Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Dogmes

Éd. Garnier - Tome 18
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DOGMES[1].

On sait que toute croyance enseignée par l’Église est un dogme qu’il faut embrasser. Il est triste qu’il y ait des dogmes reçus par l’Église latine, et rejetés par l’Église grecque. Mais si l’unanimité manque, la charité la remplace : c’est surtout entre les cœurs qu’il faudrait de la réunion.

Je crois que nous pouvons, à ce propos, rapporter un songe qui a déjà trouvé grâce devant quelques personnes pacifiques.

Le 18 février de l’an 1763 de l’ère vulgaire, le soleil entrant dans le signe des poissons, je fus transporté au ciel, comme le savent tous mes amis. Ce ne fut point la jument Borac de Mahomet qui fut ma monture ; ce ne fut point le char enflammé d’Élie qui fut ma voiture ; je ne fus porté ni sur l’éléphant de Sammonocodom le Siamois, ni sur le cheval de saint George, patron de l’Angleterre, ni sur le cochon de saint Antoine : j’avoue avec ingénuité que mon voyage se fit je ne sais comment.

On croira bien que je fus ébloui ; mais ce qu’on ne croira pas, c’est que je vis juger tous les morts. Et qui étaient les juges ? C’était, ne vous en déplaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Épictète, Charron, de Thou, le chancelier de L’Hospital ; tous les grands hommes qui, ayant enseigné et pratiqué les vertus que Dieu exige, semblent seuls être en droit de prononcer ses arrêts.

Je ne dirai point sur quels trônes ils étaient assis, ni combien de millions d’êtres célestes étaient prosternés devant l’éternel architecte de tous les globes, ni quelle foule d’habitants de ces globes innombrables comparut devant les juges. Je ne rendrai compte ici que de quelques petites particularités tout à fait intéressantes dont je fus frappé.

Je remarquai que chaque mort qui plaidait sa cause, et qui étalait ses beaux sentiments, avait à côté de lui tous les témoins de ses actions. Par exemple, quand le cardinal de Lorraine se vantait d’avoir fait adopter quelques-unes de ses opinions par le concile de Trente, et que, pour prix de son orthodoxie, il demandait la vie éternelle, tout aussitôt paraissaient autour de lui vingt courtisanes ou dames de la cour, portant toutes sur le front le nombre de leurs rendez-vous avec le cardinal. On voyait ceux qui avaient jeté avec lui les fondements de la Ligue ; tous les complices de ses desseins pervers venaient l’environner.

Vis-à-vis du cardinal de Lorraine était Jean Chauvin, qui se vantait, dans son patois grossier, d’avoir donné des coups de pied à l’idole papale, après que d’autres l’avaient abattue. « J’ai écrit contre la peinture et la sculpture, disait-il ; j’ai fait voir évidemment que les bonnes œuvres ne servent à rien du tout, et j’ai prouvé qu’il est diabolique de danser le menuet : chassez vite d’ci le cardinal de Lorraine, et placez-moi à côté de saint Paul. »

Comme il parlait, on vit auprès de lui un bûcher enflammé ; un spectre épouvantable, portant au cou une fraise espagnole à moitié brûlée, sortait du milieu des flammes avec des cris affreux. « Monstre, s’écriait-il, monstre exécrable, tremble ! reconnais ce Servet que tu as fait périr par le plus cruel des supplices, parce qu’il avait disputé contre toi sur la manière dont trois personnes peuvent faire une seule substance. » Alors tous les juges ordonnèrent que le cardinal de Lorraine serait précipité dans l’abîme, mais que Calvin serait puni plus rigoureusement[2].

Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient : « J’ai cru, j’ai cru ; » mais sur leur front il était écrit : « J’ai fait » ; et ils étaient condamnés.

Le jésuite Le Tellier paraissait fièrement, la bulle Unigenitus à la main. Mais à ses côtés s’éleva tout d’un coup un monceau de deux mille lettres de cachet. Un janséniste y mit le feu : Le Tellier fut brûlé jusqu’aux os, et le janséniste, qui n’avait pas moins cabalé que le jésuite, eut sa part de la brûlure.

Je voyais arriver à droite et à gauche des troupes de fakirs, de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs et gris, qui s’étaient tous imaginé que, pour faire leur cour à l’Être suprême, il fallait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J’entendis une voix terrible qui leur demanda : « Quel bien avez-vous fait aux hommes ? » À cette voix succéda un morne silence ; aucun n’osa répondre, et ils furent tous conduits aux petites-maisons de l’univers : c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer.

L’un criait : « C’est aux métamorphoses de Xaca qu’il faut croire ; » l’autre : « C’est à celles de Sammonocodom. — Bacchus arrêta le soleil et la lune, disait celui-ci. — Les dieux ressuscitèrent Pélops, disait celui-là. — Voici la bulle in Cœna Domini, disait un nouveau venu ; » et l’huissier des juges criait : « Aux petites-maisons, aux petites-nnaisons ! »

Quand tous ces procès furent vidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt : « De par l’éternel, créateur, conservateur, rémunérateur, vengeur, pardonneur, etc, etc, soit notoire à tous les habitants des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions : car telle est notre justice. »

J’avoue que ce fut la première fois que j’entendis un tel édit : tous ceux que j’avais lus sur le petit grain de sable où je suis né finissaient par ces mots : Car tel est notre plaisir[3].


  1. Article ajouté dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. II commençait par le troisième alinéa : « Le 18 février, etc. « Les deux premiers alinéas sont de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie. (B.)
  2. Cela n’est pas juste ; le cardinal de Lorraine avait allumé plus de bûchers que Calvin. (K.)
  3. Formule pour les édits royaux.


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