Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Destin

Éd. Garnier - Tome 18
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DESTIN.[1]

De tous les livres de l’Occident qui sont parvenus jusqu’à nous le plus ancien est Homère ; c’est là qu’on trouve les mœurs de l’antiquité profane, des héros grossiers, des dieux grossiers faits à l’image de l’homme ; mais c’est là que, parmi les rêveries et les inconséquences, on trouve aussi les semences de la philosophie, et surtout l’idée du destin qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde.

[2] Quand le magnanime Hector veut absolument combattre le magnanime Achille, et que pour cet effet il se met à fuir de toutes ses forces, et fait trois fois le tour de la ville avant de combattre, afin d’avoir plus de vigueur ; quand Homère compare Achille aux pieds légers qui le poursuit, à un homme qui dort ; quand Mme  Dacier s’extasie d’admiration sur l’art et le grand sens de ce passage, alors Jupiter veut sauver le grand Hector qui lui a fait tant de sacrifices, et il consulte les destinées ; il pèse dans une balance les destins d’Hector et d’Achille[3] : il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec ; il ne peut s’y opposer ; et dès ce moment, Apollon, le génie gardien d’Hector, est obligé de l’abandonner. Ce n’est pas qu’Homère ne prodigue souvent, et surtout en ce même endroit, des idées toutes contraires, suivant le privilége de l’antiquité ; mais enfin il est le premier chez qui on trouve la notion du destin. Elle était donc très en vogue de son temps.

Les pharisiens, chez le petit peuple juif, n’adoptèrent le destin que plusieurs siècles après : car ces pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d’entre les Juifs, étaient très-nouveaux. Ils mêlèrent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens aux anciennes idées juives. Saint Jérôme prétend même que leur secte n’est pas beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.

Les philosophes n’eurent jamais besoin ni d’Homère ni des pharisiens pour se persuader que tout se fait par des lois immuables, que tout est arrangé, que tout est un effet nécessaire. Voici comme ils raisonnaient.

Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses lois physiques, ou un être suprême l’a formé selon ses lois suprêmes : dans l’un et l’autre cas, ces lois sont immuables ; dans l’un et l’autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l’air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d’ananas. L’instinct d’un épagneul ne peut être l’instinct d’une autruche ; tout est arrangé, engrené et limité.

L’homme ne peut avoir qu’un certain nombre de dents, de cheveux et d’idées ; il vient un temps où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux et ses idées.

Il est contradictoire que ce qui fut hier n’ait pas été, que ce qui est aujourd’hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être puisse ne pas devoir être.

Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu.

Des imbéciles disent : Mon médecin a tiré ma tante d’une maladie mortelle ; il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu’elle ne devait vivre. D’autres, qui font les capables, disent : L’homme prudent fait lui-même son destin.

Nullum numen abest, si sit prudentia, sed te
Nos facimus, fortuna, deam, cœloque locamus.

(Juvénal, sat. x, v. 365.)

La fortune n’est rien ; c’est en vain qu’on l’adore.
La prudence est le dieu qu’on doit seul implorer.

Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire : c’est le destin qui fait les prudents.

De profonds politiques assurent que si on avait assassiné Cromwell, Ludlow, Ireton, et une douzaine d’autres parlementaires, huit jours avant qu’on coupât la tête à Charles Ier, ce roi aurait pu vivre encore et mourir dans son lit : ils ont raison ; ils peuvent ajouter encore que si toute l’Angleterre avait été engloutie dans la mer, ce monarque n’aurait pas péri sur un échafaud auprès de Whitehall, ou salle blanche ; mais les choses étaient arrangées de façon que Charles devait avoir le cou coupé.

Le cardinal d’Ossat était sans doute plus prudent qu’un fou des petites-maisons ; mais n’est-il pas évident que les organes du sage d’Ossat étaient autrement faits que ceux de cet écervelé ? de même que les organes d’un renard sont différents de ceux d’une grue et d’une alouette.

Ton médecin a sauvé ta tante ; mais certainement il n’a pas en cela contredit l’ordre de la nature : il l’a suivi. Il est clair que ta tante ne pouvait pas s’empêcher de naître dans une telle ville, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir dans un tel temps une certaine maladie, que le médecin ne pouvait pas être ailleurs que dans la ville où il était, que ta tante devait l’appeler, qu’il devait lui prescrire les drogues qui l’ont guérie, ou qu’on a cru l’avoir guérie, lorsque la nature était le seul médecin.

Un paysan croit qu’il a grêlé par hasard sur son champ ; mais le philosophe sait qu’il n’y a point de hasard, et qu’il était impossible, dans la constitution de ce monde, qu’il ne grêlât pas ce jour-là en cet endroit.

Il y a des gens qui, étant effrayés de cette vérité, en accordent la moitié, comme des débiteurs qui offrent moitié à leurs créanciers, et demandent répit pour le reste. Il y a, disent-ils, des événements nécessaires, et d’autres qui ne le sont pas. Il serait plaisant qu’une partie de ce monde fût arrangée, et que l’autre ne le fût point ; qu’une partie de ce qui arrive dût arriver, et qu’une autre partie de ce qui arrive ne dût pas arriver. Quand on y regarde de près, on voit que la doctrine contraire à celle du destin est absurde ; mais il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal ; d’autres, à ne point raisonner du tout ; d’autres, à persécuter ceux qui raisonnent[4].

Quelques-uns vous disent : Ne croyez pas au fatalisme, car alors, tout vous paraissant inévitable, vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l’indifférence, vous n’aimerez ni les richesses, ni les honneurs, ni les louanges ; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir ; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l’apathie.

Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toujours des passions et des préjugés, puisque c’est notre destinée d’être soumis aux préjugés et aux passions ; nous saurons bien qu’il ne dépend pas plus de nous d’avoir beaucoup de mérite et de grands talents que d’avoir les cheveux bien plantés et la main belle ; nous serons convaincus qu’il ne faut tirer vanité de rien, et cependant nous aurons toujours de la vanité.

J’ai nécessairement la passion d’écrire ceci ; et toi, tu as la passion de me condamner : nous sommes tous deux également sots, également les jouets de la destinée. Ta nature est de faire du mal ; la mienne est d’aimer la vérité, et de la publier malgré toi.

Le hibou, qui se nourrit de souris dans sa masure, a dit au rossignol : Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t’y dévore ; et le rossignol a répondu : Je suis né pour chanter ici, et pour me moquer de toi.

Vous me demandez ce que deviendra la liberté. Je ne vous entends pas. Je ne sais ce que c’est que cette liberté dont vous parlez ; il y a si longtemps que vous disputez sur sa nature qu’assurément vous ne la connaissez pas. Si vous voulez, ou plutôt, si vous pouvez examiner paisiblement avec moi ce que c’est, passez à la lettre L.


  1. Dictionnaire philosophique, 1764 ; et Questions sur l’Encyclopédie, 1771. (B.)
  2. Les premières lignes de cet alinéa n’existaient pas en 1764 ; on lisait alors : « Jupiter veut en vain sauver Hector ; il consulte les destinées, etc. » La nouvelle version date des Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  3. Iliade, livre XXII. (Note de Voltaire.)
  4. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique venait ici le dernier alinéa (vous me demandez) qui terminait aussi l’article. L’addition est de 1771. (B.)


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