Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Gloire glorieux

Éd. Garnier - Tome 19
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GLOIRE, GLORIEUX.
Section première[1].

La gloire est la réputation jointe à l’estime ; elle est au comble quand l’admiration s’y joint. Elle suppose toujours des choses éclatantes, en actions, en vertus, en talents, et toujours de grandes difficultés surmontées. César, Alexandre, ont eu de la gloire. On ne peut guère dire que Socrate en ait eu. Il attire l’estime, la vénération, la pitié, l’indignation contre ses ennemis ; mais le terme de gloire serait impropre à son égard : sa mémoire est respectable plutôt que glorieuse. Attila eut beaucoup d’éclat, mais il n’a point de gloire, parce que l’histoire, qui peut se tromper, ne lui donne point de vertus. Charles XII a encore de la gloire, parce que sa valeur, son désintéressement, sa libéralité, ont été extrêmes. Les succès suffisent pour la réputation, mais non pas pour la gloire. Celle de Henri IV augmente tous les jours, parce que le temps a fait connaître toutes ses vertus, qui étaient incomparablement plus grandes que ses défauts.

La gloire est aussi le partage des inventeurs dans les beaux-arts ; les imitateurs n’ont que des applaudissements. Elle est encore accordée aux grands talents, mais dans des arts sublimes. On dira bien la gloire de Virgile, de Cicéron, mais non de Martial et d’Aulu-Gelle.

On a osé dire la gloire de Dieu ; il travaille pour la gloire de Dieu ; Dieu a créé le monde pour sa gloire : ce n’est pas que l’Être suprême puisse avoir de la gloire ; mais les hommes, n’ayant point d’expressions qui lui conviennent, emploient pour lui celles dont ils sont le plus flattés.

La vaine gloire est cette petite ambition qui se contente des apparences, qui s’étale dans le grand faste, et qui ne s’élève jamais aux grandes choses. On a vu des souverains qui, ayant une gloire réelle, ont encore aimé la vaine gloire, en recherchant trop de louanges, en aimant trop l’appareil de la représentation.

La fausse gloire tient souvent à la vaine, mais souvent elle porte à des excès ; et la vaine se renferme plus dans les petitesses. Un prince qui mettra son honneur à se venger cherchera une gloire fausse, plutôt qu’une gloire vaine.

Faire gloire, faire vanité, se faire honneur, se prennent quelquefois dans le même sens, et ont aussi des sens différents. On dit également : il fait gloire, il fait vanité, il se fait honneur de son luxe, de ses excès ; alors gloire signifie fausse gloire. Il fait gloire de souffrir pour la bonne cause, et non pas : il fait vanité. Il se fait honneur de son bien, et non pas : il fait gloire ou vanité de son bien.

Rendre gloire signifie reconnaître, attester. Rendez gloire à la vérité, reconnaissez la vérité.

Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire.

(Athalie, acte III, scène iv.)

Attestez le Dieu que vous servez.

La gloire est prise pour le ciel ; il est au séjour de la gloire.

Où le conduisez-vous ? — À la mort. — À la gloire.

(Polyeucte, acte V, scène iii.)

On ne se sert de ce mot pour désigner le ciel que dans notre religion. Il n’est pas permis de dire que Bacchus, Hercule, furent reçus dans la gloire, en parlant de leur apothéose.

Glorieux, quand il est l’épithète d’une chose inanimée, est toujours une louange ; bataille, paix, affaire glorieuse. Rang glorieux signifie rang élevé, et non pas rang qui donne de la gloire, mais dans lequel on peut en acquérir. Homme glorieux, esprit glorieux, est toujours une injure ; il signifie celui qui se donne à lui-même ce qu’il devrait mériter des autres : ainsi on dit un règne glorieux, et non pas un roi glorieux. Cependant ce ne serait pas une faute de dire, au pluriel, les plus glorieux conquérants ne valent pas un prince bienfaisant ; mais on ne dira pas les princes glorieux, pour dire les princes illustres.

