Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Génie

Éd. Garnier - Tome 19
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GÉNIE[1].
SECTION PREMIÈRE.

Génie, daimon ; nous en avons déjà parlé à l’article Ange. Il n’est pas aisé de savoir au juste si les péris des Perses furent inventés avant les démons des Grecs ; mais cela est fort probable.

Il se peut que les âmes des morts, appelées ombres, mânes, aient passé pour des démons, Hercule, dans Hésiode, dit qu’un daimon lui ordonna ses travaux[2].

Le daimon ou démon de Socrate avait tant de réputation qu’Apulée, l’auteur de l’Âne d’or, qui d’ailleurs était magicien de bonne foi, dit, dans son Traité sur ce génie de Socrate, qu’il faut être sans religion pour le nier. Vous voyez qu’Apulée raisonnait précisément comme frère Garasse et frère Berthier. Tu ne crois pas ce que je crois, tu es donc sans religion. Et les jansénistes en ont dit autant à frère Berthier, et le reste du monde n’en sait rien. Ces démons, dit le très-religieux et très-ordurier Apulée, sont des puissances intermédiaires entre l’éther et notre basse région. Ils vivent dans notre atmosphère, ils portent nos prières et nos mérites aux dieux. Ils en rapportent les secours et les bienfaits, comme des interprètes et des ambassadeurs. C’est par leur ministère, comme dit Platon, que s’opèrent les révélations, les présages, les miracles des magiciens.

« Cæterum sunt quædam divinæ mediæ protestates, inter summum æthera, et infimas terras, in isto intersitæ aeris spatio, per quas et desideria nostra et merita ad deos commeant. Hos grœco nomine δαίμονας nuncupant. Inter terricolas cœlicolasque vectores, hinc precum, inde donorum : qui ultro citroque portant, hinc petitiones, inde suppetias : ceu quidam utriusque interpretes, et salutigeri. Per hos eosdem, ut Plato in Symposio autumat, cuncta denuntiata, et magorum varia miracula, omnesque præsagiorum species reguntur. » (Apul., de Deo Socratis.)

Saint Augustin a daigné réfuter Apulée ; voici ses paroles :

«[3]Nous ne pouvons non plus dire que les démons ne sont ni mortels ni éternels : car tout ce qui a la vie, ou vit éternellement, ou perd par la mort la vie dont il est vivant ; et Apulée a dit que, quant au temps, les démons sont éternels. Que reste-t-il donc, sinon que les démons tenant le milieu, ils aient une chose des deux plus hautes et une chose des deux plus basses ? Ils ne sont plus dans le milieu, et ils tombent dans l’une des deux extrémités ; et comme des deux choses qui sont, soit de l’une, soit de l’autre part, il ne se peut faire qu’ils n’en aient pas deux, selon que nous l’avons montré, pour tenir le milieu, il faut qu’ils aient une chose de chacune ; et puisque l’éternité ne leur peut venir des plus basses, où elle ne se trouve pas, c’est la seule chose qu’ils ont des plus hautes ; et ainsi pour achever le milieu qui leur appartient, que peuvent-ils avoir des plus basses que la misère ? »

C’est puissamment raisonner.

Comme je n’ai jamais vu de génies, de démons, de péris, de farfadets, soit bienfaisants, soit malfaisants, je n’en puis parler en connaissance de cause, et je m’en rapporte aux gens qui en ont vu.

Chez les Romains on ne se servait point du mot genius, pour exprimer, comme nous faisons, un rare talent : c’était ingenium. Nous employons indifféremment le mot génie quand nous parlons du démon qui avait une ville de l’antiquité sous sa garde, ou d’un machiniste, ou d’un musicien.

Ce terme de génie semble devoir désigner, non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l’invention. C’est surtout cette invention qui paraissait un don des dieux, cet ingenium quasi ingenitum, une espèce d’inspiration divine. Or un artiste, quelque parfait qu’il soit dans son genre, s’il n’a point d’invention, s’il n’est point original, n’est point réputé génie ; il ne passera pour avoir été inspiré que par les artistes ses prédécesseurs, quand même il les surpasserait.

