aucune monarchie. Avouons enfin qu’il est très-possible que, dans une république, le corps législatif soit intéressé à maintenir une mauvaise administration d’impôts, tandis qu’un monarque ne peut y avoir aucun intérêt. Ainsi le peuple d’une république peut avoir à craindre et l’erreur et la corruption de ses chefs, au lieu que les sujets d’un monarque n’ont que ses erreurs à redouter. (K.)

  3. Voyez la note, page 439.
  4. Voyez les notes de l’Homme aux quarante écus.
  5. Voyez la note, page 439.
  6. Aimoin, livre V, chapitre liv. Le Bret, plaid. ii. (Note de Voltaire.)
  7. Ord. du Louvre, tome IV. (Id.)
  8. Ibid. (Id.)
  9. Ibid, tome V. (Id.)
  10. Voyez la note, page 439.
  11. Christin (Charles-Gabriel-Frédéric), que l’on dit né à Saint-Claude, en 1744, a péri dans l’incendie de cette ville, en juin 1799. La publication de mémoires en faveur des mainmortables de Saint-Claude ne pouvait manquer d’être agréable à Voltaire qui, dès 1705, était en correspondance avec lui. (B.)


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