Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Genre de style

Éd. Garnier - Tome 19
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GENRE DE STYLE[1].

Comme le genre d’exécution que doit employer tout artiste dépend de l’objet qu’il traite ; comme le genre de Poussin n’est point celui de Téniers, ni l’architecture d’un temple celle d’une maison commune, ni la musique d’un opéra-tragédie celle d’un opéra-bouffon ; aussi chaque genre d’écrire a son style propre en prose et en vers. On sait assez que le style de l’histoire n’est pas celui d’une oraison funèbre, qu’une dépêche d’ambassadeur ne doit pas être écrite comme un sermon, que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode, des expressions pathétiques de la tragédie, ni des métaphores et des comparaisons de l’épopée.

Chaque genre a ses nuances différentes : on peut, au fond, les réduire à deux, le simple et le relevé. Ces deux genres, qui en embrassent tant d’autres, ont des beautés nécessaires qui leur sont également communes : ces beautés sont la justesse des idées, leur convenance, l’élégance, la propriété des expressions, la pureté du langage. Tout écrit, de quelque nature qu’il soit, exige ces qualités ; les différences consistent dans les idées propres à chaque sujet, dans les tropes. Ainsi un personnage de comédie n’aura ni idées sublimes, ni idées philosophiques ; un berger n’aura point les idées d’un conquérant ; une épître didactique ne respirera point la passion ; et dans aucun de ces écrits on n’emploiera ni métaphores hardies, ni exclamations pathétiques, ni expressions véhémentes.

Entre le simple et le sublime, il y a plusieurs nuances ; et c’est l’art de les assortir qui contribue à la perfection de l’éloquence et de la poésie. C’est par cet art que Virgile s’est élevé quelquefois dans l’églogue. Ce vers,

Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !

(Eclog., viii, 41.)

serait aussi beau dans la bouche de Didon que dans celle d’un berger, parce qu’il est naturel, vrai et élégant, et que le sentiment qu’il renferme convient à toutes sortes d’états. Mais ce vers,

Castaneasque nuces mea quas Amaryllis amabat.

(Eclog., ii, 52.)

ne conviendrait pas à un personnage héroïque, parce qu’il a pour objet une chose trop petite pour un héros.

Nous n’entendons point par petit ce qui est bas et grossier : car le bas et le grossier n’est point un genre, c’est un défaut.

Ces deux exemples font voir évidemment dans quel cas on doit se permettre le mélange des styles, et quand on doit se le défendre. La tragédie peut s’abaisser, elle le doit même ; la simplicité relève souvent la grandeur, selon le précepte d’Horace :

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri.

(De Art. poet., 95.)

Ainsi ces deux beaux vers de Titus, si naturels et si tendres,

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.

(Racine, Bérénice, acte II, scène ii.)

ne seraient point du tout déplacés dans le haut comique ; mais ce vers d’Antiochus,

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

(Racine, Bérénice, acte I, scène iv.)
ne pourrait convenir à un amant dans une comédie, parce que cette belle expression figurée dans l’Orient désert est d’un genre trop relevé pour la simplicité des brodequins. Nous avons remarqué déjà ci, au mot Esprit[2], qu’un auteur qui a écrit sur la physique, et qui prétend qu’il y a eu un Hercule physicien, ajoute « qu’on ne pouvait résister à un philosophe de cette force ». Un autre, qui vient d’écrire un petit livre (lequel il suppose être physique et moral) contre l’utilité de l’inoculation, dit que « si on mettait en usage la petite vérole artificielle, la Mort serait bien attrapée ».

Ce défaut vient d’une affectation ridicule. Il en est un autre qui n’est que l’effet de la négligence, c’est de mêler au style simple et noble qu’exige l’histoire, ces termes populaires, ces expressions triviales, que la bienséance réprouve. On trouve trop souvent dans Mézerai, et même dans Daniel, qui, ayant écrit longtemps après lui, devrait être plus correct, « qu’un général sur ces entrefaites se mit aux trousses de l’ennemi ; qu’il suivit sa pointe, qu’il le battit à plate couture ». On ne voit point de pareille bassesse de style dans Tite-Live, dans Tacite, dans Guichardin, dans Clarendon.

Remarquons ici qu’un auteur qui s’est fait un genre de style peut rarement le changer quand il change d’objet. La Fontaine dans ses opéras emploie le même genre qui lui est si naturel dans ses contes et dans ses fables. Benserade mit dans sa traduction des Métamorphoses d’Ovide le genre de plaisanterie qui l’avait fait réussir dans des madrigaux. La perfection consisterait à savoir assortir toujours son style à la matière qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude, et ployer son génie à son gré[3] ?


  1. Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
  2. Page 12.
  3. Voyez l’article Style.


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