Le glorieux n’est pas tout à fait le fier, ni l’avantageux, ni l’orgueilleux. Le fier tient de l’arrogant et du dédaigneux, et se communique peu. L’avantageux abuse de la moindre déférence qu’on a pour lui. L’orgueilleux étale l’excès de la bonne opinion qu’il a de lui-même. Le glorieux est plus rempli de vanité ; il cherche plus à s’établir dans l’opinion des hommes ; il veut réparer par les dehors ce qui lui manque en effet. L’orgueilleux se croit quelque chose ; le glorieux veut paraître quelque chose. Les nouveaux parvenus sont d’ordinaire plus glorieux que les autres. On a appelé quelquefois les saints et les anges, les glorieux, comme habitants du séjour de la gloire.

Glorieusement est toujours pris en bonne part ; il règne glorieusement ; il se tira glorieusement d’un grand danger, d’une mauvaise affaire.

Se glorifier est tantôt pris en bonne part, tantôt en mauvaise, selon l’objet dont il s’agit. Il se glorifie d’une disgrâce qui est le fruit de ses talents et l’effet de l’envie. On dit des martyrs qu’ils glorifiaient Dieu ; c’est-à-dire que leur constance rendait respectable aux hommes le Dieu qu’ils annonçaient.


SECTION II[2].

Que Cicéron aime la gloire après avoir étouffé la conspiration de Catilina, on le lui pardonne.

Que le roi de Prusse Frédéric le Grand pense ainsi après Rosbach et Lissa, et après avoir été le législateur, l’historien, le poëte et le philosophe de sa patrie ; qu’il aime passionnément la gloire, et qu’il soit assez habile pour être modeste, on l’en glorifiera davantage.

Que l’impératrice Catherine II ait été forcée, par la brutale insolence d’un sultan turc, à déployer tout son génie ; que du fond du Nord elle ait fait partir quatre escadres qui ont effrayé les Dardanelles et l’Asie Mineure ; et qu’elle ait, en 1770, enlevé quatre provinces à ces Turcs qui faisaient trembler l’Europe, on trouvera fort bon qu’elle jouisse de sa gloire, et on l’admirera de parler de ses succès avec cet air d’indifférence et de supériorité qui fait voir qu’on les mérite.

En un mot, la gloire convient aux génies de cette espèce, quoiqu’ils soient de la race mortelle très-chétive.

Mais si, au bout de l’Occident, un bourgeois d’une ville nommée Paris, près de Gonesse, croit avoir de la gloire quand il est harangué par un régent de l’Université, qui lui dit : Monseigneur, la gloire que vous avez acquise dans l’exercice de votre charge, vos illustres travaux, dont tout l’univers retentit, etc. ; je demande alors s’il y a dans cet univers assez de sifflets pour célébrer la gloire de mon bourgeois, et l’éloquence du pédant qui est venu braire cette harangue dans l’hôtel de monseigneur.

Nous sommes si sots que nous avons fait Dieu glorieux comme nous.

[3]Ben-al-Bétif, ce digne chef des derviches, leur disait un jour : « Mes frères, il est très bon que vous vous serviez souvent de cette sacrée formule de notre Koran : au nom de Dieu très-miséricordieux, car Dieu use de miséricorde, et vous apprenez à la faire en répétant souvent les mots qui recommandent une vertu sans laquelle il resterait peu d’hommes sur la terre. Mais, mes frères, gardez-vous bien d’imiter des téméraires qui se vantent à tout propos de travailler à la gloire de Dieu. Si un jeune imbécile soutient une thèse sur les catégories, thèse à laquelle préside un ignorant en fourrure, il ne manque pas d’écrire en gros caractère à la tête de sa thèse : Ek allah abron doxa : ad majorem Dei gloriam. Un bon musulman a-t-il fait blanchir son salon, il grave cette sottise sur sa porte ; un saka porte de l’eau pour la plus grande gloire de Dieu. C’est un usage impie qui est pieusement mis en usage. Que diriez-vous d’un petit chiaoux qui, en vidant la chaise percée de notre sultan, s’écrierait : À la plus grande gloire de notre invincible monarque ? Il y a certainement plus loin du sultan à Dieu que du sultan au petit chiaoux.

