Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/César

Éd. Garnier - Tome 18

CÉSAR[1].

On n’envisage point ici dans César le mari de tant de femmes et la femme de tant d’hommes ; le vainqueur de Pompée et des Scipions ; l’écrivain satirique qui tourne Caton en ridicule ; le voleur du trésor public qui se servit de l’argent des Romains pour asservir les Romains ; le triomphateur clément qui pardonnait aux vaincus ; le savant qui réforma le calendrier ; le tyran et le père de sa patrie, assassiné par ses amis et par son bâtard. Ce n’est qu’en qualité de descendant des pauvres barbares subjugués par lui que je considère cet homme unique.

Vous ne passez point par une seule ville de France, ou d’Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rivage d’Angleterre vers Calais, que vous ne trouviez de bonnes gens qui se vantent d’avoir eu César chez eux. Des bourgeois de Douvres sont persuadés que César a bâti leur château ; et des bourgeois de Paris croient que le grand Châtelet est un de ses beaux ouvrages. Plus d’un seigneur de paroisse en France montre une vieille tour qui lui sert de colombier, et dit que c’est César qui a pourvu au logement de ses pigeons. Chaque province dispute à sa voisine l’honneur d’être la première en date à qui César donna les étrivières : c’est par ce chemin, non, c’est par cet autre qu’il passa pour venir nous égorger, et pour caresser nos femmes et nos filles, pour nous imposer des lois par interprètes, et pour nous prendre le très-peu d’argent que nous avions.

Les Indiens sont plus sages : nous avons vu[2] qu’ils savent confusément qu’un grand brigand, nommé Alexandre, passa chez eux après d’autres brigands, et ils n’en parlent presque jamais.

Un antiquaire italien, en passant il y a quelques années par Vannes en Bretagne, fut tout émerveillé d’entendre les savants de Vannes s’enorgueillir du séjour de César dans leur ville. « Vous avez sans doute, leur dit-il, quelques monuments de ce grand homme ?

— Oui, répondit le plus notable ; nous vous montrerons l’endroit où ce héros fit pendre tout le sénat de notre province au nombre de six cents. Des ignorants, qui trouvèrent dans le chenal de Kerantrait une centaine de poutres, en 1755, avancèrent dans les journaux que c’étaient des restes d’un pont de César ; mais je leur ai prouvé, dans ma dissertation de 1756, que c’étaient les potences où ce héros avait fait attacher notre parlement. Où sont les villes en Gaule qui puissent en dire autant ? Nous avons le témoignage du grand César lui-même : il dit, dans ses Commentaires, que nous sommes inconstants, et que nous préférons la liberté à la servitude. Il nous accuse[3] d’avoir été assez insolents pour prendre des otages des Romains à qui nous en avions donné, et de n’avoir pas voulu les rendre, à moins qu’on ne nous remît les nôtres. Il nous apprit à vivre.

— Il fit fort bien, répliqua le virtuose ; son droit était incontestable. On le lui disputait pourtant : car lorsqu’il eut vaincu les Suisses émigrants, au nombre de trois cent soixante et huit mille, et qu’il n’en resta plus que cent dix mille, vous savez qu’il eut une conférence en Alsace avec Arioviste, roi germain ou allemand, et que cet Arioviste lui dit : « Je viens piller les Gaules, et je ne souffrirai pas qu’un autre que moi les pille. » Après quoi ces bons Germains, qui étaient venus pour dévaster le pays, mirent entre les mains de leurs sorcières deux chevaliers romains, ambassadeurs de César ; et ces sorcières allaient les brûler et les sacrifier à leurs dieux, lorsque César vint les délivrer par une victoire. Avouons que le droit était égal des deux côtés ; et Tacite a bien raison de donner tant d’éloges aux mœurs des anciens Allemands. »

Cette conversation fit naître une dispute assez vive entre les savants de Vannes et l’antiquaire. Plusieurs Bretons ne concevaient pas quelle était la vertu des Romains d’avoir trompé toutes les nations des Gaules l’une après l’autre, de s’être servis d’elles tour à tour pour leur propre ruine, d’en avoir massacré un quart, et d’avoir réduit les trois autres quarts en servitude.

« Ah ! rien n’est plus beau, répliqua l’antiquaire ; j’ai dans ma poche une médaille à fleur de coin, qui représente le triomphe de César au Capitole : c’est une des mieux conservées. » Il montra sa médaille. Un Breton un peu brusque la prit et la jeta dans la rivière. « Que ne puis-je, dit-il, y noyer tous ceux qui se servent de leur puissance et de leur adresse pour opprimer les autres hommes ! Rome autrefois nous trompa, nous désunit, nous massacra, nous enchaîna. Et Rome aujourd’hui dispose encore de plusieurs de nos bénéfices. Est-il possible que nous ayons été si longtemps et en tant de façons pays d’obédience ? »

Je n’ajouterai qu’un mot à la conversation de l’antiquaire italien et du Breton, c’est que Perrot d’Ablancourt, le traducteur des Commentaires de César, dans son Épître dédicatoire au grand Condé, lui dit ces propres mots : « Ne vous semble-t-il pas, monseigneur, que vous lisiez la vie d’un philosophe chrétien ! » Quel philosophe chrétien que César ! je m’étonne qu’on n’en ait pas fait un saint. Les faiseurs d’épîtres dédicatoires disent de belles choses, et fort à propos !


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Article Alexandre, page 109 du volume précédent.
  3. De Bello gallico, lib. III. (Note de Voltaire.)


Certain, certitude

César

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