Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Habile habileté

Éd. Garnier - Tome 19
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HABILE, HABILETÉ[1].

Habile, terme adjectif, qui, comme presque tous les autres, a des acceptions diverses, selon qu’on l’emploie. Il vient évidemment du latin habilis, et non, comme le prétend Pezron, du celte habil. Mais il importe plus de savoir la signification des mots que leur source.

En général il signifie plus que capable, plus qu’instruit, soit qu’on parle d’un artiste, ou d’un général, ou d’un savant, ou d’un juge. Un homme peut avoir lu tout ce qu’on a écrit sur la guerre, ou même l’avoir vue, sans être habile à la faire. Il peut être capable de commander ; mais pour acquérir le nom d’habile général, il faut qu’il ait commandé plus d’une fois avec succès.

Un juge peut savoir toutes les lois sans être habile à les appliquer. Le savant peut n’être habile ni à écrire ni à enseigner. L’habile homme est donc celui qui fait un grand usage de ce qu’il sait ; le capable peut, et l’habile exécute. Ce mot ne convient point aux arts de pur génie ; on ne dit pas : un habile poëte, un habile orateur ; et si on le dit quelquefois d’un orateur, c’est lorsqu’il s’est tiré avec habileté, avec dextérité, d’un sujet épineux.

Par exemple, Bossuet ayant à traiter, dans l’Oraison funèbre du grand Condé, l’article de ses guerres civiles, dit qu’il y a une pénitence aussi glorieuse que l’innocence même. Il manie ce morceau habilement, et dans le reste il parle avec grandeur.

On dit habile historien, c’est-à-dire l’historien qui a puisé dans les bonnes sources, qui a comparé les relations, qui en juge sainement, en un mot qui s’est donné beaucoup de peine. S’il a encore le don de narrer avec l’éloquence convenable, il est plus qu’habile, il est grand historien, comme Tite-Live, de Thou, etc.

Le nom d’habile convient aux arts qui tiennent à la fois de l’esprit et de la main, comme la peinture, la sculpture. On dit un habile peintre, un habile sculpteur, parce que ces arts supposent un long apprentissage ; au lieu qu’on est poëte presque tout d’un coup, comme Virgile, Ovide, etc., et qu’on est même orateur sans avoir beaucoup étudié, ainsi que plus d’un prédicateur.

Pourquoi dit-on pourtant habile prédicateur ? C’est qu’alors on fait plus d’attention à l’art qu’à l’éloquence, et ce n’est pas un grand éloge. On ne dit pas du sublime Bossuet : c’est un habile faiseur d’oraisons funèbres. Un simple joueur d’instruments est habile ; un compositeur doit être plus qu’habile : il lui faut du génie. Le metteur en œuvre travaille adroitement ce que l’homme de goût a dessiné habilement.

Dans le style comique, habile peut signifier diligent, empressé. Molière fait dire à M. Loyal :

Il vous faut être habile
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile.

(Tartuffe, acte V, scène iv.)

Un habile homme dans les affaires est instruit, prudent et actif : si l’un de ces trois mérites lui manque, il n’est point habile.

Habile courtisan emporte un peu plus de blâme que de louange : il veut dire trop souvent habile flatteur ; il peut aussi ne signifier qu’un homme adroit qui n’est ni bas ni méchant. Le renard qui, interrogé par le lion sur l’odeur qu’exhale son palais, lui répond qu’il est enrhumé, est un courtisan habile[2]. Le renard qui, pour se venger de la calomnie du loup, conseille au vieux lion la peau d’un loup fraîchement écorché pour réchauffer sa majesté est plus qu’habile courtisan[3]. C’est en conséquence qu’on dit un habile fripon, un habile scélérat.

Habile, en jurisprudence, signifie reconnu capable par la loi ; et alors capable veut dire ayant droit, ou pouvant avoir droit. On est habile à succéder ; les filles sont quelquefois habiles à posséder une pairie ; elles ne sont point habiles à succéder à la couronne.

Les particules dans, à, et en, s’emploient avec ce mot. On dit habile dans un art : habile à manier le ciseau ; habile en mathématiques.

On ne s’étendra point ici sur le moral, sur le danger de vouloir être trop habile, ou de faire l’habile homme ; sur les risques que court ce qu’on appelle une habile femme, quand elle veut gouverner les affaires de sa maison sans conseil. On craint d’enfler ce dictionnaire d’inutiles déclamations. Ceux qui président à ce grand et important ouvrage doivent traiter au long les articles des arts et des sciences qui instruisent le public ; et ceux auxquels ils confient de petits articles de littérature doivent avoir le mérite d’être courts.

Habileté. Ce mot est à capacité ce qu’habile est à capable : habileté dans une science, dans un art, dans la conduite.

On exprime une qualité acquise en disant : Il a de l’habileté. On exprime une action en disant : Il a conduit cette affaire avec habileté.

Habilement a les mêmes acceptions : Il travaille, il joue, il enseigne habilement ; il a surmonté habilement cette difficulté. Ce n’est guère la peine d’en dire davantage sur ces petites choses.


  1. Cet article Habile, les trois suivants, et beaucoup d’autres de grammaire et de littérature, furent écrits, à la demande de MM. Diderot et d’Alembert, pour la première édition de l’Encyclopédie, imprimée à Paris en 1751 et années suivantes. (K.) — J’ai indiqué dans la présente édition quels sont les articles qui ont été publiés dans l’Encyclopédie. L’article Habile parut dans le tome VIII de l’Encyclopédie, publié en 1765 ; mais la suspension de l’Encyclopédie avait retardé l’impression de cet article, dont d’Alembert accuse réception par sa lettre du 11 janvier 1758. (B.)
  2. La Fontaine, livre VII, fable vii.
  3. Idem, livre VIII, fable iii.


Gueux, mendiant

Habile, habileté

Hautain