Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Asmodée

Éd. Garnier - Tome 17
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ASMODÉE[1].

Aucun homme versé dans l’antiquité n’ignore que les Juifs ne connurent les anges que par les Perses et les Chaldéens, pendant la captivité. C’est là qu’ils apprirent, selon dom Calmet, qu’il y a sept anges principaux devant le trône du Seigneur. Ils y apprirent aussi les noms des diables. Celui que nous nommons Asmodée s’appelait Hashmodai, ou Chammadai. « On sait, dit Calmet[2], qu’il y a des diables de plusieurs sortes : les uns sont princes et maîtres démons, les autres subalternes et sujets. »

Comment cet Hashmodai était-il assez puissant pour tordre le cou à sept jeunes gens qui épousèrent successivement la belle Sara, native de Ragès, à quinze lieues d’Ecbatane ? Il fallait que les Mèdes fussent sept fois plus manichéens que les Perses. Le bon principe donne un mari à cette fille, et voilà le mauvais principe, cet Hashmodai, roi des démons, qui détruit sept fois de suite l’ouvrage du principe bienfaisant.

Mais Sara était juive, fille de Raguel le juif, captive dans le pays d’Ecbatane. Comment un démon mède avait-il tant de pouvoir sur des corps juifs ? C’est ce qui a fait penser qu’Asmodée-Chammadai était juif aussi ; que c’était l’ancien serpent qui avait séduit Eve ; qu’il aimait passionnément les femmes ; que tantôt il les trompait, et tantôt il tuait leurs maris par un excès d’amour et de jalousie.

En effet, le livre de Tobie nous fait entendre, dans la version grecque, qu’Asmodée était amoureux de Sara : ὄτι δαιμόνιον ϕιλεῖ αὐτὴν. C’est l’opinion de toute la savante antiquité que les génies, bons ou mauvais, avaient beaucoup de penchant pour nos filles, et les fées pour nos garçons. L’Écriture même, se proportionnant à notre faiblesse, et daignant adopter le langage vulgaire, dit en figure que « les enfants de Dieu[3], voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour femmes celles qu’ils choisirent ».

Mais l’ange Raphaël, qui conduit le jeune Tobie, lui donne une raison plus digne de son ministère, et plus capable d’éclairer celui dont il est le guide. Il lui dit que les sept maris de Sara n’ont été livrés à la cruauté d’Asmodée que parce qu’ils l’avaient épousée uniquement pour leur plaisir, comme des chevaux et des mulets. « Il faut, dit-il[4], garder la continence avec elle pendant trois jours, et prier Dieu tous deux ensemble. »

Il semble qu’avec une telle instruction on n’ait plus besoin d’aucun autre secours pour chasser Asmodée ; mais Raphaël ajoute qu’il y faut le cœur d’un poisson, grillé sur des charbons ardents. Pourquoi donc n’a-t-on pas employé depuis ce secret infaillible pour chasser le diable du corps des filles ? Pourquoi les apôtres, envoyés exprès pour chasser les démons, n’ont-ils jamais mis le cœur d’un poisson sur le gril ? Pourquoi ne se servit-on pas de cet expédient dans l’affaire de Marthe Brossier, des religieuses de Loudun, des maîtresses d’Urbain Grandier, de La Cadière et du frère Girard, et de mille autres possédées, dans le temps qu’il y avait des possédées ?

Les Grecs et les Romains, qui connaissaient tant de philtres pour se faire aimer, en avaient aussi pour guérir l’amour ; ils employaient des herbes, des racines. L’agnus castus a été fort renommé ; les modernes en ont fait prendre à de jeunes religieuses, sur lesquelles il a eu peu d’effet. Il y a longtemps qu’Apollon se plaignait à Daphné que, tout médecin qu’il était, il n’avait point encore éprouvé de simple qui guérît de l’amour.

Hei mihi ! quod nullis amor est medicabilis herbis[5].
D’un incurable amour remèdes impuissants[6].

On se servait de fumée de soufre ; mais Ovide, qui était un grand maître, déclare que cette recette est inutile.

Nec fugiat vivo sulphure victus amor[7].
Le soufre, croyez-moi, ne chasse point l’amour.

La fumée du cœur ou du foie d’un poisson fut plus efficace contre Asmodée. Le révérend P. dom Calmet en est fort en peine, et ne peut comprendre comment cette fumigation pouvait agir sur un pur esprit ; mais il pouvait se rassurer, en se souvenant que tous les anciens donnaient des corps aux anges et aux démons. C’étaient des corps très-déliés, des corps aussi légers que les petites particules qui s’élèvent d’un poisson rôti. Ces corps ressemblaient à une fumée, et la fumée d’un poisson grillé agissait sur eux par sympathie.

Non-seulement Asmodée s’enfuit ; mais Gabriel alla l’enchaîner dans la haute Égypte, où il est encore. Il demeure dans une grotte auprès de la ville de Saata ou Taata. Paul Lucas l’a vu, et lui a parlé. On coupe ce serpent par morceaux, et sur-le-champ tous les tronçons se rejoignent : il n’y paraît pas, Dom Calmet cite le témoignage de Paul Lucas : il faut bien que je le cite aussi. On croit qu’on pourra joindre la théorie de Paul Lucas avec celle des vampires, dans la première compilation que l’abbé Guyon imprimera.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  2. Dom Calmet, Dissertation sur Tobie, page 205. (Note de Voltaire.)
  3. Genèse, chapitre vi, v. 2. (Note de Voltaire.)
  4. Chapitre VI, v. 16, 17 et 18. (Id.)
  5. Ovide, Métamorphoses, liv. I, v. 523, (Id.)
  6. Racine, Phèdre, acte Ier, scène iii.
  7. De Rem., Amor., v. 260. (Note de Voltaire.)


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