Il se peut que plusieurs personnes jouent mieux aux échecs que l’inventeur de ce jeu, et qu’ils lui gagnassent les grains de blé que le roi des Indes voulait lui donner ; mais cet inventeur était un génie, et ceux qui le gagneraient peuvent ne pas l’être. Le Poussin, déjà grand peintre avant d’avoir vu de bons tableaux, avait le génie de la peinture. Lulli, qui ne vit aucun bon musicien en France, avait le génie de la musique.

Lequel vaut le mieux de posséder sans maître le génie de son art, ou d’atteindre à la perfection en imitant et en surpassant ses maîtres ?

Si vous faites cette question aux artistes, ils seront peut-être partagés ; si vous la faites au public, il n’hésitera pas. Aimez-vous mieux une belle tapisserie des Gobelins qu’une tapisserie faite en Flandre dans les commencements de l’art ? Préférez-vous les chefs-d’œuvre modernes en estampes aux premières gravures en bois ? la musique d’aujourd’hui, aux premiers airs qui ressemblaient au chant grégorien ? l’artillerie d’aujourd’hui, au génie qui inventa les premiers canons ? tout le monde vous répondra : Oui. Tous les acheteurs vous diront : J’avoue que l’inventeur de la navette avait plus de génie que le manufacturier qui a fait mon drap ; mais mon drap vaut mieux que celui de l’inventeur.

Enfin chacun avouera, pour peu qu’on ait de conscience, que nous respectons les génies qui ont ébauché les arts, et que les esprits qui les ont perfectionnés sont plus à notre usage.


SECTION II[4].

L’article Génie a été traité dans le grand Dictionnaire par des hommes qui en avaient[5]. On n’osera donc dire que peu de chose après eux.

Chaque ville, chaque homme ayant eu autrefois son génie, on s’imagina que ceux qui faisaient des choses extraordinaires étaient inspirés par ce génie. Les neuf muses étaient neuf génies qu’il fallait invoquer ; c’est pourquoi Ovide (Fastes, VI, 5) dit :

Est deus in nobis, agitante calescimus illo.

Il est un dieu dans nous, c’est lui qui nous anime.

Mais au fond, le génie est-il autre chose que le talent ? Qu’est-ce que le talent, sinon la disposition à réussir dans un art ? Pourquoi disons-nous le génie d’une langue ? C’est que chaque langue, par ses terminaisons, par ses articles, ses participes, ses mots plus ou moins longs, aura nécessairement des propriétés que d’autres langues n’auront pas. Le génie de la langue française sera plus fait pour la conversation, parce que sa marche nécessairement simple et régulière ne gênera jamais l’esprit. Le grec et le latin auront plus de variété. Nous avons remarqué ailleurs[6] que nous ne pouvons dire « Théophile a pris soin des affaires de César » que de cette seule manière ; mais en grec et en latin on peut transporter les cinq mots qui composeront cette phrase en cent vingt façons différentes, sans gêner en rien le sens.

Le style lapidaire sera plus dans le génie de la langue latine que dans celui de la française et de l’allemande.

On appelle génie d’une nation le caractère, les mœurs, les talents principaux, les vices même, qui distinguent un peuple d’un autre. Il suffit de voir des Français, des Espagnols, et des Anglais, pour sentir cette différence.

Nous avons dit que le génie particulier d’un homme dans les arts n’est autre chose que son talent ; mais on ne donne ce nom qu’à un talent très-supérieur. Combien de gens ont eu quelque talent pour la poésie, pour la musique, pour la peinture ! Cependant il serait ridicule de les appeler des génies.

Le génie conduit par le goût ne fera jamais de faute grossière : aussi Racine depuis Andromaque, Le Poussin, Rameau, n’en ont jamais fait.

Le génie sans goût en commettra d’énormes ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne les sentira pas.


  1. Les deux sections de cet article ont paru dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Bouclier d’Hercule, v. 94. (Note de Voltaire.)
  3. Cité de Dieu, livre IX, chapitre xii, page 324, traduction de Giri. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez la note, page 242.
  5. Il y a un article de Diderot et un du chevalier de Jaucourt.
  6. Page 184.


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