Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Arrêts de mort

Éd. Garnier - Tome 17
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ARRÊTS DE MORT[1].

En lisant l’histoire, et en voyant cette suite presque jamais interrompue de calamités sans nombre, entassées sur ce globe que quelques-uns appellent le meilleur des mondes possibles, j’ai été frappé surtout de la grande quantité d’hommes considérables dans l’État, dans l’Église, dans la société, qu’on a fait mourir comme des voleurs de grand chemin. Je laisse à part les assassinats, les empoisonnements ; je ne parle que des massacres en forme juridique, faits avec loyauté et cérémonie. Je commence par les rois et les reines. L’Angleterre seule en fournit une liste assez ample. Mais pour les chanceliers, chevaliers, écuyers, il faudrait des volumes.

De tous ceux qu’on a fait périr ainsi par justice, je ne crois pas qu’il y en ait quatre dans toute l’Europe qui eussent subi leur arrêt si leur procès eût duré quelque temps de plus, ou si leurs parties adverses étaient mortes d’apoplexie pendant l’instruction.

Que la fistule eût gangrené le rectum du cardinal de Richelieu quelques mois plus tôt, les de Thou, les Cinq-Mars, et tant d’autres, étaient en liberté. Si Barnevelt avait eu pour juges autant d’arminiens que de gomaristes, il serait mort dans son lit.

Si le connétable de Luynes n’avait pas demandé la confiscation de la maréchale d’Ancre, elle n’eût pas été brûlée comme sorcière. Qu’un homme réellement criminel, un assassin, un voleur public, un empoisonneur, un parricide soit arrêté, et que son crime soit prouvé, il est certain que, dans quelque temps, et par quelques juges qu’il soit jugé, il sera un jour condamné ; mais il n’en est pas de même des hommes d’État : donnez-leur seulement d’autres juges, ou attendez que le temps ait changé les intérêts, refroidi les passions, amené d’autres sentiments, leur vie sera en sûreté.

Imaginez que la reine Élisabeth meurt d’une indigestion la veille de la condamnation de Marie Stuart : alors Marie Stuart sera sur le trône d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, au lieu de mourir par la main d’un bourreau dans un chambre tendue de noir. Que Cromwell tombe seulement malade, on se gardera bien de couper la tête à Charles Ier. Ces deux assassinats, revêtus, je ne sais comment, de la forme des lois, n’entrent guère dans la liste des injustices ordinaires. Figurez -vous des voleurs de grand chemin, qui, ayant garrotté et volé deux passants, se plairaient à nommer dans la troupe un procureur général, un président, un avocat, des conseillers, et qui, ayant signé une sentence, feraient pendre les deux passants en cérémonie : c’est ainsi que la reine d’Écosse et son petit-fils furent jugés.

Mais des jugements ordinaires, prononcés par les juges compétents contre des princes ou des hommes en place, y en a-t-il un seul qu’on eût ou exécuté, ou même rendu, si on avait eu un autre temps à choisir ? Y a-t-il un seul des condamnés, immolés sous le cardinal de Richelieu, qui n’eût été en faveur si leur procès avait été prolongé jusqu’à la régence d’Anne d’Autriche ? Le prince de Condé est arrêté sous François II ; il est jugé à mort par des commissaires ; François II meurt, et le prince de Condé redevient un homme puissant.

Ces exemples sont innombrables. Il faut surtout considérer l’esprit du temps. On a brûlé Vanini sur une accusation vague d’athéisme. S’il y avait aujourd’hui quelqu’un d’assez pédant et d’assez sot pour faire les livres de Vanini, on ne les lirait pas, et c’est tout ce qui en arriverait.

Un Espagnol passe par Genève au milieu du xvie siècle ; le Picard Jean Chauvin[2] apprend que cet Espagnol est logé dans une hôtellerie ; il se souvient que cet Espagnol a disputé contre lui sur une matière que ni l’un ni l’autre n’entendaient. Voilà mon théologien Jean Chauvin qui fait arrêter le passant, malgré toutes les lois divines et humaines, malgré le droit des gens reçu chez toutes les nations ; il le fait plonger dans un cachot, et le fait brûler à petit feu avec des fagots verts, afin que le supplice dure plus longtemps. Certainement cette manœuvre infernale ne tomberait aujourd’hui dans la tête de personne ; et si ce fou de Servet était venu dans le bon temps, il n’aurait eu rien à craindre.

Ce qu’on appelle la justice est donc aussi arbitraire que les modes. Il y a des temps d’horreur et de folie chez les hommes, comme des temps de peste ; et cette contagion a fait le tour de la terre.


  1. Nouveaux Mélanges, tome III, 1765. (B.)
  2. Plus connu sous le nom de Calvin, et qui fit brûler Servet, Voyez Essai sur les Mœurs, tome XII, page 306.


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