« Qu’avez-vous de commun, misérables vers de terre, appelés hommes, avec la gloire de l’Être infini ? Peut-il aimer la gloire ? peut-il en recevoir de vous ? peut-il en goûter ? jusqu’à quand, animaux à deux pieds, sans plumes, ferez-vous Dieu à votre image ? Quoi ! parce que vous êtes vains, parce que vous aimez la gloire, vous voulez que Dieu l’aime aussi ! S’il y avait plusieurs dieux, chacun d’eux peut-être voudrait obtenir les suffrages de ses semblables. Ce serait là la gloire d’un dieu. Si l’on peut comparer la grandeur infinie avec la bassesse extrême, ce dieu serait comme le roi Alexandre ou Scander, qui ne voulait entrer en lice qu’avec des rois. Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à Dieu ? Cessez de profaner ce nom sacré. Un empereur, nommé Octave Auguste, défendit qu’on le louât dans les écoles de Rome, de peur que son nom ne fût avili. Mais vous ne pouvez ni avilir l’Être suprême, ni l’honorer. Anéantissez-vous, adorez, et taisez-vous. »

Ainsi parlait Ben-al-Bétif ; et les derviches s’écrièrent : « Gloire à Dieu ! Ben-al-Bétif a bien parlé. »

SECTION III[4].
ENTRETIEN AVEC UN CHINOIS.

En 1723 il y avait en Hollande un Chinois : ce Chinois était lettré et négociant, deux choses qui ne devraient point du tout être incompatibles, et qui le sont devenues chez nous, grâces au respect extrême qu’on a pour l’argent, et au peu de considération que l’espèce humaine a montré et montrera toujours pour le mérite. Ce Chinois, qui parlait un peu hollandais, se trouva dans une boutique de librairie avec quelques savants : il demanda un livre, on lui proposa l’Histoire universelle de Bossuet, mal traduite. À ce beau mot d’Histoire universelle : « Je suis, dit-il, trop heureux ; je vais voir ce qu’on dit de notre grand empire, de notre nation, qui subsiste en corps de peuple depuis plus de cinquante mille ans, de cette suite d’empereurs qui nous ont gouvernés tant de siècles  ; je vais voir ce qu’on pense de la religion des lettrés, de ce culte simple que nous rendons à l’Être suprême. Quel plaisir de voir comme on parle en Europe de nos arts, dont plusieurs sont plus anciens chez nous que tous les royaumes européans ! Je crois que l’auteur se sera bien mépris dans l’histoire de la guerre que nous eûmes, il y a vingt-deux mille cinq cent cinquante-deux ans, contre les peuples belliqueux du Tunquin et du Japon ; et sur cette ambassade solennelle par laquelle le puissant empereur du Mogol nous envoya demander des lois, l’an du monde 500000000000079123450000.

— Hélas ! lui dit un des savants, on ne parle pas seulement de vous dans ce livre ; vous êtes trop peu de chose ; presque tout roule sur la première nation du monde, l’unique nation, le grand peuple juif.

— Juif ! dit le Chinois, ces peuples-là sont donc les maîtres des trois quarts de la terre au moins ?

— Ils se flattent bien qu’ils le seront un jour, lui répondit-on ; mais en attendant ce sont eux qui ont l’honneur d’être ici marchands fripiers, et de rogner quelquefois les espèces.

— Vous vous moquez, dit le Chinois ; ces gens-là ont-ils jamais eu un vaste empire ?

— Ils ont possédé, lui dis-je, en propre, pendant quelques années, un petit pays ; mais ce n’est point par l’étendue des États qu’il faut juger d’un peuple, de même que ce n’est point par les richesses qu’il faut juger d’un homme.

