Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Feu

Éd. Garnier - Tome 19
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FEU.

SECTION PREMIÈRE[1].

Le feu est-il autre chose qu’un élément qui nous éclaire, qui nous échauffe, et qui nous brûle ?

La lumière n’est-elle pas toujours du feu, quoique le feu ne soit pas toujours lumière ; et Boerhaave n’a-t-il pas raison ?

Le feu le plus pur, tiré de nos matières combustibles, n’est-il pas toujours grossier, toujours chargé des corps qu’il embrase, et très-différent du feu élémentaire ?

Comment le feu est-il répandu dans toute la nature, dont il est l’âme ?

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem ;
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit[2].

Quel homme peut concevoir comment un morceau de cire s’enflamme, et comment il n’en reste rien à nos yeux, quoique rien ne se soit perdu ?

Pourquoi Newton dit-il toujours, en parlant des rayons de la lumière, « de natura radiorum lucis, utrum corpora sint necne non disputans », n’examinant point si les rayons de lumière sont des corps ou non ?

N’en parlait-il qu’en géomètre ? en ce cas ce doute était inutile. Il est évident qu’il doutait de la nature du feu élémentaire, et qu’il doutait avec raison.

Le feu élémentaire est-il un corps à la manière des autres, comme l’eau et la terre ? Si c’était un corps de cette espèce, ne graviterait-il pas comme toute matière ? s’échapperait-il en tous sens du corps lumineux en droite ligne ? aurait-il une progression uniforme ? Et pourquoi jamais la lumière ne se meut-elle en ligne courbe quand elle est libre dans son cours rapide ?

Le feu élémentaire ne pourrait-il pas avoir des propriétés de la matière à nous si peu connue, et d’autres propriétés de substances à nous entièrement inconnues ?

Ne pourrait-il pas être un milieu entre la matière et des substances d’un autre genre ? et qui nous a dit qu’il n’y a pas un millier de ces substances ? Je ne dis pas que cela soit, mais je dis qu’il n’est point prouvé que cela ne puisse pas être.

J’avais eu autrefois[3] un scrupule en voyant un point bleu et un point rouge sur une toile blanche, tous deux sur une même ligne, tous deux à une égale distance de mes yeux, tous deux également exposés à la lumière, tous deux me réfléchissant la même quantité de rayons, et faisant le même effet sur les yeux de cinq cent mille hommes. Il faut nécessairement que tous ces rayons se croisent en venant à nous. Comment pourraient-ils cheminer sans se croiser ? et s’ils se croisent, comment puis-je voir ? Ma solution était qu’ils passaient les uns sur les autres. On a adopté ma difficulté et ma solution dans le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Lumière. Mais je ne suis point du tout content de ma solution, car je suis toujours en droit de supposer que les rayons se croisent tous à moitié chemin, que par conséquent ils doivent tous se réfléchir, ou qu’ils sont pénétrables. Je suis donc fondé à soupçonner que les rayons de lumière se pénètrent, et qu’en ce cas ils ont quelque chose qui ne tient point du tout de la matière. Ce soupçon m’effraye, j’en conviens ; ce n’est pas sans un prodigieux remords que j’admettrais un être qui aurait tant d’autres propriétés des corps, et qui serait pénétrable. Mais aussi je ne vois point comment on peut répondre bien nettement à ma difficulté. Je ne la propose donc que comme un doute et comme une ignorance.

Il était très-difficile de croire, il y a environ cent ans, que les corps agissaient les uns sur les autres, non-seulement sans se toucher et sans aucune émission, mais à des distances effrayantes ; cependant cela s’est trouvé vrai, et on n’en doute plus. Il est difficile aujourd’hui de croire que les rayons du soleil se pénètrent ; mais qui sait ce qui arrivera ?

Quoi qu’il en soit, je ris de mon doute ; et je voudrais, pour la rareté du fait, que cette incompréhensible pénétration pût être admise. La lumière a quelque chose de si divin qu’on serait tenté d’en faire un degré pour monter à des substances encore plus pures.

À mon secours, Empédocle ; à moi, Démocrite ; venez admirer les merveilles de l’électricité ; voyez si ces étincelles qui traversent mille corps en un clin d’œil sont de la matière ordinaire ; jugez si le feu élémentaire ne fait pas contracter le cœur et ne lui communique pas cette chaleur qui donne la vie ; jugez si cet être n’est pas la source de toutes les sensations, et si ces sensations ne sont pas l’unique origine de toutes nos chétives pensées, quoique des pédants ignorants et insolents aient condamné cette proposition comme on condamne un plaideur à l’amende.

Dites-moi si l’Être suprême qui préside à toute la nature ne peut pas conserver à jamais ces monades élémentaires auxquelles il a fait des dons si précieux.

Igneus est ollis vigor et celestis origo[4].

Le célèbre Le Cat appelle ce fluide vivifiant[5] « un être amphibie, affecté par son auteur d’une nuance supérieure, qui le lie avec l’être immatériel, et par là l’ennoblit et l’élève à la nature mitoyenne qui le caractérise et fait la source de toutes ses propriétés ».

Vous êtes de l’avis de Le Cat ; j’en serais aussi si j’osais, mais il y a tant de sots et tant de méchants que je n’ose pas. Je ne puis que penser tout bas à ma façon au mont Krapack : les autres penseront comme ils pourront, soit à Salamanque, soit à Bergame.


SECTION II[6].

De ce qu’on entend par cette expression au moral.

Le feu, surtout en poésie, signifie souvent l’amour, et on l’emploie plus élégamment au pluriel qu’au singulier. Corneille dit souvent un beau feu, pour un amour vertueux et noble. Un homme a du feu dans la conversation, cela ne veut pas dire qu’il a des idées brillantes et lumineuses, mais des expressions vives animées par les gestes.

Le feu dans les écrits ne suppose pas non plus nécessairement de la lumière et de la beauté, mais de la vivacité, des figures multipliées, des idées pressées.

Le feu n’est un mérite dans les discours et dans les ouvrages que quand il est bien conduit.

On a dit que les poëtes étaient animés d’un feu divin quand ils étaient sublimes : on n’a point de génie sans feu, mais on peut avoir du feu sans génie.


  1. Cette première section composait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Ces vers sont de Voltaire lui-même : il les a mis pour épigraphe à son Essai sur la nature du feu. Voyez Mélanges, année 1738.
  3. Voyez dans les Mélanges, année 1738, les Éléments de la philosophie de Newton, deuxième partie, chapitre x.
  4. Virgile, Æn., VI, 730.
  5. Dissertation de Le Cat sur le fluide des nerfs, page 36. (Note de Voltaire.)
  6. Ce morceau a paru dans le tome VI de l’Encyclopédie, 1756. Comme il était placé après plusieurs autres articles Feu, il commençait ainsi : « Après avoir parcouru les différentes acceptions du feu au physique, il faut passer au moral. Le feu, surtout en poésie, etc. » (B.)


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