— Mais ne parle-t-on pas de quelque autre peuple dans ce livre ? demanda le lettré.

— Sans doute, dit le savant qui était auprès de moi, et qui prenait toujours la parole ; on y parle beaucoup d’un petit pays de soixante lieues de large, nommé l’Égypte, où l’on prétend qu’il y avait un lac de cent cinquante lieues de tour, fait de main d’homme.

— Tudieu ! dit le Chinois, un lac de cent cinquante lieues dans un terrain qui en avait soixante de large, cela est bien beau !

— Tout le monde était sage dans ce pays-là, ajouta le docteur.

— Ô le bon temps que c’était ! dit le Chinois. Mais est-ce là tout ?

— Non, répliqua l’Européan ; il est question encore de ces célèbres Grecs.

— Qui sont ces Grecs ? dit le lettré.

— Ah ! continua l’autre, il s’agit de cette province, à peu près grande comme la deux-centième partie de la Chine, mais qui a tant fait de bruit dans tout l’univers.

— Jamais je n’ai ouï parler de ces gens-là, ni au Mogol, ni au Japon, ni dans la Grande-Tartarie, dit le Chinois d’un air ingénu.

— Ah, ignorant ! ah, barbare ! s’écria poliment notre savant, vous ne connaissez donc point Épaminondas le Thébain, ni le port de Pirée, ni le nom des deux chevaux d’Achille, ni comment se nommait l’âne de Silène ? Vous n’avez entendu parler ni de Jupiter, ni de Diogène, ni de Laïs, ni de Cybèle, ni de...

— J’ai bien peur, répliqua le lettré, que vous ne sachiez rien de l’aventure éternellement mémorable du célèbre Xixofou Concochigzamki, ni des mystères du grand Fi psi hi hi. Mais, de grâce, quelles sont encore les choses inconnues dont traite cette histoire universelle ? »

Alors le savant parla un quart d’heure de suite de la république romaine ; et quand il vint à Jules César, le Chinois l’interrompit, et lui dit :

« Pour celui-là, je crois le connaître ; n’était-il pas Turc[5] ?

— Comment ! dit le savant échauffé, est-ce que vous ne savez pas au moins la différence qui est entre les païens, les chrétiens, et les musulmans ? est-ce que vous ne connaissez point Constantin, et l’histoire des papes ?

— Nous avons entendu parler confusément, répondit l’Asiatique, d’un certain Mahomet.

— Il n’est pas possible, répliqua l’autre, que vous ne connaissiez au moins Luther, Zuingle, Bellarmin, Œcolampade.

— Je ne retiendrai jamais ces noms-là, dit le Chinois. »

Il sortit alors, et alla vendre une partie considérable de thé pekoe et de fin grogram[6], dont il acheta deux belles filles et un mousse, qu’il ramena dans sa patrie en adorant le Tien, et en se recommandant à Confucius.

Pour moi, témoin de cette conversation, je vis clairement ce que c’est que la gloire ; et je dis : « Puisque César et Jupiter sont inconnus dans le royaume le plus beau, le plus ancien, le plus vaste, le plus peuplé, le mieux policé de l’univers, il vous sied bien, ô gouverneurs de quelques petits pays ! ô prédicateurs d’une petite paroisse, dans une petite ville ! ô docteurs de Salamanque ou de Bourges ! ô petits auteurs ! ô pesants commentateurs ! il vous sied bien de prétendre à la réputation. »


  1. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  2. Cette section, telle qu’elle est ici, formait tout l’article Gloire des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  3. Dans le Dictionnaire philosophique, 1764, l’article Gloire se composait des trois alinéas qui terminent cet article. (B.)
  4. Ce morceau et la note de Voltaire ci-après sont de 1738. (B.)
  5. Il n’y a pas longtemps que les Chinois prenaient tous les Européans pour des mahométans. (Note de Voltaire.)
  6. Espèce d’étoffe de soie. (K.)


Géométrie

Gloire, glorieux

Goût